Menace sur le thé sri lankais bientôt imbibé de glyphosate

En janvier 2015, le gouvernement du Sri Lanka a interdit l’importation d’herbicides à base de glyphosate dans tout le pays. Une première mondiale. À l’origine de cette décision: une épidémie de maladies chroniques rénales qui continue de décimer les familles de riziculteurs de la province centrale du Nord, ainsi que je le montre dans mon film (et livreLe Roundup face à ses juges, qu’ARTE rediffuse sur son site. En septembre 2016, alors que je tournais au Sri Lanka, le ministre des plantations  avait tenté d’imposer une dérogation pour les cultures de thé, mais le président avait résisté aux pressions et maintenu l’interdiction. Le 11 juillet 2018, le gouvernement a finalement cédé au lobbying puissant des producteurs de thé et de … Monsanto. Je mets en ligne un extrait de mon livre, où je raconte le combat mené par la société civile sri-lankaise, avec à sa tête un moine bouddhiste, pour parvenir à cette interdiction, aujourd’hui partiellement levée. Gageons que l’affaire n’est pas terminée, car, d’après mes informations, la résistance est en train de s’organiser…

« Madame, le révérend Rathana vous demande de l’appeler au téléphone de toute urgence ! » Nous sommes le mardi 20 septembre 2016, à 6 heures du matin. Avec Marc Duployer et Guillaume Martin, nous arrivons d’un voyage en avion de quatorze heures qui nous a conduits de Paris à Colombo, la capitale du Sri Lanka, avec une escale à Abu Dhabi (Émirats arabes unis). Autant dire que nous ne sommes pas très frais… À peine avons-nous posé nos valises à l’hôtel Grand Oriental que son directeur me tend, d’une main, un bout de papier avec un numéro de téléphone et, de l’autre, un combiné. Une manière de dire que les souhaits du révérend Rathana sont des ordres, auxquels on ne peut se soustraire. « C’est un grand homme, me dit le directeur avec un large sourire. Ici, il est très respecté ! »

2015 : le premier pays au monde à interdire le glyphosate

Athuraliye Rathana Thero est un moine bouddhiste qui est député depuis 2004. En 2014, il avait été à la tête d’un mouvement de citoyens qui a porté à la présidence Maithripala Sirisena, un ex-ministre de la Santé d’origine paysanne. Élu le 8 janvier 2015, le nouveau président a pris aussitôt une mesure qui défraya la chronique internationale : il a déclaré l’interdiction immédiate du glyphosate dans tout le Sri Lanka, dans le but de « protéger la santé du peuple et la communauté paysanne ». Lors d’une conférence de presse, il a expliqué que « l’herbicide était responsable d’un nombre croissant de patients souffrant d’une maladie chronique rénale [affectant] 15 % de la population en âge de travailler dans les régions du Nord », et a déjà « tué 20 000 personnes ». Cette décision, qui constituait une première mondiale, était l’une des principales revendications du mouvement dirigé par le révérend Rathana pour soutenir l’élection de Maithripala Sirisena. Fervent défenseur de l’agriculture biologique, le moine avait suivi de très près le drame qui se jouait dans le secteur rizicole de la région centrale nord du Sri Lanka, regroupant les provinces d’Anuradhapura et de Polonnaruwa. C’est précisément pour cette raison que je l’avais contacté. Une interview avait été fixée le jour de mon arrivée à Colombo, à 14 heures. Mais pourquoi diable le révérend cherchait-il à me joindre aux aurores ?

« Nous devons repousser notre interview, me dit-il sur un ton péremptoire. Je veux que vous parliez dans une conférence de presse que j’organise à 14 heures. Hier Navin Dissanayake, le ministre des Plantations, a annoncé dans le journal anglophone The Sunday Times qu’il allait lever partiellement l’interdiction du glyphosate et importer 80 000 litres de Roundup pour les producteurs de thé. Il faut absolument que vous expliquiez à la presse pourquoi le glyphosate est dangereux ! Vous avez pensé à apporter les DVD de votre film Le Monde selon Monsanto que je vous ai demandés ?

– Oui, répondis-je, un peu perturbée par l’anglais assez chaotique de mon interlocuteur.

– C’est parfait ! Un DVD sera livré sur-le-champ au cabinet du Président, qui malheureusement est parti à New York pour une réunion aux Nations unies. Il pilote depuis là-bas une commission ministérielle qui va se réunir en urgence en fin de journée. Après la conférence de presse, nous projetterons votre film pour les journalistes. »

Malgré la fatigue, je n’avais pas le choix. Après une douche et un solide petit-déjeuner, j’ai donc préparé au débotté un exposé sur le glyphosate. En fin de matinée, nous sommes allés filmer des images du port de Colombo, d’où les Britanniques exportèrent du thé par cargos entiers quand ils régnaient sur l’île de Ceylan, située au sud de l’Inde et surnommée la « pépite de l’Océan indien », qui devint la « République démocratique socialiste du Sri Lanka » en 1972. « C’est dingue », dis-je à mes collègues, tandis que nous dégustions une tasse de thé noir, vanté comme l’un des « meilleurs thés du monde » : « Après le café d’Hawaii, c’est le thé de Ceylan qui est passé au Roundup. Je vais dire aux journalistes sri-lankais que cette information ne plaira pas aux consommateurs européens, si d’aventure l’interdiction était levée… »

