Conférence inaugurale du colloque médical suisse Quadrimed

Voici le texte de la conférence inaugurale que j’ai tenue pour l’ouverture de la 33ème édition du colloque médical suisse Quadrimed, organisée à Crans Montana du 30 janvier au 2 février. 500 médecins ont assisté à la conférence qui s’est terminée par une ovation de plusieurs minutes.

Photos: Dr. Jean-George Frey.

« Je suis très honorée d’ouvrir ce colloque dédié aux médecins et personnels de santé suisses. J’ai fondé mon intervention sur mon film et livre « Notre poison quotidien » qui ont fait la Une de cinq magazines français en 2011, dont Usine nouvelle qui avait titré « le livre qui empoisonne l’industrie chimique ». Publié en aux Etats-Unis, le livre a été reconnu comme « l’un des livres les plus importants de l’année » par le prestigieux Kirkus review. Pour cette investigation, j’ai étudié exclusivement les produits chimiques qui contaminent la chaîne alimentaire, du champ du paysan (pesticides) à l’assiette du consommateur (additifs alimentaires et plastiques).

C’était la première fois qu’une investigation essayait de répondre à deux questions jusqu’alors ignorées :

-Comment sont réglementés les quelque 100 000 produits chimiques qui ont envahi notre environnement et nos assiettes depuis la fin de la seconde guerre mondiale ?

-Y-a-t-il un lien entre l’exposition à ces substances chimiques et l’augmentation du taux d’incidence des cancers, maladies neurodégénératives, troubles de la reproduction, diabète et obésité que l’on constate notamment dans les pays industrialisés, au point qu’en 2006 l’OMS a tiré la sonnette d’alarme en demandant que soit mise en place une stratégie pour « contrôler » ce qu’elle appelle « une épidémie de maladies chroniques évitables ».

L’« épidémie » a fait l’objet en 2008 d’une expertise collective de l’Inserm – l’Institut national de la santé et de la recherche médicale en France. Dans leur rapport de 900 pages, les 33 experts constatent : « Si l’on tient compte des changements démographiques, à savoir l’augmentation et le vieillissement de la population française, au cours des vingt dernières années, le taux d’incidence du cancer a augmenté de 35 % chez l’homme et de 43 % chez la femme ».

Pour le cancer du sein, une femme née en 1953 a trois fois plus de « chance » d’avoir un cancer du sein que femme née en 1913. Pour le cancer de la prostate, un homme né en 1953 a douze fois plus de « chance » qu’un homme né en 1913
Pour le cancer de l’enfant, le taux d’incidence du cancer augmente  de 1, 5 % par an (cancer du cerveau et leucémie). Le cancer est la  2ème cause de mortalité chez les enfants entre 1 et 14 ans, après les accidents domestiques.

Pour un nombre croissant d’experts, la cause principale de cette évolution, c’est la pollution environnementale. C’est ce qu’a montré en 2000 une étude suédoise qui a examiné la situation médicale de 44 788 paires de jumeaux monozygotes enregistrés en Suède, au Danemark et en Finlande, pour évaluer les risques concernant vingt-huit sites de cancer. En effet, écrivent les auteurs« si le cancer était une maladie purement génétique, les vrais jumeaux feraient les mêmes types de cancer », or « c’est loin d’être le cas ». La conclusion est sans appel : « Les facteurs génétiques héréditaires contribuent de façon minoritaire à la susceptibilité pour la plupart des néoplasmes. » En revanche, les facteurs environnementaux, comme l’exposition aux produits chimiques,  jouent un rôle prépondérant.

C’est ainsi qu’en France la maladie de Parkinson a été reconnue comme maladie professionnelle agricole en 2012, et le lymphome non hodgkinien en 2015.

Si le but du système de réglementation des produits chimiques est de protéger les citoyens, force est de reconnaître que c’est un échec !

L’INEFFICACITÉ DU SYSTÈME DE RÉGLEMENTATION

Comment a été élaboré ce système de réglementation et sur quelles bases scientifiques repose-t-il ? Après une longue enquête j’ai découvert que la paternité est communément accordée à René Truhaut, (1909-1994), qui fut titulaire de la chaire de toxicologie de la faculté de Paris et est considéré comme l’un des pionniers de la cancérologie française. Dans les années 1950, il s’est ému de la présence de molécules chimiques non testées dans la chaîne alimentaire. J’ai retrouvé une archive où René Truhaut exprime clairement son inquiétude.

Le maître de René Truhaut est Paracelse, le médecin suisse du XVI ème siècle à qui on doit la fameuse phrase : « Tout peut être poison: c’est la dose qui fait la différence entre un poison et un remède », plus connue sous sa version courte : « c’est la dose qui fait le poison ». C’est ainsi que le toxicologue français proposa à l’OMS de développer une norme baptisée  la « Dose Journalière Admissible » ou « Acceptable » (DJA) qui fut d’abord adoptée en 1961 pour les additifs alimentaires et en 1963 pour les résidus de pesticides. Voici la définition qu’en donne René Truhaut : « La DJA est la quantité d’additif alimentaire qui peut être ingérée quotidiennement , et pendant toute une vie, sans aucun risque ». En d’autres termes, la DJA désigne la dose de poison chimique qu’on est censé pouvoir ingérer quotidiennement sans tomber malades.  J’ai coutume d’ajouter : sans tomber « raides morts ». Et je dis bien « poison », car s’il ne s’agissait pas d’un poison, il n’y aurait nul besoin de développer ce genre de norme.

Dans les documents que j’ai retrouvés à l’OMS, l’« initiateur du concept de la DJA », comme il se présente lui-même, ne dit rien sur les travaux qui ont inspiré son invention ni sur les études qu’il aurait pu réaliser pour la nourrir. Il se contente de dresser une chronologie des réunions  qui ont conduit les experts de l’OMS et de la FAO à adopter sa proposition.   Sincèrement soucieux des risques pour la santé publique liés à la présence de produits chimiques dans l’alimentation, René Truhaut exprime certes une préoccupation, très rare à l’époque, sur ce qu’il appelle les « risques du progrès ». Pour autant, il n’entend aucunement remettre en cause l’idée que ces innovations auraient une « utilité technologique » : il ne s’agit pas pour lui de demander l’interdiction pure et simple de substances toxiques, voire cancérigènes « ajoutées intentionnellement à la nourriture » dans le seul intérêt économique des fabricants, mais de gérer au mieux le risque qu’elles engendrent pour le consommateur, en essayant de le réduire au minimum.

Pour que chacun comprenne comment la fameuse DJA est fixée, je laisse la parole à Diane Benford  chef de l’évaluation du risque chimique à l’agence des standards alimentaires du Royaume Uni.

Le malaise de la Britannique est palpable, car, comme l’écrit lui-même René Truhaut dans un texte de 1991, avec une étonnante franchise, la DJA est un concept « un peu flou ». A commencer par la NOAEL, mot à mot « no observed adverse effect level », la « dose sans effet toxique observé », ou encore le facteur de sécurité de 100, qui fut adopté au doigt mouillé. C’est ce qu’a rapporté Bob Shipman, un expert de la Food and Drug Administration (FDA) dans une conférence où il évoqua la « méthode BOGSAT », pour « a bunch of guys sitting around the table (une bande de mecs assis autour de la table).C’est aussi ce qu’a confirmé René Truhaut en personne dans un article de 1973, où il admet que le facteur de sécurité de 100 était quelque peu « arbitraire ». Dans un document qu’elle a rédigé à destination des industriels, Diane Benford admet aussi que le facteur de sécurité de 100 est une « convention », fondée sur une « décision arbitraire ». Au passage, la Britannique souligne que la principale source « de variation et d’incertitude » du processus d’évaluation réside dans la différence qui existe entre des animaux de laboratoire élevés dans des conditions d’hygiène maximales et exposés à une seule molécule chimique, et la population humaine qui présente une grande variabilité (génétique, maladies, facteurs de risque, âge, sexe, etc.) et est soumise à de multiples expositions.

Pour dire les choses clairement : la DJA est un « bricolage », pour reprendre les termes de Erik Millstone, philosophe et historien des sciences à l’Université du Sussex: « La DJA a l’apparence d’un outil scientifique, parce qu’elle est exprimée en milligramme de produit par kilo de poids corporel, une unité qui a le mérite de rassurer les politiques, car elle a l’air très sérieuse, m’a-t-il expliqué, mais ce n’est pas un concept scientifique ! D’abord, parce que ce n’est pas une valeur qui caractérise l’étendue du risque mais son acceptabilité. Or l’ “acceptabilité” est une notion essentiellement sociale, normative, politique ou commerciale. “Acceptable”, mais pour qui ? Et derrière la notion d’acceptabilité il y a toujours la question : est ce que le risque est acceptable au regard d’un bénéfice supposé ? Or, ceux qui profitent de l’utilisation des produits chimiques sont toujours les entreprises et pas les consommateurs. Donc ce sont les consommateurs qui prennent le risque et les entreprises qui reçoivent le bénéfice. » Fin de citation.

Mais le « bricolage » ne s’arrête pas là ! A quoi sert la DJA, si on ne tient pas compte du niveau de résidus de pesticides que l’on trouve sur les fruits et légumes traités? Un exemple : le glyphosate, l’herbicide le plus vendu au monde, qui a une DJA de 0,5 mg/kg de poids corporel et que  l’on est susceptible de retrouver sur 378 aliments, d’après les données de l’Union européenne. Comment s’assurer que le consommateur n’atteindra pas sa dose journalière acceptable de glyphosate en mangeant des lentilles, des pommes de terre et des oignons ?

Pour répondre à cette question délicate, les experts ont inventé un second concept celui de LMR, qui signifie « Limite Maximale de Résidus ».

Je laisse la parole à Herman Fontier, le chef de l’Unité pesticides de l’EFSA, l’autorité européenne pour la sécurité des aliments, qui franchement ne m’a pas rassurée…

 

LES ETUDES DOUTEUSES DE L’INDUSTRIE

La DJA et les LMR sont les deux piliers du processus de réglementation des produits chimiques. Leur fondement est tout sauf scientifique, ce qui représente le premier problème. Ensuite, leur mode de calcul repose sur des études fournies par les industriels, ce qui représente un deuxième problème. Il faut savoir, en effet, que les données toxicologiques fournies par les industriels aux agences de réglementation sont secrètes, car couvertes par le secret commercial. De plus, elles ne sont jamais publiées dans les revues scientifiques à comité de lecture. Autant dire que l’opacité et la non transparence sont la règle !

