Rencontre avec deux experts du CIRC

Dans mon post d’hier, j’ai expliqué la faculté de Monsanto à multiplier les études comme des petits pains, sans qu’il soit possible d’en retrouver la trace. C’est ce que m’ont confirmé deux représentants du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), ainsi que je le raconte dans cet extrait de mon livre Le Roundup face à ses juges. Je rappelle que quelques heures après la publication d’un communiqué annonçant que les 19 experts du CIRC avaient classé le glyphosate comme « cancérigène probable pour les humains », Philip Miller, vice-président de Monsanto, affirmait que l’agence onusienne avait  » écarté intentionnellement des douzaines d’études scientifiques […] qui soutiennent la conclusion que le glyphosate ne constitue pas un risque pour la santé humaine« . Dans une interview accordée à Usine Nouvelle, Scott Partridge, un autre vice-président de la firme, parle, lui, de … « 800 études »! 

Qu’à cela ne tienne ! Têtue comme un mulet de mon Poitou d’origine, je n’ai pas abandonné l’espoir d’avoir la réponse à ma question, en contactant les dirigeants du CIRC, qui eux ont accepté de me recevoir. C’est ainsi que j’ai interviewé, le 23 mars 2016, Kurt Straif, un épidémiologiste allemand, qui a succédé à Vincent Cogliano à la tête du programme des monographies ; et, le 29 juin 2016, Kathryn Guyton, une toxicologue américaine, qui coordonna le Groupe de travail sur le glyphosate. Pour préparer mes entretiens, j’avais lu attentivement la monographie 112 qui livre des informations contextuelles très précieuses permettant de comprendre pourquoi Monsanto a déclaré une guerre sans merci contre l’organisme de l’OMS, au moment où l’Europe et les États-Unis sont censés réexaminer l’homologation du glyphosate.

« À travers les monographies, le CIRC vise à identifier les causes du cancer chez les humains, soulignent d’abord ses auteurs. La charge globale du cancer est élevée et ne cesse d’augmenter : le nombre annuel de nouveaux cas était estimé à 10,1 millions en 2000 et devrait atteindre les 15 millions en 2020. » On apprend ensuite qu’au moins quatre-vingt-onze industriels, installés dans vingt pays, fabriquent du glyphosate, le record étant détenu par la Chine qui compte cinquante-trois fabricants (40 % du volume mondial), suivie de l’Inde (neuf fabricants) et des États-Unis (cinq). En 2010, le glyphosate était autorisé dans plus de cent trente pays et représentait « probablement l’herbicide le plus utilisé au monde, avec une production globale annuelle estimée à environ 600 000 tonnes en 2008, qui a grimpé à 650 000 en 2011 et à 720 000 en 2012 ». Je précise qu’en 2016 le volume s’élevait à plus de 800 000 tonnes. L’augmentation importante de l’usage du glyphosate est due à l’expiration, en 2000, du brevet détenu par Monsanto ainsi qu’à l’introduction, en 1996, des plantes transgéniques tolérantes au glyphosate. Malgré l’existence de génériques, le Roundup reste un produit phare pour la firme de Saint Louis, puisque les ventes représentent plus de 30 % de son chiffre d’affaires estimé à 15 milliards de dollars en 2016[1]. Le reste de son chiffre d’affaires provient essentiellement de la vente de semences transgéniques, dont 90 % sont tolérantes au… Roundup ! En clair : si le glyphosate était interdit, la majorité des cultures transgéniques serait menacée de… disparition !

Aux États-Unis, la consommation est passée de moins de 4 000 tonnes en 1987 à 80 000 en 2007. En 2012, les cultures transgéniques dites « Roundup Ready » absorbaient 45 % de la production mondiale. Hormis les OGM, les herbicides à base de glyphosate sont utilisés après les semis de nombreuses plantes conventionnelles – c’est-à-dire non transgéniques – mais aussi comme agent dessiccatif (desséchant) juste avant la récolte[2] (voir infra, chapitre 7). Ils sont aussi pulvérisés dans les vignobles, les vergers, les prairies et forêts, mais également dans les étangs, les rivières et les zones humides. Enfin, un peu partout dans le monde ils restent le désherbant préféré des particuliers, qui en utilisent entre 2 000 et 4 000 tonnes par an aux États-Unis. Résultat : le glyphosate est partout ! On en « trouve dans les sols, l’air, les eaux de surface et les nappes phréatiques, résument les auteurs de la monographie, et des résidus ont été mesurés dans les céréales, les fruits et les légumes ». Autant dire que la molécule représente un enjeu économique énorme, ainsi que me l’ont confirmé les deux représentants du CIRC que j’ai interviewés.

« Peu de temps après la décision du CIRC, Monsanto a dénigré votre évaluation comme relevant de la “science de caniveau”. Que répondez-vous à cette accusation très grave ?, ai-je demandé.

– Il y a beaucoup d’argent en jeu et je pense que nous n’avions pas anticipé le niveau d’intérêt que notre évaluation allait susciter, m’a répondu Kathryn Guyton, visiblement embarrassée.