« J’ai vu le Président la semaine dernière et il m’a confirmé l’interdiction des herbicides à base de glyphosate, a assuré le révérend Rathana lors de la conférence de presse. Le Premier ministre est d’accord avec lui. L’annonce du ministre des Plantations est donc sans fondement. Je dis clairement qu’il n’y aura plus jamais de glyphosate qui entrera au Sri Lanka ! Personne ne pourra revenir là-dessus : je ne laisserai pas faire ça jusqu’à mon dernier souffle ! Le gouvernement a décidé de protéger le pays contre les terroristes. Mais aujourd’hui, les vrais terroristes sont les entreprises chimiques qui font cent fois plus de dégâts que ceux de Prabhakaran ! »

Prononcés en cingalais, les mots du moine bouddhiste ont provoqué des réactions mitigées chez la trentaine de journalistes présents, qui ont oscillé entre l’étonnement et la réprobation polie. Il faut dire que la comparaison était osée : Velupillai Prabhakaran (1954-2009) a été longtemps l’ennemi public numéro un au Sri Lanka. Il était le chef des Tigres tamouls, organisation séparatiste qui a mené une guerre civile très violente de 1983 à 2009 pour arracher un État indépendant dans l’Est et le Nord du pays, où vivent majoritairement des Tamouls de religion hindoue – lesquels représentent 20 % de la population, estimée à 22 millions d’habitants, majoritairement bouddhistes. En vingt-cinq ans, le conflit a fait plus de 70 000 morts et quelque 140 000 disparus…

« On aime notre pays, on vit pour lui, on ne se laissera pas faire. On va demander aux experts internationaux de nous aider pour nous sortir de là ! », a conclu le révérend Rathana en m’invitant à le rejoindre à la tribune. Je ne suis pas sûre que mes confrères sri-lankais aient tout compris de mon intervention, prononcée en anglais pendant une trentaine de minutes et traduite en cingalais en à peine cinq minutes. Mais ma conclusion, qui portait sur la réticence des Européens à boire du thé présentant des résidus de glyphosate a provoqué un intérêt certain. « Vous avez bien fait de terminer votre exposé par cet argument économique, m’a dit le révérend Rathana trois heures plus tard. Avec 200 000 hectares cultivés, le Sri Lanka est le troisième producteur mondial de thé, qui représente l’une des principales sources de devises, avec le riz cultivé sur 1 200 000 hectares. Jusqu’en 2015, ces cultures absorbaient la quasi-totalité des 5 300 000 litres de glyphosate importés chaque année dans le pays. »

Nous avions rejoint le moine bouddhiste dans son monastère, situé à une trentaine de kilomètres de Colombo. L’endroit était étonnant. Le temple et la résidence des bonzes étaient construits en bordure d’un terrain vague, au cœur d’une zone industrielle où avaient poussé de manière anarchique des baraques de fortune jouxtant des immeubles en béton dont la construction était manifestement inachevée. À l’autre bout du terrain vague, un Bouddha monumental tournait le dos à un étang recouvert de nénuphars. Vêtu de sa toge orange, le révérend Rathana s’était prosterné devant la statue, puis s’était assis en position du lotus sur un tapis de sable pour réciter des mantras qui se mêlaient à la rumeur de la ville. Subitement il s’était levé pour nous faire signe de le suivre. Avec un plaisir évident, il nous avait montré le potager bio qui longeait le monastère : « Filmez-le !, avait-il quasiment ordonné. Les Occidentaux doivent comprendre que nous n’avons pas besoin de leurs produits chimiques pour cultiver nos aliments ! Notre jardin fournit tous les fruits et légumes dont ma communauté a besoin pour vivre, sans aucun pesticide ni engrais chimiques. C’est ce qu’ont fait les Sri Lankais pendant vingt-cinq siècles ! »

« En mars 2014, le gouvernement précédent de Mahinda Rajapakse avait décidé de bannir le glyphosate. Mais il est revenu un mois après sur sa décision, m’a expliqué le révérend Rathana après nous avoir conduits dans le temple où s’est déroulée l’interview. C’est pourquoi j’ai rejoint l’opposition. Nous avons créé un mouvement avec de nombreux paysans, des scientifiques et des autorités religieuses, et nous sommes parvenus à provoquer un changement de régime. C’est grâce au rejet du glyphosate que nous sommes devenus des “faiseurs de roi”, a poursuivi le moine dans un grand éclat de rire. Je suis fier de dire que nous sommes des pionniers ! Le Sri Lanka est un petit pays, mais nous avons donné l’exemple au reste du monde. Monsanto suit de très près ce qui se passe chez nous, parce qu’ils savent que d’autres pays peuvent nous suivre !

– Est-ce que le ministre des Plantations a reçu des pressions de Monsanto ?, ai-je demandé.

– Je ne sais pas, m’a répondu le moine. Le ministre est très proche de l’association des producteurs de thé, elle-même très liée au secteur de l’agrobusiness. Leur argument est que l’interdiction du glyphosate va provoquer une baisse des rendements, car le désherbage manuel des plantations nécessite quatre fois plus de travail que l’application de deux litres de Roundup par hectare deux fois par an. Depuis l’interdiction, Monsanto soutient des campagnes relayées par la presse, comme récemment une pétition signée par huit cents titulaires d’un doctorat (dont des membres de l’Académie nationale des sciences), qui disait : “Nous avons besoin du glyphosate.” La publication de ce texte en pleine page a coûté très cher. C’est irresponsable quand on connaît le désastre que le glyphosate cause dans notre communauté paysanne, principalement dans les familles de riziculteurs où la maladie et la mort sont en train de décimer toute une région. Allez voir ! Il faut que le monde connaisse ce crime qui menace l’avenir de nos enfants ! »