C’est ce que j’ai découvert lors de ma visite au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) qui dépend de l’OMS et est chargé d’évaluer le potentiel cancérigène des produits chimiques. Or, pour faire ses monographies, le CIRC se fonde uniquement sur des études publiées. Si les études ne sont pas publiées, l’évaluation n’est pas possible, ce qui permet aux industriels de dire que leurs produits ne posent pas de problème ! C’est ce que m’a expliqué l’épidémiologiste américain Vincent Cogliano, qui dirigeait alors les monographies du CIRC.

Bel aveu!

En fait, quand  le CIRC peut enfin évaluer un pesticide, c’est que les dégâts  sanitaires ou environnementaux qu’il a causés sont déjà considérables. Ce fut le cas du DDT. C’est précisément parce que les inquiétudes concernant l’impact de cet insecticide ne cessaient d’augmenter que des laboratoires indépendants ont décidé de réaliser des études qui furent publiées, ce qui a permis au CIRC de l’évaluer. Même chose pour le glyphosate qui fut classé comme « cancérigène probable pour les humains » en 2015. La classification du CIRC ne reposait pas sur les études toxicologiques fournies par Monsanto pour établir la DJA ou les LMR, car elles étaient couvertes par le secret commercial.

D’ailleurs, il est courant que les normes fixées soient changées sur simple demande des industriels, la preuve , s’il en était besoin, que la DJA et les LMR sont une mascarade. Ainsi que je l’ai révélé dans mon livre Le Roundup face à ses juges, la LMR du glyphosate pour les lentilles a été multipliée par 50 (en passant de 0,2 mg/kg à 10 mg) sur simple courrier de Monsanto à l’EFSA qui a obtempéré !

Par ailleurs, les industriels de la chimie ont développé de multiples techniques pour cacher ou minimiser la toxicité de leurs produits.  C’est ce que l’épidémiologiste américain, David Michaels, appelle « la fabrique du doute ». Dans un ouvrage très documenté, il raconte qu’au début des années 1960, l’industrie chimique s’est inspirée des méthodes de l’industrie du tabac pour maintenir l’illusion d’un débat scientifique en finançant des études biaisées destinées à semer le doute chez les agences de réglementation mais aussi dans l’opinion publique. David Michaels qui fut nommé par Barak Obama à la tête de l’OSHA, l’agence américaine chargée de la sécurité au travail, décrit les multiples « tricks » (trucs) qui permettent cet enfumage : comme l’effet dilution  qui consiste à mélanger des personnes exposées à la substance étudiée et des personnes non exposées. C’est ce qu’avait fait Monsanto lors d’une étude conduite sur le 2,4,5,T, un herbicide qui était l’un des composants de l’agent orange, et qui avait la caractéristique de produire de la dioxine, lors de son processus de fabrication. Pour dénigrer les propriétés cancérigènes de la dioxine  et donc éviter de payer des réparations aux vétérans de la guerre du Vietnâm, un scientifique payé par Monsanto avait mélangé dans son étude des ouvriers exposés à la dioxine, lors d’un accident survenu dans une usine de Virginie, à des ouvriers non exposés. Résultat: il y avait autant de cancers dans le groupe exposé que dans le groupe témoin, donc, circuler il n’y a rien à voir. J’ai révélé cette manipulation dans mon livre et film Le monde selon Monsanto.

Malheureusement, de nombreux scientifiques n’hésitent pas à se prêter à ce genre d’exercice en travaillant dans des laboratoires privés qui pratiquent ce qu’on appelle la « defense research », la« recherche défensive », à savoir la science conçue dans le seul but de défendre les produits des industriels. C’est ce que m’ont raconté Michael Thun, qui fut vice-président de la société américaine du cancer et Peter Infante, un épidémiologiste américain qui a fait toute sa carrière à l’OSHA, et qui dénonce le rôle néfaste des « mercenaires de la science » ou plus crûment la « science prostituée ».

Je vais citer brièvement plusieurs techniques récurrentes, utilisée par les industriels pour cacher la toxicité de leurs produits,  qui expliquent l’inefficacité du système de réglementation des poisons chimiques :

  • Conflits d’intérêt

Malheureusement les agences de réglementation n’exigent pas la publication des conflits d’intérêt des auteurs qui ont réalisé les études qu’elles évaluent. Elles acceptent aussi des études non publiées, et même de simples résumés de données.

Par ailleurs, jusqu’en 2000, les conflits d’intérêt des auteurs des publications scientifiques n’étaient pas non plus publiés. Depuis 2001, 13 revues scientifiques de renom (The Lancet, JAMA) l’exigent mais il y a peu de contrôles.

Pourtant, cette exigence n’est pas anodine : des chercheurs  ont comparé les études  conduites sur l’aspartame ou le bisphénol A. Ils ont constaté que 100% des études conduites par l’industrie étaient favorables à ces deux produits, tandis que la majorité des études conduites par des laboratoires indépendants concluaient à des effets nocifs. C’est ce qu’on appelle le « funding effect », c’est-à-dire l’effet du financement sur les résultats scientifiques. En d’autres termes: dis-moi qui te finance, et je te dirais quels sont tes résultats…

Le Lobbying

Dawn Forsythe, qui a dirigé jusqu’à la fin 1996 le département des affaires gouvernementales de la filiale américaine de Sandoz Agro, un fabricant suisse de pesticides, m’a raconté que sa mission consistait à créer des « groupes pro-pesticides », c’est-à-dire des associations de paille dans les 50 états de l’Union. Les représentants de ces « groupes » – des universitaires ou de simples citoyens- dûment payés étaient chargés de répondre à la presse, dès qu’un problème surgissait.

Le « Ghost writing »  ou la technique des « auteurs fantômes ».

Ainsi que je l’ai raconté dans mon livre Le Roundup face à ses juges, les  Monsanto Papers ont révélé cette technique développée par la multinationale américaine dans l’affaire du glyphosate. Elle consiste à demander à un universitaire renommé de mettre son nom sur une étude préparée par Monsanto, contre rémunération.

Les  « revolving doors » ou portes tournantes. La firme Monsanto est championne de cette pratique : dans mon livre Le monde selon Monsanto, j’ai montré qu’une centaine de cadres de Monsanto avaient occupé des postes à la FDA ou à l’EPA, l’agence de protection de l’environnement, et vice versa.

La collusion entre l’industrie et les agences de réglementation

Les Monsanto papers ont aussi révélé les liens étroits entre Jess Rowland  qui dirigeait le processus de révision du glyphosate et Monsanto. Dans un courriel déclassifié, la toxicologue Marion Copley accuse son chef d’ « intimider le personnel  afin de modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie ».

Dans le dossier du glyphosate toujours : une ONG autrichienne a montré que le rapport remis par l’EFSA à l’Union européenne pour prolonger l’autorisation de commercialiser les herbicides à base de glyphosate était un copié-collé d’un document secret transmis par Monsanto !

LA SPÉCIFICITÉ DES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS

Comme on vient de le voir, le système de réglementation des produits chimiques qui contaminent notre environnement et notre assiette est un outil de politique publique qui vise à protéger non pas les citoyens, mais les industriels et les autorités, qui ont besoin de normes, pour se couvrir, au cas où surgirait un problème.

De plus, il est totalement inadapté pour des molécules chimiques qu’on appelle les « perturbateurs endocriniens ».

Quand mon livre et film Notre poison quotidien sont sortis en 2011, rares étaient ceux qui avaient entendu parler des perturbateurs endocriniens, dont la spécificité était complètement ignorée par les experts des agences de réglementation. Le concept a été défini par la zoologue américaine Théo Colborn qui en 1987 reçut la mission de dresser un bilan écologique des grands lacs.  Elle a consulté mille études et a découvert que les bélugas du golfe de Saint Laurent souffraient de cancers et de malformations congénitales ; ou que dans les lacs Ontario ou du Michigan les nids des goélands argentés étaient occupés par deux femelles (elle les a surnommés les « goélands gays », puis que les panthères mâles de Floride étaient féminisées ou encore que les crocodiles de Floride présentaient de graves malformations congénitales qui réduisaient considérablement leur fertilité.

C’est ainsi qu’elle réunit à Wingspread en 1991 une vingtaine de scientifiques internationaux qui constataient les mêmes anormalités dans la faune. C’est lors de cette conférence pionnière qu’a été forgé le concept de « perturbateur endocrinien », ainsi qu’elle me l’a raconté.

 

Parmi les scientifiques réunis à Wingspread il y avait Niels Skakkebaek de l’hôpital universitaire de Copenhague. Il a  analysé soixante et un articles publiés de 1938 à 1990, concernant un total de 14 947 hommes fertiles ou en bonne santé, issus de tous les continents, et a mis en évidence une décroissance régulière de la production spermatique au cours du temps. En effet, alors que les études de 1938 rapportaient une concentration moyenne de 113 millions de spermatozoïdes par millilitre de sperme, celles de 1990 faisaient état d’une concentration moyenne de 66 millions par millilitre. En clair : la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat a baissé de moitié en moins de cinquante ans !

Il y avait aussi Ana Soto et Carlos Sonnenchein, chercheurs à l’université Tuft de Boston, qui ont découvert fortuitement les effets toxiques des perturbateurs endocriniens contenus dans les plastiques.

La caractéristique des perturbateurs endocriniens c’est qu’ils agissent à de très faibles doses, et que le fameux principe de Paracelse – « c’est la dose qui fait le poison » ne fonctionne pas pour eux.

Dans les années 1960 , l’affaire de la thalidomide avait déjà éveillé l’attention des scientifiques car elle faisait voler en éclat le dogme de la « barrière du placenta », censée protéger  les fœtus contre les effets nocifs de substances qui contaminaient le corps de leurs mères.