– De puissants intérêts privés sont concernés par notre monographie, a confirmé Kurt Straif. Je peux simplement rappeler que celle-ci a pris en compte toutes les études disponibles et qu’elle a été rédigée par des experts indépendants qui n’ont aucun intérêt privé dans ce domaine…

– Dans un communiqué, le vice-président Philip Miller a reproché au CIRC d’avoir “reçu et écarté des douzaines d’études”. À quelles études faisait-il référence ?

– De fait, l’industrie nous a communiqué quelques études qui n’ont pas été publiées dans des journaux scientifiques. Mais le groupe de travail a considéré qu’elles ne fournissaient pas suffisamment de détails pour qu’il puisse les évaluer, m’a expliqué le directeur du programme des monographies.

– Elles n’étaient pas assez rigoureuses ?

– Exact…

– Il y avait notamment une étude qui montrait que des souris exposées au glyphosate avaient développé des lymphomes, a précisé Kathryn Guyton, mais les auteurs affirmaient que c’était dû à une infection des cobayes. Le groupe d’experts a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de données qui étayaient cette conclusion. Je tiens à souligner que nous étions disposés à examiner toutes les études que Monsanto voulait nous soumettre. D’ailleurs, la firme avait un représentant lors de nos sessions de travail. Il eût été préférable qu’elle nous fasse part de ses remarques avant plutôt qu’après notre décision… »

Pour établir la monographie, les experts du CIRC ont pris en compte « trois types de preuves scientifiques ». La première concerne les cancers chez les humains. Ce sont des études épidémiologiques réalisées sur des personnes qui ont utilisé le glyphosate dans leur travail. Trois études dites de « cas-contrôle »[3] réalisées au Canada, aux États-Unis et en Suède ont montré « un risque accru de lymphome non hodgkinien, un cancer du système lymphatique qui est rare chez les humains », ainsi que l’a commenté Kurt Straif. L’étude canadienne a révélé qu’il suffisait de deux jours d’exposition par an pour que le risque soit augmenté de manière significative.

La deuxième « ligne de preuves » concerne les cancers chez les animaux de laboratoire. « Il y a suffisamment d’études qui montrent que le glyphosate provoque des cancers chez les rongeurs qui ont ingéré du glyphosate pendant une période plus ou moins longue », m’a dit avec fermeté Kurt Straif[4]. Enfin, le troisième type de preuves concerne la capacité de l’herbicide à endommager l’ADN des organismes vivants, ainsi que l’ont démontré les Argentines Fernanda Simoniello et Delia Aiassa. « La génotoxicité du glyphosate est clairement établie », a affirmé Kathryn Guyton, qui a cité une expérience réalisée en Colombie avec des populations exposées à des épandages aériens : les chercheurs ont constaté que l’herbicide endommageait les chromosomes, en comparant les échantillons sanguins prélevés chez les mêmes personnes avant et après les pulvérisations[i]. De plus, de nombreux tests conduits in vitro sur des cellules humaines ou animales ont confirmé ces dommages.

Enfin, il y a des « preuves solides », écrivent les auteurs de la monographie, que « le glyphosate peut induire un stress oxydant[5] dans les cellules des animaux expérimentaux et dans les cellules humaines exposées in vitro. Or, « ce mécanisme peut-être réparé expérimentalement en administrant des antioxydants qui éliminent les effets du glyphosate sur le stress oxydant ».

« Pensez-vous qu’il faudrait interdire le glyphosate ?, ai-je demandé à mes deux interlocuteurs du CIRC.

– Cette question n’est pas de mon ressort ni de celui du CIRC, m’a répondu la toxicologue américaine. Nos monographies sont un outil mis à la disposition des autorités gouvernementales pour qu’elles puissent réglementer les produits en fixant des normes d’exposition ou un niveau de résidus autorisés dans les aliments adéquats. Mais, nous ne faisons pas de recommandations… »

[1] D’après le site <Planetoscope.com>, « Monsanto vend du Roundup pour une valeur de plus de 150 dollars chaque seconde » !

[2] Le Roundup est utilisé notamment pour dessécher le blé, mais aussi le colza ou les lentilles juste avant la récolte. Cette pratique est théoriquement interdite en Europe, mais pas aux États-Unis.

[3] Dans une étude de cas-contrôle, les chercheurs comparent un groupe de personnes souffrant d’une maladie donnée, comme le lymphome non hodgkinien, à un groupe comparable (par sa taille ou l’âge des participants) de personnes non malades. Puis, ils essaient de déterminer s’il y a un facteur commun (comme l’usage du glyphosate) qui caractérise l’histoire des malades.

[4] Je reviendrai plus en détail sur les études animales retenues par les experts du CIRC dans le chapitre 8.

[5] Le stress oxydant désigne une agression des constituants de la cellule par les « espèces réactives oxygénées », dont les radicaux libres. Le stress oxydant est un facteur d’inflammation et de mutagénèse  propice au développement de  cancers.

[i] Claudia Bolognesi et al., « Biomonitoring of genotoxic risk in agricultural workers from five Colombian regions : association to occupational exposure to glyphosate », Journal of Toxicological Environmental Health, vol. 72, n° 15-16, 2009, p. 986-997.