En 1962, les journaux du monde entier firent leur une avec des images d’enfants atteints d’ atroces anomalies des membres. La maladie fut baptisée « phocomélie », car tels des phoques, les victimes avaient les mains attachées directement au tronc. Les malformations s’accompagnaient parfois de surdité, de cécité et d’autisme, de dégâts cérébraux et de troubles épileptiques. Le coupable : la thalidomide, un médicament allemand prescrit contre les nausées matinales des femmes enceintes. En cinq ans, la drogue a déformé 8 000 enfants.

Les chercheurs découvrent que certains bébés exposés ont été épargnés, alors que leurs mères avaient pris la funeste pilule sur une longue période ; à l’inverse, d’autres sont affreusement mutilés, alors que leurs mères n’ont pris le médicament qu’une seule fois. Les scientifiques comprennent que l’impact tératogène « dépend du moment où est prise la drogue, et non pas de la dose». Les mères qui ont pris le médicament – fût-ce une ou deux pilules – entre la cinquième et la huitième semaine de grossesse ont mis au monde des enfants aux membres mutilés, parce que c’était précisément le moment où se forment les bras et les jambes du fœtus.

Cette caractéristique des perturbateurs endocriniens – ce n’est pas la dose qui fait le poison mais le moment de l’exposition in utero– fut confirmée par une autre affaire : celle du distilbène. Le DES est la première hormone de synthèse fabriquée intentionnellement par Charlie Dodds qui est aussi l’inventeur du Bisphénol A. Il a été prescrit à des millions de femmes pour prévenir les fausses couches  de la fin des années 1940 jusqu’à 1975. Il constitue aujourd’hui « le modèle des agents environnementaux ayant un potentiel oestrogénique », comme me l’a expliqué John McLachlan, directeur de recherche à l’Université de Tulane, qui travaille sur le DES depuis plus de quarante ans. Il a constaté les mêmes effets de la molécule sur les animaux de laboratoire exposés à de faibles doses in utero que sur les filles et petites filles des mères qui avaient pris le médicament : cancers de l’utérus et du vagin et troubles de l’appareil génital, comme l’adénose cervico-vaginale, infertilité ; chez les garçons, prévalence accrue de cryptorchidie, hypospadias, cancer des testicules et une faible concentration de spermatozoïdes.

Lors d’un colloque sur l’environnement et les hormones organisé à La Nouvelle Orléans en octobre 2009, John McLachlan a révélé que les effets du DES étaient transgénérationnels, puisqu’on les retrouvait sur quatre générations, chez les animaux de laboratoire et chez les humains. Il a expliqué que l’affaire du distilbène était une illustration de ce qu’il appelle « l’origine fœtale des maladies de l’adulte ».

Lors de ce colloque, Retha Newbold, biologiste dans le département toxicologie du NIEHS – L’Institut américain des sciences de la santé environnementale- a révélé que les perturbateurs endocriniens – comme le Bisphénol A, le distilbène, les phtalates ou le PFOA des poêles antiadhésives- étaient des molécules obésogènes, qui provoquent l’obésité chez les enfants exposés in utero à de très faibles doses, à un moment crucial de l’organogénèse.

Des centaines d’études réalisées par des laboratoires indépendants ont montré aussi que le mode d’action des hormones de synthèse invalide totalement le système de réglementation des produits chimiques, fondé sur le principe de « la dose fait le poison ». En effet, les effets des perturbateurs endocriniens peuvent être beaucoup plus importants à de très faibles doses qu’à fortes doses, quand ils se substituent aux hormones naturelles dans les premières semaines de la grossesse.

De plus, les effets des perturbateurs endocriniens peuvent se démultiplier car ils agissent en synergie avec d’autres molécules similaires. C’est ce qu’on appelle « l’effet cocktail ».

Pour mon enquête, j’ai rencontré plusieurs chercheurs qui travaillent sur l’effet cocktail, comme Tyrone Hayes, un spécialiste des batraciens de l’Université de Berkeley, ou Andreas Kortenkamp, qui dirige le centre de toxicologie de l’université de médecine de Londres. Il est l’ auteur d’un rapport sur le cancer du sein qu’il a présenté aux députés européens, en avril 2008. Pour lui, l’augmentation permanente du taux d’incidence de ce cancer, qui frappe aujourd’hui une femme sur huit dans les pays industrialisés et représente la première cause de mort par cancer des femmes de 34-54 ans, est due principalement aux perturbateurs endocriniens.

C’est aussi l’avis de Ulla Hass, une toxicologue qui travaille à l’Institut danois de la recherche alimentaire et vétérinaire, situé à Copenhague ou de Linda Birnbaum, directrice du prestigieux NIEHS.

Le concept de « charge chimique corporelle » a été créé au début des années 2000 par le Center for Disease Control d’Atlanta, l’organisme chargé de la veille sanitaire aux États-Unis. Le CDC conduisit alors le premier programme de « biomonitoring » du monde, consistant à mesurer les résidus de plus de 200 produits chimiques dans les urines et le sang de plus de 2000 volontaires américains.

Les résultats furent malheureusement sans surprise : des traces de phtalates, de bisphénol A, de retardateurs de flammes bromés (utilisés dans les meubles, tapis ou équipements électriques), de PCB, de pesticides (DDT, lindane, glyphosate), de muscs synthétiques (présents dans les déodorants d’intérieur, les détergents, les cosmétiques), de PFOA (poêles Téfal) et de triclosan (utilisé dans certains dentifrices) furent retrouvés dans la majorité des prélèvements.

Or, le système de réglementation actuel ne tient pas compte de cette « soupe chimique » qui a envahi nos corps, en se contentant d’évaluer – très mal- les effets potentiels de chaque molécule prise séparément, en ignorant qu’à la différence des pauvres rats de laboratoire,  dans la vraie vie nous ne sommes jamais exposés à un seul produit, mais à une multitude qui peuvent interagir.

RECOMMANDATIONS

Les conditions de production des études et le processus de leur évaluation par les agences de réglementation sont hautement problématiques. Il appartient aux pouvoirs publics d’exiger une refonte du processus d’évaluation, sans quoi « l’épidémie de maladies chroniques évitables » , pointée par l’OMS, se poursuivra ».

Voici les recommandations faites pour tous ceux et celles (scientifiques indépendants, ONG) qui ont véritablement le souci de l’intérêt général et de la santé publique:

  • Mettre fin au secret commercial qui couvre les données des études toxicologiques remises aux agences de réglementation
  • Exiger la publication des études toxicologiques dans les journaux scientifiques. Les agences de réglementation ne devraient prendre en compte que les études publiées, comme le fait le CIRC.
  • Assurer plus de transparence dans le processus d’évaluation : l’EFSA devrait s’inspirer du CIRC: l’identité des auteurs qui rédigent les rapports doivent être communiquées, ainsi que leurs éventuels conflits d’intérêt.
  • Présence d’observateurs (ONG) lors des séances d’évaluation + libre accès aux données toxicologiques.
  • Respecter la réglementation européenne : si une au moins deux études indépendantes montrent qu’un produit est cancérigène, mutagène, tératogène ou un perturbateur endocrinien, il doit être interdit.
  • Appliquer le principe de précaution
  • Rétablir la charge de la preuve : c’est aux industriels de montrer que leurs produits sont inoffensifs et pas aux victimes de montrer qu’ils sont toxiques
  • Revoir les programmes de formation médicale, en créant une chaire de  santé environnementale.
  • Demander l’interdiction des perturbateurs endocriniens, comme la France l’a fait pour le Bisphénol A dans les récipients alimentaires.
  • Lancer une grande campagne d’information sur les effets des perturbateurs endocriniens à destination des adolescents et des jeunes en âge de procréer, mais aussi des médecins.
  • Organiser des études annuelles de biomonitoring dans tous les pays européens
  • Encourager la transition de l’agriculture vers l’agroécologie et l’agriculture biologique, car les pesticides empoisonnent nos champs, l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, et nos aliments.

En 2012, j’ai réalisé une nouvelle enquête – un film et un livre- intitulés Les moissons du futur, pour répondre à cette question : peut-on nourrir le monde sans pesticides ? Aux industriels qui prétendent le contraire, je dis qu’aujourd’hui on ne nourrit pas le monde avec les pesticides ! 900 millions de personnes souffrent de malnutrition, tandis qu’1,4 milliard souffrent d’obésité. Pour mon enquête, j’ai travaillé étroitement avec Olivier de Schutter, qui était alors rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. En 2011, il a présenté un rapport à Genève sur la nécessité de changer de paradigme agricole, en promouvant l’agro-écologie. Je l’ai accompagné au Mexique, où l’association des pédiatres lui a expliqué que de plus en plus d’enfants souffraient en même temps de malnutrition et d’obésité. C’est la conséquence d’un modèle agro-alimentaire, truffé de produits chimiques, tératogènes, obésogènes, ou cancérogènes. Une étude publiée en 2009 par le parlement européen a révélé que si on interdisait en Europe les seuls pesticides cancérigènes, on économiserait 26 milliards d’Euros par an. De son côté, David Pimentel de l’Université Cornell a estimé, dès 1992, que le coût environnemental et sanitaire de l’usage des pesticides aux Etats Unis s’élevait à dix milliards de dollar. Depuis, la facture s’est envolée.

La bonne nouvelle c’est que les solutions existent comme le montre mon film et livre Les moissons du futur !

Médevieille au placard!

Le sénateur Pierre Médevieille (UDI), vice-président de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a donné une interview à La Dépêche, où il révèle les grands lignes du rapport sur « l »indépendance et l’objectivité des agences sanitaires »qui sera présenté ce jeudi, dans lequel 14 pages (sur 165) sont consacrées au glyphosate.  J’ai déjà réagi brièvement, lundi, à cet entretien dans l’Instant M de Sonia Devillers, mais je voudrais revenir plus précisément sur quatre énormités que dit le sénateur de Haute-Garonne. J’ai noté que devant la polémique que ses propos ont suscitée, le pharmacien a accusé La Dépêche de « malhonnêteté », mais l’interview ayant été enregistrée, j’ai décidé d’ignorer cette accusation.

 » Je rappelle que le glyphosate a été décrété cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon, en contradiction avec les études menées par l’ Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) dont le président a affirmé que le glyphosate a été surclassé au rang de substance cancérogène sous la pression médiatique« .

Voici ce qu’on appelle une réécriture de l’histoire! Si Roger Genêt, directeur de l’ANSES a vraiment tenu ces propos, alors j’affirme qu’il ment! En effet, lorsque, le 20 mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé, a publié son avis sur le glyphosate, personne ne s’y attendait et il n’y avait AUCUNE, mais vraiment AUCUNE « pression médiatique« ! Ce n’est que cinq jours plus tard que Stéphane Foucart, journaliste au Monde, a publié le premier d’une longue série d’articles sur l’herbicide phare de Monsanto.

« Après avoir beaucoup travaillé avec les agences scientifiques sur ce produit, j’affirme que si le glyphosate a certainement beaucoup de défauts, aucune étude scientifique ne prouve formellement sa cancérogénicité ni en France, ni en Europe, ni dans le monde ».

Ben voyons! Pour classer le glyphosate « cancérigène probable pour les humains« , les dix-sept experts du CIRC ont analysé un millier d’études sur le glyphosate publiées dans des revues scientifiques. Ils en ont retenu 250, en raison de leur qualité. Ils en ont conclu que pour certains types de cancer, comme le lymphome non-hodgkinien, les données scientifiques sur les animaux et les humains étaient suffisamment « solides » pour placer l’herbicide dans la catégorie 2A, « cancérigène probable pour les humains« . Par ailleurs, au moins deux études réalisées par un laboratoire privé pour le compte de Monsanto et transmises à l’agence de protection de l’environnement (EPA) dans le but d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate, montrent que la molécule est cancérigène: une étude de 1981 sur des rats montre que l’herbicide provoque des cancers des testicules et de la thyroïde; une autre de 1983 réalisée sur des souris montre qu’il provoque des cancers du rein. Les résultats de cette dernière étude étaient si troublants que l’EPA a décidé de classer le glyphosate comme « cancérigène possible pour les humains » (Groupe C) en 1985. Ce qui a provoqué l’ire de la multinationale, laquelle s’est empressée de payer un scientifique pour minimiser les résultats de cette étude. Comme par « miracle », ainsi que je l’explique dans mon livre Le Roundup face à ses juges, l’EPA a revu sa position pour finalement placer l’herbicide dans le Groupe E, malgré le désaccord de plusieurs experts de l’agence, qui ont refusé de signer l’avis.

« Je sais que des «pisseurs volontaires» saisissent les tribunaux au prétexte qu’ils ont découvert des traces de glyphosate dans leurs urines. Savent-ils, comme les magistrats, que cette molécule est ajoutée à nos lessives pour nettoyer les canalisations ? »

Alors là, le sénateur frise tout simplement le ridicule! Explication: quand le glyphosate est épandu dans les champs, une partie se dégrade en AMPA, son principal métabolite. Or, l’AMPA est aussi un métabolite des phosphonates qui, en 2004,  ont remplacé les phosphates dans la composition des lessives. Quand on retrouve de l’AMPA dans les eaux des rivières, une partie peut effectivement provenir des lessives, non pas parce qu’on « met du glyphosate dans les lessives pour nettoyer les canalisations » (!!!), mais en raison des phosphonates. Il n’en reste pas moins qu’une partie de l’AMPA retrouvé dans les rivières provient aussi du glyphosate, qui est, par ailleurs, l’un des principaux polluants des eaux de surface et souterraines (en plus de l’AMPA). Enfin, quand les « pisseurs volontaires » donnent leurs urines, pour mesurer leur degré de contamination par le glyphosate, c’est bien le glyphosate (et pas l’AMPA) qui est recherché grâce au test Elisa. Celui-ci permet de détecter de faibles taux de l’herbicide (0,05 μg par litre d’urine).

« A la question : Le glyphosate est-il cancérogène, la réponse est non ! Il est moins cancérogène que la charcuterie ou la viande rouge qui ne sont pas interdites. »

Là le sénateur UDI ne s’est pas foulé: il s’est contenté de reprendre un « élément de langage » fourni par l’agence Fleischmann-Hillard aux journalistes que je cite mot à mot: « Récemment, le CIRC a classé la viande rouge comme « probablement cancérigène » et la viande transformée (jambon, charcuterie) comme cancérigène. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas manger ces aliments. En effet, le CIRC n’a pas pris en compte les données d’exposition à ces aliments et n’a pas calculé le risque. »

Notons au passage que l' »élément de langage » contient une erreur: pour établir son avis sur les viandes rouges et transformées, le  CIRC a bien évalué le risque, sinon il n’aurait pu émettre son avis! Si, d’après notre brillant sénateur/pharmacien, tout n’est finalement qu’une question de quantité, je l’invite donc à boire un petit verre de glyphosate pour accompagner son plat de charcuterie!

Je précise que l’agence Fleischmann-Hillard est l’agence qui a fiché 200 personnalités dans le fameux « fichier Monsanto ». J’en faisais partie, avec cette mention: « Strong opponent. Made Le monde selon Monsanto ». Quelle perspicacité! Récemment un confrère d’Europe 1 m’a demandé si j’allais porter plainte contre Bayer-Monsanto. À dire vrai, j’ai plutôt envie de porter plainte contre Fleischmann-Hillard et Publicis qui gagnent de l’argent avec ce genre de (sale) boulot.

Sur quelles bases pouvez-vous affirmer cela ?

« Sur la base d’études scientifiques ! Des études menées à l’Agence européenne de sécurité alimentaire de Parme, à Bruxelles, à l’ANSES, agence la plus performante en Europe et probablement au monde ».

Le déni et l’aveuglement de l’élu de la république est impressionnant. Comme l’a révélé une ONG autrichienne, le rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) sur le glyphosate comprenait une centaine de pages qui était un copié-collé d’un document remis par Monsanto en 2012. Par ailleurs, une lettre signé par 98 scientifiques , dont l’Américain Christopher Portier, accuse l’EFSA de « fraude scientifique » dans le dossier du glyphosate.

C’est pourquoi je propose de mettre Pierre Médevieille au placard de toute urgence! Par ses propos ridicules, son incompétence flagrante, et sa mauvaise foi, le pharmacien déshonore le sénat et constitue un danger pour la démocratie. Comme ce fut le cas pour l’amiante, viendra le moment où les victimes du glyphosate se lèveront pour demander des comptes aux politiques, qui par leur incurie et leur collusion avec les empoisonneurs sont responsables de leur malheur.

 

Les « coups tordus » de Monsanto

Sans surprise, je suis dans le « fichier de Monsanto« , comprenant 200 personnalités répertoriées par l’agence de lobbying Fleishmann-Hillard.  Ma fiche comprend une appréciation laconique: « Strong opponent. Made le Monde selon Monsanto « . En d’autres termes: « indécrottable ».

Je félicite au passage l’excellent travail réalisé par mes confrères du Monde et de France 2 qui ont révélé ce nouveau « dirty trick » (coup tordu) de la multinationale américaine (aujourd’hui rachetée par Bayer). Il s’ajoute à une longue liste , dont je fais ici une brève synthèse (pour plus de détails consulter Le Monde selon Monsanto et Le Roundup face à ses juges« )

  • Utilisation de « faux scientifiques » (faked scientists) pour lancer une campagne de dénigrement contre Ignacio Chapela, un chercheur de Berkeley.
  • Utilisation  d' »auteurs fantômes » (ghostwriting) pour publier des études bidons. La technique: des cadres de Monsanto produisent une étude biaisée, montrant, par exemple, que le glyphosate n’est pas cancérigène. Il demande à un scientifique de renom de la signer, contre rémunération occulte. Cela permet d’entretenir une fausse polémique scientifique, comme l’a fait pendant des décennies l’industrie du tabac. Parfois, ça ne marche pas: en 1999, Monsanto demande au britannique James Parry d’évaluer les études internes de la firme et les études publiées dans la littérature scientifique. Le spécialiste mondial de la génotoxicité conclut que le glyphosate est « clastogène » (c’est-à-dire qu’il affecte le matériel génétique). Colère de Monsanto qui regrette de l’avoir payé et s’empresse de mettre son rapport dans un tiroir.
  • Utilisation de « paysans fantômes ». Récemment l’agence irlandaise red Flag Consulting a ouvert un site , baptisé « Agriculture et Liberté », avec la liste d’une centaine d’agriculteurs censés défendre l’usage du glyphosate. Greenpeace a révélé que le nom d’un grand nombre d’entre eux avait été usurpé.
    • Utilisation de « faux journalistes« , comme l’obscur Science Media Center de Londres, qui a recours aux interviews d’ hommes de paille, comme Bruce Chassis, professeur émérite de l’Université de l’Illinois, pour discréditer le Pr. Gilles-Éric Séralini. Les « interviews » sont relayés dans des médias, comme Forbes ou des chaînes de télévision.
  • Collusion avec les agences de réglementation, comme l’agence de protection de l’environnement des Etats-Unis (EPA). Les « Monsanto papers » ont révélé que Jess Rowland , qui dirigeait le processus de révision du glyphosate au sein de l’EPA, était en liaison constante avec Monsanto. En 2013, la toxicologue Marion Copley  accuse ainsi son chef d’« intimider le personnel » afin de « modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie » et assure que « la recherche sur le glyphosate montre qu’il devrait être classé comme cancérigène probable pour les humains« .
  • Manipulation (ou conspiration?) de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui n’hésite pas à faire un copié-collé d’un document remis par Monsanto, pour établir son « rapport », concluant que le glyphosate n’est pas cancérigène pour les humains. Ce rapport a servi à justifier la prolongation de l’autorisation de mise sur le marché de l’herbicide.
  • Occultation de données internes dérangeantes. En 1983, une étude réalisée par BioDynamics, un laboratoire privé payé par Monsanto, montre que des souris exposées à du glyphosate développent un cancer des reins. L’EPA décide donc de classer la molécule comme « cancérigène possible » (Classe C). Monsanto demande à un « scientifique » de prouver que c’est faux. L’EPA finit par se déjuger, en passant le glyphosate en Classe E (non cancérigène). L’étude « disparaît » car Monsanto obtient qu’elle soit couverte par le « secret commercial« . Même choses pour une étude de 1981, montrant que des rats ont développé un cancer des testicules et de la thyroïde.
  • Utilisation de « trolls », comme André Heitz, alias « Wackes Seppi » qui harcèlent les « opposants » sur des sites internet, en relayant de fausses informations ou des « arguments » fournis par Monsanto.
  • Etc, etc,

 

 

Un Prix littéraire partagé par deux « bêtes noires » de Monsanto!

Vendredi 14 décembre, Nicolas Hulot me remettra le Prix Littéraire des Droits de l’Homme pour mon livre Le Roundup face à ses juges, que je partagerai avec Paul François, co-auteur (avec Anne-Laure Barret) du livre Un paysan contre Monsanto.

Quel joli « hasard »! Je rappelle que c’est Nicolas Hulot qui avait préfacé mon livre Le monde selon Monsanto. C’est aussi à l’occasion d’une projection du film éponyme, à Ruffec, en avril 2008, que j’ai rencontré pour la première fois Paul François, qui ne savait à l’époque à quel saint se vouer, tant son intoxication au Lasso (un herbicide de Monsanto) ne suscitait que … l’indifférence générale.  Peu après, Paul m’avait rendu visite dans mon domicile francilien, avec son gros dossier sous le bras. Après avoir épluché tous les documents, pendant deux mois, j’avais décidé que le drame qu’avait vécu l’agriculteur charentais ouvrirait mon film et mon livre Notre poison quotidien. C’est ainsi que Paul a participé à la projection à la presse du documentaire, organisée au siège d’ARTE, en janvier 2011. 80 journalistes étaient présents, ainsi que le rappelle cette petite vidéo… souvenir.

Je salue le courage et la détermination de Paul  et de sa femme Sylvie, disparue tragiquement récemment, ainsi que de ses deux filles qui n’ont cessé de se battre pour que les  agriculteurs cessent d’être empoisonnés par des produits chimiques hautement toxiques. Pour leur rendre hommage, je mets en ligne un extrait du chapitre que j’avais consacré à leur combat dans Notre poison quotidien. J’y notais déjà que Paul et moi-même représentions, sans l’ombre d’un doute, les « deux bêtes noires » de Monsanto!

L’appel de Ruffec

« Pourquoi cette rencontre aujourd’hui ? Ça fait quinze ans que nous travaillons sur les pollutions chimiques, notamment sur les pollutions liées aux pesticides, et ça fait quinze ans que nous voyons partout dans les campagnes de France des agriculteurs qui sont malades ou qui nous disent qu’ils ont des collègues malades. Le but de cette journée est que vous puissiez vous exprimer et puis aussi trouver un certain nombre de réponses à des questions que vous vous posez en termes de toxicologie, médicaux ou bien légaux, car nous avons ici des experts qui sont à votre disposition. »

C’est par ces mots que François Veillerette, le président et fondateur du MDRGF, a ouvert la réunion exceptionnelle du 17 janvier 2010 qui se clôturera par l’« appel de Ruffec ». Installé depuis vingt-cinq ans dans l’Oise – une région d’agriculture intensive où se développa sa fibre écologiste –, cet enseignant, qui présida Greenpeace France de 2003 à 2006 avant d’être élu vice-président de la région Picardie sur la liste d’Europe Écologie, est l’un des meilleurs connaisseurs français du dossier des pesticides. Son livre Pesticides, le piège se referme[i] est une mine de références scientifiques que j’ai soigneusement épluchées avant de me lancer dans mon enquête.

Parmi les « experts » qu’il avait conviés à Ruffec, il y avait André Picot, un chimiste qui travailla chez le géant de la pharmacie Roussel-Uclaf avant de rejoindre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Réputé pour son indépendance courageuse, dans un milieu où les connivences avec l’industrie sont fréquentes, il claqua en 2002 la porte de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA)[1], car il était en désaccord avec les pratiques de l’institution pour traiter les dossiers sensibles. Il y avait aussi Genon Jensen, directrice de l’Alliance santé environnement (Health and Environmental Alliance, HEAL), une ONG basée à Bruxelles qui coordonne un réseau de soixante-cinq associations européennes, dont le MDRGF, et qui a lancé en novembre 2008 une campagne intitulée « Pesticides et cancers », soutenue par l’Union européenne. Il y avait enfin Me Stéphane Cottineau, l’avocat du MRDGF, et Me François Lafforgue, l’un des conseils de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) ainsi que de l’Association des vétérans des essais nucléaires ou de celle des victimes de la catastrophe de l’usine d’AZF, à Toulouse.

Me Lafforgue est aussi l’avocat de Paul François, un agriculteur qui souffre de graves troubles chroniques provoqués par une intoxication aiguë accidentelle en 2004 et qui est devenu la figure de proue du Réseau pour défendre les victimes des pesticides, créé en juin 2009 par le MDRGF[ii]. Exploitant une ferme à Bernac, à quelques kilomètres de Ruffec, c’est lui qui avait suggéré d’organiser la rencontre sur ses terres, car son histoire est devenue le symbole du drame qui déchire de nombreuses familles de paysans un peu partout en France. Et tout naturellement, c’est à lui que François Veillerette a demandé d’ouvrir la séance des témoignages, tandis qu’un silence religieux s’abattait sur la salle de l’hôtel de l’Escargot, situé en périphérie de Ruffec, au milieu des champs de maïs.

Assis en cercle, comme dans un groupe de parole, les agriculteurs et leurs épouses avaient fait, pour certains, plusieurs centaines de kilomètres pour rejoindre la petite commune de Charente, malgré la maladie qui les minait. Comme Jean-Michel Desdion, originaire du Centre, atteint d’un myélome, un cancer de la moelle, ou Dominique Marshall, venu des Vosges, soigné pour un syndrome myélo-prolifératif, une sorte de leucémie ; ou encore Gérard Vendée, un agriculteur du Cher souffrant de la maladie de Parkinson ; ou enfin Jean-Marie Bony, qui travaillait dans une coopérative agricole du Languedoc-Roussillon, jusqu’à ce qu’on lui diagnostique un lymphome non hodgkinien. Comme nous le verrons, l’affection de certains d’entre eux avait été reconnue comme maladie professionnelle par la Mutualité sociale agricole, après une longue bataille, d’autres étaient en cours de reconnaissance (voir infra, chapitre 3).

Connaissant la pudeur de ces hommes et de ces femmes, durs à la tâche et peu enclins à se plaindre hors du cercle familial, je mesurais sans mal l’effort consenti pour participer à l’« appel de Ruffec », adressé aux pouvoirs publics pour qu’ils retirent du marché au plus vite les pesticides dangereux pour la santé et l’environnement, mais aussi aux agriculteurs, pour qu’ils cessent de vivre comme une fatalité les pathologies qui les affligent, en saisissant éventuellement la justice.

« Je suis heureux que vous soyez venus, a dit Paul François, visiblement ému, car je sais que cela n’est pas facile. Les maladies causées par les pesticides sont un sujet tabou. Mais il est temps que nous rompions le silence. C’est vrai que nous avons une part de responsabilité dans la pollution qui contamine l’eau, l’air et les aliments, mais il ne faut pas oublier que nous utilisons des produits homologués par les pouvoirs publics et que nous sommes aussi les premières victimes… »

Victime d’une intoxication aiguë, par l’herbicide « Lasso » de Monsanto

Ce n’est pas la première que je rencontrais Paul François. En avril 2008, j’avais participé à une projection de mon film Le Monde selon Monsanto, à la demande d’une association de Ruffec présidée par Yves Manguy, un ancien de la JAC qui avait bien connu mon père et qui fut le premier porte-parole de la Confédération paysanne, à sa création en 1987[2]. Près de cinq cents personnes s’étaient pressées dans la salle des fêtes de la commune, et la soirée s’était terminée par une séance de signature de mon livre. Un homme s’était approché en demandant à me parler. C’était Paul François, quarante-quatre ans à l’époque, qui, au milieu de la cohue, avait commencé à me raconter son histoire. Encouragée par Yves Manguy, qui m’avait fait comprendre que son affaire était sérieuse, j’avais invité l’agriculteur à me rendre visite à mon domicile de la région parisienne, dès qu’il « monterait » sur la capitale. Il avait débarqué, quelques semaines plus tard, un énorme dossier sous le bras et nous avions passé la journée à le décortiquer ensemble.

Installé sur une ferme de 240 hectares où il cultivait du blé, du maïs et du colza, Paul François avait avoué, avec un sourire contrit, qu’il avait été le « prototype de l’agriculteur conventionnel ». Entendez : un adepte de l’agriculture chimique, qui utilisait sans état d’âme les multiples molécules – herbicides, insecticides et fongicides – recommandées par sa coopérative pour le traitement des céréales. Jusqu’à ce jour ensoleillé d’avril 2004 où sa « vie a basculé[iii] », après un accident grave dû à ce que les toxicologues appellent une « intoxication aiguë » (poisoning en anglais), un empoisonnement provoqué par l’inhalation d’une grande quantité de pesticide.

Le céréalier venait de pulvériser sur ses champs de maïs du Lasso, un herbicide fabriqué par la multinationale américaine Monsanto. Dans une publicité télévisée de la firme vantant les mérites du désherbant, on voit un agriculteur d’une quarantaine d’années, casquette vissée sur la tête, qui, après avoir énuméré les mauvaises herbes « polluant » ses champs, conclut, regard fixé sur la caméra : « Ma réponse, c’est le contrôle chimique des mauvaises herbes. S’il est bien utilisé, personne n’est affecté, sauf les mauvaises herbes. » Ce genre de spot était monnaie courante aux États-Unis dans les années 1970, quand les industriels de la chimie n’hésitaient pas à recourir au petit écran pour convaincre les agriculteurs, mais aussi les consommateurs, de l’utilité de leurs produits pour le bien de tous.

Après l’épandage, Paul François avait vaqué à d’autres occupations, puis était revenu quelques heures plus tard pour vérifier que la cuve de son pulvérisateur avait bien été rincée par le système de nettoyage automatique. Contrairement à ce qu’il pensait, la cuve n’était pas vide mais contenait des résidus de Lasso, et notamment de monochlorobenzène, encore appelé « chlorobenzène », le principal solvant de la formulation. Chauffé par le soleil, celui-ci s’était transformé en gaz, dont les vapeurs ont assailli l’agriculteur. « J’ai été saisi de violentes nausées et de bouffées de chaleur, m’a-t-il expliqué. J’ai aussitôt prévenu ma femme, infirmière, qui m’a conduit aux urgences de Ruffec, en prenant soin d’emporter l’étiquette du Lasso. J’ai perdu connaissance en arrivant à l’hôpital, où je suis resté quatre jours en crachant du sang, avec de terribles maux de tête, des troubles de la mémoire, de la parole et de l’équilibre. »

Première (étrange) anomalie – et nous verrons que le dossier de Paul François en est truffé –, contacté par le médecin urgentiste de Ruffec, qui avait pris connaissance du produit inhalé, le centre antipoison de Bordeaux a déconseillé par deux fois de réaliser des prélèvements sanguins et urinaires, qui auraient permis de mesurer le niveau de l’intoxication en détectant les traces de la matière active[3] du Lasso, l’alachlore, ainsi que du chlorophénol, le principal métabolite – c’est-à-dire le produit de sa dégradation par l’organisme – du chlorobenzène. L’absence de ces prélèvements fera cruellement défaut quand l’agriculteur portera plainte contre la célèbre multinationale de Saint Louis (Missouri). Mais nous n’en sommes pas encore là…

Après son hospitalisation, Paul François est en arrêt de travail pendant cinq semaines, pendant lesquelles il souffre de bégaiements et de périodes d’amnésie plus ou moins longues. Puis, malgré un « profond état de fatigue », il décide de « reprendre le boulot ». Au début du mois de novembre 2004, soit plus de six mois après son accident, il est frappé d’un « moment d’absence » : alors qu’il conduit sa moissonneuse-batteuse, il quitte brutalement le champ où il est en train de récolter, pour traverser un chemin. « J’étais totalement inconscient, raconte-t-il aujourd’hui. J’aurais très bien pu foncer sur un arbre ou dans un fossé. » Pensant qu’il s’agit des séquelles de l’intoxication d’avril, son médecin traitant contacte le centre antipoison d’Angers, lequel, comme son homologue de Bordeaux, refuse de l’examiner et de faire des prélèvements sanguins et urinaires…

En 2007, lorsque Me Laforgue, l’avocat de Paul François, sollicitera le professeur Jean-François Narbonne, directeur du groupe de toxicologie biochimique de l’université de Bordeaux et expert auprès d’institutions comme l’AFSSA, pour établir un rapport, celui-ci ne mâchera pas ses mots : « Il faut insister ici sur le comportement aberrant des centres antipoisons français qui, contre toute logique scientifique, ont à plusieurs reprises déconseillé de réaliser des mesures de biomarqueurs d’exposition, malgré les demandes réitérées de la famille de Paul François, écrit-il le 20 janvier 2008. Ces absences ahurissantes sont incompréhensibles pour un toxicologue et laissent la porte ouverte à toutes les hypothèses, allant de l’incompétence grave à une volonté délibérée de ne pas fournir de preuves pouvant impliquer un produit commercialisé et éventuellement la firme productrice. […] Cette faute grave justifie des suites judiciaires. »

Pourtant, s’ils avaient fait leur travail, en respectant leur mission de santé publique, les toxicologues des centres antipoisons de Bordeaux et d’Angers auraient pu sans mal consulter les fiches techniques du Lasso, dont la première « autorisation de mise sur le marché » a été accordée en France à Monsanto le 1er décembre 1968. Ils auraient pu constater que l’herbicide est constitué d’une matière active, l’alachlore, à hauteur de 43 %, et de plusieurs adjuvants, encore appelés « matières inertes », dont le chlorobenzène utilisé comme solvant, qui représente 50 % du produit. Cette substance a bien été déclarée par Monsanto au moment de sa demande d’homologation du Lasso, mais elle ne figure pas sur l’étiquette des bidons vendus aux agriculteurs. Et si on additionne les pourcentages attribués à l’alachlore et au chlorobenzène, le compte n’y est pas : les 7 % restants sont couverts par le « secret commercial », les fabricants n’étant pas tenus de communiquer aux agences de réglementation l’identité des adjuvants qui entrent à moins de 7 % dans la formulation de leurs produits…

En révisant la fiche du chlorobenzène établie par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), les responsables des centres antipoisons auraient en tout cas pu lire que cet « intermédiaire de synthèse organique » utilisé pour la « fabrication de colorants et de pesticides », est « nocif par inhalation » et « entraîne des effets néfastes à long terme ». De plus, il « se concentre dans le foie, les reins, les poumons et, surtout, le tissu adipeux. […] L’inhalation de vapeurs provoque une irritation oculaire et des voies respiratoires lors d’expositions de l’ordre de 200 ppm (930 mg/m3). À forte dose, on peut observer une atteinte neurologique associant somnolence, manque de coordination, dépression du système nerveux central puis troubles de conscience ». Enfin, les experts de l’INRS recommandent d’effectuer un « dosage du 4-chlorocatéchol et du 4-chlorophénol dans les urines », les deux métabolites du chlorobenzène, « pour la surveillance biologique des sujets exposés ». Précisément ce que les deux centres antipoisons consultés ont refusé de faire ! À noter, enfin, que le solvant est inscrit au tableau n° 9 des maladies professionnelles du régime général de la Sécurité sociale, parce qu’il peut entraîner des accidents nerveux aigus.

Quant à l’alachlore, la molécule active du Lasso qui lui confère sa fonction herbicide, un document de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Food and Agriculture Organization (FAO), datant de 1996, note que chez des « rats exposés à des doses létales » la mort est précédée « de production de salive, de tremblements, d’un effondrement et de coma[iv] ». S’agissant de l’étiquetage des bidons, les organisations onusiennes recommandent de préciser que le produit est un « cancérigène possible pour les humains » et que les utilisateurs doivent porter une « combinaison de protection, des gants et un masque » au moment des manipulations. Enfin, elles précisent que bien qu’« aucun cas n’ait été rapporté », les « symptômes d’une intoxication aiguë seraient probablement des maux de tête, nausées, vomissement et vertige. Une intoxication grave peut produire des convulsions et le coma ». C’est pour toutes ces raisons que le Canada a interdit l’usage du Lasso dès le 31 décembre 1985, suivi par l’Union européenne en… 2007[4].

En France, un document du ministère de l’Agriculture annonce début 2007 que le « retrait définitif » de l’herbicide est prévu pour le 23 avril 2007, mais qu’un « délai de distribution » a été accordé jusqu’au 31 décembre et que le « délai d’utilisation » a été fixé, lui, au 18 juin 2008 ! Histoire de laisser Monsanto et les coopératives agricoles écouler tranquillement leurs stocks, ainsi que le prouve un article de l’hebdomadaire Le Syndicat agricole qui annonce, le 19 avril 2007, plusieurs « retraits programmés » de pesticides, dont ceux à base d’alachlore, comme le Lasso, l’Indiana et l’Arizona. « Cependant, précise le journal, comme le prévoit la directive européenne 91/414, les États membres peuvent disposer d’un délai de grâce permettant de supprimer, d’écouler et d’utiliser les stocks existants[v]. »

Il est intéressant de souligner que l’article n’explique à aucun moment pourquoi l’Union européenne a décidé de « suspendre les autorisations de mise sur le marché », c’est-à-dire en termes clairs d’interdire les herbicides de Monsanto, dont la substance active s’est révélée cancérigène dans des études conduites sur des rongeurs. Tout se passe comme si les préoccupations agronomiques passaient au-dessus des préoccupations sanitaires, alors que, faut-il le rappeler, si les herbicides sont retirés de la vente, c’est qu’ils mettent en danger la santé de leurs utilisateurs, en l’occurrence des lecteurs du Syndicat agricole !

Le combat de Paul François

Pour Paul François, l’accident du travail tourne au cauchemar. Le 29 novembre 2004, il tombe brutalement dans le coma à son domicile et ce sont ses deux filles, alors âgées de neuf et treize ans, qui donnent l’alerte. Il est hospitalisé au CHU de Poitiers pendant plusieurs semaines. Dans un bilan de santé, établi le 25 janvier 2005, le médecin du service des urgences décrit un « état de conscience extrêmement altérée », le patient « ne répond pas aux ordres simples », « l’électroencéphalogramme […] montre une activité aiguë, lente, subintrante pouvant faire penser à un état de mal épileptique ». Le même jour, un neurologue note : « Il persiste des troubles d’élocution (dysarthrie) et amnésie. »

S’ensuivent sept mois rythmés par les hospitalisations, dont soixante-trois jours à l’hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière, les transferts de service en service et les comas à répétition. Curieusement, les différents spécialistes consultés s’acharnent à ignorer, dans un bel ensemble, l’origine des troubles de l’agriculteur : son empoisonnement au Lasso. Dépression, maladie mentale, épilepsie, différentes hypothèses sont tour à tour étudiées, à grand renfort d’examens. Paul François enchaîne les scanners, les encéphalogrammes et subit même une évaluation psychiatrique, mais finalement toutes ces pistes sont écartées.

Las de ces atermoiements et poussé par sa femme, Paul François contacte l’Association toxicologie-chimie, présidée par le professeur André Picot, l’un des experts de la rencontre de Ruffec. Celui-ci lui conseille de faire analyser le Lasso, pour savoir quelle est la composition exacte de l’herbicide et, notamment, quels sont les produits couverts par le secret commercial, ceux que Monsanto n’a pas été tenu de déclarer car ils entrent à moins de 7 % dans la formulation. Confiée à un laboratoire spécialisé, l’analyse révèlera que l’herbicide contient 0,2 % de chlorométhylester de l’acide acétique, un additif issu d’un produit extrêmement toxique, le chloroacétate de méthyle, capable de provoquer par inhalation ou par contact cutané l’asphyxie cellulaire[5].

Quand, au cours de mon enquête, j’essaierai de comprendre comment était justifiée cette incroyable règle qui consiste à autoriser les fabricants de pesticides à mettre n’importe quelle substance dans leur produit, aussi toxique soit-elle, au motif qu’elle ne dépasse pas 7 % de la formulation, je n’obtiendrai aucune réponse des représentants des agences de réglementation, et notamment de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). J’en conclus que cette clause aberrante est un cadeau fait aux industriels, dont l’objectif est de favoriser leurs intérêts au détriment de ceux des usagers, en l’occurrence ici des agriculteurs.

Désireux de comprendre l’origine de ses troubles neurologiques, pour éventuellement mieux les soigner, Paul François demande au directeur adjoint de la coopérative qui lui a fourni le Lasso de prendre contact avec Monsanto. Celui-ci l’informe qu’il a déjà signalé l’accident à la filiale française de la multinationale, installée dans la banlieue de Lyon, mais que celle-ci n’a pas donné suite. « J’étais très naïf, dit aujourd’hui Paul François. Je pensais que Monsanto allait collaborer pour m’aider à trouver une solution à mes problèmes de santé. Mais il n’en fut rien ! » Finalement, grâce à la ténacité du représentant de la coopérative, un premier échange téléphonique a lieu entre Sylvie François, l’épouse de Paul, et le docteur John Jackson, un ancien salarié de Monsanto devenu consultant de la firme en Europe. « Ma femme a été très choquée, commente l’agriculteur, car après avoir affirmé qu’il ne connaissait pas d’antécédents d’intoxication au Lasso, il a proposé une compensation financière, en échange de l’engagement d’abandonner toute poursuite contre la firme. » Toujours les bonnes vieilles pratiques que j’ai longuement décrites dans mon livre Le Monde selon Monsanto, consistant à acheter le silence des victimes, voire à les intimider, pour que le business puisse continuer, quel qu’en soit le prix sanitaire ou environnemental.

Devant l’insistance de Sylvie François, le bon docteur Jackson accepte d’organiser un rendez-vous téléphonique avec le docteur Daniel Goldstein, en charge du département de toxicologie au siège de la firme, à Saint Louis, dans le Missouri. Ne parlant pas anglais, Paul François demande à un ami, chef d’entreprise de conduire l’entretien. À l’instar de son collègue d’Europe, l’Américain commence par proposer une indemnisation financière. « Nous avions vraiment l’impression que mes problèmes de santé ne lui importaient guère, raconte Paul François. Il est même allé jusqu’à nier la présence de chlorométhylester de l’acide acétique dans la formulation du Lasso ! Mais quand nous lui avons proposé de lui envoyer le résultat de l’analyse, effectuée sur deux échantillons de Lasso, fabriqué à deux ans d’intervalle, il a changé de stratégie en disant que la présence de la molécule devait être due à un processus de dégradation de l’herbicide. Si c’est le cas, il est curieux que le taux soit exactement le même dans les deux échantillons ! » En clair : pour le représentant de Monsanto, le chlorométhylester de l’acide acétique serait le résultat d’une réaction chimique accidentelle provoquée par le vieillissement de l’herbicide. « “C’est de la mauvaise foi”, commente André Picot, qui estime que le “chloro­acétate était utilisé pour son pouvoir énergisant afin d’augmenter l’activité du désherbant”[vi]. »

La « bête noire de Monsanto »

C’est ainsi que Paul François devient « l’une des bêtes noires de Monsanto », pour reprendre l’expression de La Charente libre. Une caractéristique qu’assurément nous partageons ! Mais, très vite, il devient aussi « un cas d’école et de polémique pour les scientifiques et toxicologues[vii] ». En effet, constatant l’aggravation de l’état neurologique du céréalier, l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière décide de réaliser les prélèvements urinaires que les centres antipoison n’avaient pas jugés bon de recommander. Effectués le 23 février 2005, soit dix mois après l’accident initial, ceux-ci révèlent, contre toute attente, un pic d’excrétion du chlorophénol, le principal métabolite du chlorobenzène, ainsi que des produits de dégradation de l’alachlore. Tout indique qu’une partie de l’herbicide a été stockée dans l’organisme, notamment les tissus adipeux, de Paul François, et que le relargage progressif dans le sang est à l’origine des comas et troubles neurologiques graves qui l’assaillent régulièrement.

Mais au lieu de se rendre à l’évidence et d’agir en conséquence, les « spécialistes », avec en tête les toxicologues des centres antipoison, maintiennent que c’est impossible. Pour justifier leur déni, ils invoquent le fait que la durée de vie du chlorophénol ou du monochlorobenzène dans le corps ne peut dépasser trois jours et qu’en aucun cas on ne peut retrouver trace de ces molécules au-delà de ce délai. Une explication toute théorique basée sur les données toxicologiques fournies par les fabricants, dont nous verrons qu’elles sont bien souvent sujettes à caution (voir infra, chapitre 5).

Si l’on prend l’exemple de la fiche technique établie par l’INRS pour le chlorobenzène, qui repose bien évidemment sur les études communiquées par les industriels, on constate que les données concernant l’élimination de la substance par l’organisme, après l’administration orale d’une dose relativement élevée (500 mg/kg de poids corporel, deux fois par jour, pendant quatre jours) ont été obtenues à partir d’une expérience menée sur le lapin. Le rongeur est certes un mammifère avec lequel nous partageons un certain nombre de caractéristiques, mais de là à conclure, les yeux fermés, que les mécanismes d’excrétion constatés chez la pauvre bête sont extrapolables à l’homme, c’est un pas un peu vite franchi ! Surtout quand cet argument sert à nier le lien entre une intoxication humaine aiguë par inhalation et ses effets neurologiques à long terme.

Pour l’homme, les seules données disponibles concernent des prélèvements effectués « en sortie de poste » sur des ouvriers travaillant dans des usines fabricant du chlorobenzène (ou l’utilisant, la fiche ne le précise pas). « Chez l’homme, écrivent ainsi les experts de l’INRS, le 4-chlorocatéchol et le 4-chlorophénol apparaissent dans les urines rapidement après le début de l’exposition, avec un pic d’élimination atteint à la fin de l’exposition (vers la huitième heure). L’élimination urinaire est biphasique : les demi-vies du 4-chlorocatéchol sont de 2,2 heures et de 17,3 heures pour chaque phase respectivement, celles du 4-chlorophénol sont de 3 heures et de 12,2 heures. L’excrétion du 4-chlorocatéchol est environ trois fois plus importante que celle du 4-chlorophénol. » Il faut bien admettre que la fiche est laconique : elle ne dit pas quel fut le degré de l’exposition des ouvriers, mais on peut subodorer qu’il fut inférieur au « gazage », pour reprendre le terme du professeur André Picot, subi par Paul François, car dans le cas contraire, ils auraient fini à l’hôpital ! Elle ne dit pas non plus si le mécanisme d’excrétion constaté concerne tout ou partie des métabolites, dont, par ailleurs, l’INRS précise qu’ils ont tendance à « se concentrer dans les tissus adipeux ».

Tout cela ressemblerait fort à une bataille de spécialistes, somme toute assez ennuyeuse, s’il n’était la conclusion honteuse – et je pèse mes mots – tirée par les brillants toxicologues de trois centres antipoison français : si on a retrouvé les métabolites du chlorobenzène et de l’alachlore dans les urines, et même les cheveux de Paul François, en février puis en mai 2005, c’est qu’il avait inhalé du Lasso quelques jours plus tôt !

« La première fois que j’ai entendu cet argument, je me suis passablement énervé, raconte l’agriculteur. C’était dans la bouche du docteur Daniel Poisot, le chef de service du centre antipoison de Bordeaux. En clair, il m’accusait de me shooter au Lasso ! Quand je lui ai fait remarquer que le premier prélèvement urinaire a été effectué au milieu d’une longue hospitalisation à La Pitié-Salpêtrière, rendant difficile un contact avec l’herbicide, il a répondu que rien ne m’empêchait de cacher une fiole dans ma chambre d’hôpital ! J’étais tellement sidéré que j’ai fait une remarque sur les liens entre certains toxicologues et l’industrie chimique. Il a ri, en disant que c’était de la fiction et que de toute façon les firmes étaient là pour fabriquer des produits sains et non pour mettre la planète en danger et encore moins les hommes. »

L’argument de la toxicomanie supposée de Paul François a aussi été évoqué par le docteur Patrick Harry, le responsable du centre antipoison d’Angers, lors d’une conversation téléphonique avec Sylvie François, ainsi qu’il ressort du témoignage qu’elle a rédigé pour le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême : « Il m’a dit froidement que les résultats d’analyse ne s’expliquaient que par une inhalation volontaire du produit. »

Quant au docteur Robert Garnier, chef de service du centre antipoison et de toxicovigilance de Paris, il n’a certes pas évoqué ouvertement la possibilité d’une « inhalation volontaire », préférant psychiatriser les troubles de Paul François. « Le monochlorobenzène peut expliquer l’accident initial et les troubles observés pendant les heures, voire les jours suivants, mais il n’est pas directement à l’origine des troubles qui sont survenus au cours des semaines et des mois ultérieurs, affirme-t-il dans un courrier au docteur Annette Le Toux, le 1er juin 2005. Son intoxication aiguë a suffisamment inquiété cet exploitant agricole pour qu’il craigne d’être durablement intoxiqué ; la répétition des malaises pourrait être la somatisation de cette anxiété. » Dans sa réponse, quinze jours plus tard, le médecin de la Mutualité sociale agricole (MSA) rappelle que les « troubles » sont des « pertes de connaissance complète » et que le bilan « exclut l’origine psychiatrique des malaises notés ». Puis, manifestement gênée aux entournures, elle ajoute qu’il manque un « fil conducteur » dans ce dossier.

Et pour cause : tous les toxicologues consultés se sont obstinés à nier les effets chroniques du Lasso et de ses composants pour dédouaner le poison de Monsanto ! Pourquoi ? Nous verrons ultérieurement qu’un certain nombre de toxicologues et chimistes gardent des liens très étroits avec l’industrie chimique, y compris – et c’est là que le bât blesse – quand ils occupent des fonctions dans des institutions publiques, comme ici les centres antipoison. Parfois, il s’agit de véritables conflits d’intérêt que les intéressés se gardent bien de rendre publics ; parfois aussi, il s’agit tout simplement d’une « relation incestueuse » due au fait que ces scientifiques spécialisés dans la chimie ou la toxicologie sont « issus d’une même famille », pour reprendre les termes de Ned Groth, un expert environnemental que j’ai rencontré aux États-Unis (voir infra, chapitres 12 et 13).

Cette consanguinité chronique est clairement illustrée par l’exemple du docteur Robert Garnier, le responsable du centre antipoison de Paris. Lors de sa visite à mon domicile, Paul François m’avait montré un document qu’il avait imprimé à partir du site Web de Medichem, dont j’ai gardé une copie[viii]. Cette « association scientifique internationale », qui s’intéresse exclusivement à « la santé liée au travail et à l’environnement dans la production et l’usage de produits chimiques », a été créée en 1972 par le docteur Alfred Thiess, l’ancien directeur médical de la firme chimique allemande BASF. Parmi ses soutiens, on compte certaines des plus grandes entreprises mondiales de la chimie, dont la plupart ont un passé – et un présent – de pollueurs avérés.

Chaque année, Medichem organise un colloque international. En 2004, celui-ci s’est tenu à Paris, sous la présidence du docteur… Robert Garnier, qui faisait alors partie du conseil d’administration de l’association, aux côtés, par exemple, du docteur Michael Nasterlack, un cadre de BASF occupant la fonction de secrétaire. Dans la liste des participants au colloque, figurait le docteur… Daniel Goldstein, le toxicologue en chef de Monsanto, celui-là même qui a proposé une transaction financière à Paul François contre l’abandon d’éventuelles poursuites ! Lors d’une rencontre avec le docteur Garnier, l’agriculteur de Ruffec lui avait demandé s’il connaissait son collègue de la firme de Saint Louis, ce que le responsable du centre antipoison de Paris avait nié. Toujours est-il qu’au moment d’écrire ce livre, je n’ai pas retrouvé sur le Web le document que m’avait remis Paul François, car il a tout simplement disparu…

En procès contre la MSA et Monsanto

« À dire vrai, mon affaire m’a fait perdre ma naïveté, soupire l’agriculteur, et voilà comment, pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé devant les tribunaux. » Devant le refus de la Mutualité sociale agricole et de l’AAEXA – l’organisme dépendant de la MSA qui prend en charge les accidents du travail – de reconnaître ses graves problèmes de santé comme une maladie professionnelle, Paul François décide de saisir le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême.

Le 3 novembre 2008, le TASS lui donne raison, en affirmant que « sa rechute déclarée le 29 novembre 2004 est directement liée à l’accident du travail dont il a été victime le 27 avril 2004 et qu’elle doit être prise en charge au titre de la législation professionnelle ». Dans son jugement, le tribunal se réfère au rapport du professeur Jean-François Narbonne, que j’ai précédemment cité, qui note que les troubles sont dus au « stockage massif des substances dans les tissus adipeux et/ou [au] blocage persistant des activités de métabolisation ». En d’autres termes : devant le niveau extrêmement élevé de l’empoisonnement, les fonctions de métabolisation des substances toxiques se sont bloquées, entraînant un stockage de ces dernières dans l’organisme. « Bien qu’exceptionnelle, cette hypothèse est tout à fait plausible », commente André Picot. Un avis que partage le professeur Gérard Lachâtre, expert au service de pharmacologie et de toxicologie du CHU de Limoges, l’unique spécialiste à avoir envisagé un lien entre les troubles neurologiques récurrents de Paul François et son « gazage » au lasso.

Pour l’agriculteur de Ruffec, la décision du TASS d’Angoulême constitue une première victoire. Mais il ne s’arrête pas là : il porte plainte contre Monsanto, devant le tribunal de grande instance de Lyon[6], au motif que la firme a « manqué à son obligation d’information relative à la composition du produit ». « Sur l’emballage fourni avec le Lasso, seule la présence d’alachlore est mentionnée comme entrant dans la composition du désherbant, la présence de monochlorobenzène n’est pas notifiée, écrit ainsi l’avocat François Lafforgue, dans les conclusions qu’il a remises au tribunal, le 21 juillet 2009. Le risque d’inhalation du monochlorobenzène, substance très volatile, les précautions à prendre pour la manipulation du produit et les effets secondaires à une inhalation accidentelle ne sont pas mentionnés. »

De l’autre côté, les conclusions adressées par Monsanto au TGI utilisent avec un incroyable cynisme l’absence de prélèvements urinaires et sanguins, décidée par le centre antipoison de Bordeaux juste après l’accident : « M. Paul François n’a jamais établi que le produit qu’il aurait inhalé le 27 avril 2004 a été du Lasso, soutiennent les avocats de la multinationale. En effet, il n’y a aucun document médical faisant état, le 27 avril 2004, d’une inhalation de Lasso. […] Cette évidence que M. Paul François tente d’expliquer par une négligence des services hospitaliers est patente. » Et de conclure avec un incroyable aplomb : « Il résulte de l’ensemble des éléments précités qu’aucun lien de causalité ne peut être établi (voire même présumé) entre l’accident du 27 avril 2004 et l’état de santé de M. Paul François. »

Pour étayer ses impitoyables conclusions, la firme de Saint Louis joint deux documents en pièces annexes. Le premier émane du docteur Pierre-Gérard Pontal, qui a réalisé une « évaluation médicale scientifique du cas d’intoxication de M. Paul François », le 27 mars 2009. Quand on recherche sur le Web le nom du toxicologue, on tombe sans mal sur le curriculum vitae qu’il a lui-même mis en ligne. On découvre ainsi qu’il a travaillé au centre antipoison de Paris, puis cinq ans comme médecin-chef dans une usine de Rhône-Poulenc Agrochimie, avant de diriger l’équipe Évaluation des risques pour l’homme au sein d’Aventis CropScience. Ses liens avec l’industrie chimique sont donc évidents. D’une manière générale, son rapport sert tous les poncifs de la toxicologie institutionnelle, en invoquant les « connaissances scientifiques établies » comme l’intangible principe de Paracelse, « seule la dose fait le poison », sur lequel je reviendrai longuement (voir infra, chapitre 7).

Mais pour résumer le caractère biaisé de son évaluation, il suffit de citer sa critique du rapport de Jean-François Narbonne, lequel, prétend-il, « omet de se poser la question de la détermination de la dose à laquelle M. François a été exposé ». Un comble, quand on sait que le professeur Narbonne a clairement dénoncé l’incurie des centres antipoison qui ont refusé de faire les prélèvements, lesquels auraient justement permis de mesurer le niveau d’intoxication de l’agriculteur de Ruffec…

Rédigé par le docteur Daniel Goldstein, responsable du « Product Safety Center » (centre de sécurité des produits) à Saint Louis, le second document cité par les avocats de Monsanto constitue précisément une défense pro domo des fameux centres antipoison, ce qui a le mérite de la clarté : « Étant donné qu’il s’agit d’une exposition identifiée à une substance qui est en principe rapidement excrétée et qui ne devrait pas avoir de toxicité chronique, le fait d’obtenir des concentrations dans le sang ou dans l’urine n’offre pas ou peu d’intérêt pour le patient », note-t-il sans peur du ridicule. Puis, il enfonce le clou, en soutenant avec ostentation ceux que ses propos élèvent au rang de « complices » dans ce qui ressemble fort à un déni organisé : « Nous confirmons les dires du centre antipoison français selon lesquels la réalisation d’analyses peu après exposition n’aurait pas donné d’information utile, et selon lesquels M. François aurait dû se remettre de la brève exposition par inhalation sans problème. » Inutile de commenter, la messe est dite.

[1] En juillet 2010, l’AFSSA a fusionné avec l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET) pour former l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

[2] La Confédération paysanne est un syndicat agricole minoritaire, plutôt marqué à gauche, qui milite pour un modèle agricole durable, plus familial et moins industriel.

[3] Chaque pesticide est constitué d’une « matière active » – dans le cas du Lasso, il s’agit de l’alachlore – et de nombreux adjuvants, encore appelés « substances inertes », comme les solvants, dispersants, émulgateurs et surfactants, dont le but est d’améliorer les propriétés physicochimiques et l’efficacité biologique des matières actives, et qui n’ont pas d’activité pesticide propre.

[4] L’Union européenne a décidé de ne pas inscrire l’alachlore dans l’annexe 1 de la directive 91/414/CEE. Notifiée sous le numéro C (2006) 6567, cette décision précise que « l’exposition résultant de la manipulation de la substance et de son application aux taux (c’est-à-dire aux doses prévues par hectare) proposés par l’auteur de la notification […] représenterait un risque inacceptable pour les utilisateurs ».

[5] L’analyse révèle aussi que le Lasso comprend 6,1 % de butanol et 0,7 % d’isobutanol.

[6] En février 2011, le procès n’avait toujours pas eu lieu.

[i] François Veillerette, Pesticides, le piège se referme, Terre vivante, Mens, 2007 ; voir aussi : Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, Fayard, Paris, 2007.

[ii] <www.victimes-pesticides.org>. Lire aussi « Un nouveau réseau pour défendre les victimes des pesticides », Le Monde.fr, 18 juin 2009.

[iii] « Malade des pesticides, je brise la loi du silence », Ouest France, 27 mars 2009.

[iv] « Alachlor », WHO/FAO Data Sheets on Pesticides, n° 86, <www.inchem.org>, juillet 1996.

[v] « Maïs : le désherbage en prélevée est recommandé », Le Syndicat agricole, <www.syndicatagricole.com>, 19 avril 2007.

[vi] « Un agriculteur contre le géant de l’agrochimie », <www.viva.presse.fr>, 2 avril 2009.

[vii] Jean-François Barré, « Paul, agriculteur, “gazé” au désherbant ! », La Charente libre, 17 juillet 2008.

[viii] <www.medichem2004.org/schedule.pdf>, page devenue depuis indisponible.