En août 2018, Le Monde Diplomatique a publié un article passablement méchant sur Pierre Rabhi. Intitulé « Le système Pierre Rabhi« , il a été rédigé par Jean-Baptiste Malet, un journaliste de 31 ans, qui tente notamment de nous expliquer que le paysan-philosophe et inspirateur du mouvement fructueux des Colibris n’est politiquement pas très clair, en raison de ses accointances passées avec deux mentors proches du gouvernement de Vichy. Je ne reviendrai pas sur les arguments et raccourcis scabreux utilisés par le polémiste, car Fabrice Nicolino les a démontés un à un sur son Blog Planète sans visa.
Pour ma part, je m’attacherai à deux critiques qui jettent un voile de suspicion sur les véritables motivations de Malet, lequel cherche manifestement à faire la peau à « l’icône Rabhi« , sans vraiment s’intéresser aux raisons profondes de son succès populaire. Dès le début le ton est donné:
« Dans le grand auditorium du palais des congrès de Montpellier, un homme se tient tapi en bordure de la scène tandis qu’un millier de spectateurs fixent l’écran. Portées par une bande-son inquiétante, les images se succèdent : embouteillages, épandages phytosanitaires, plage souillée, usine fumante, supermarché grouillant, ours blanc à l’agonie. « Allons-nous enfin ouvrir nos consciences ? », interroge un carton. «
En quoi les mots que j’ai soulignés posent-t-ils problème? Mieux: Est-ce que J.B Malet ne partage pas le constat que suggèrent les « images », présentées avant l’entrée en scène de Pierre Rabhi? Y compris l’invitation à « ouvrir nos consciences » aux grands défis qui pourraient provoquer la fin de l’humanité? En ce qui me concerne, cela fait déjà plusieurs années que, avec d’autres, j’essaie de tirer la sonnette d’alarme face au déni collectif et individuel qui caractérise ces défis: dérèglement climatique, extinction de la biodiversité, pollutions de l’eau, de l’air, des sols ou des aliments; épuisement des ressources et montagnes de déchets dues à la surconsommation de masse.
Le grand mérite de Pierre Rabhi est d’avoir su créer une brèche dans le mur du déni, en invitant chacun à « faire sa part » et en prônant une« insurrection des consciences », face aux effets funestes d’ « une modernité hors de contrôle« . Tout cela le journaliste du Monde Diplomatique le dit, mais avec une ironie qui ridiculise le message du paysan-philosophe, et ,partant, tous ceux et celles qui se revendiquent du mouvement des Colibris, qu’il a fondé avec Cyril Dion. Et pourtant, ils sont très , très nombreux! N’ayant pas les outils théoriques ni pratiques, lui permettant d’apprécier la « modernité » qu’incarnent les « Colibris », Malet se contente de poncifs obsolètes, datant du … XXème siècle et plus précisément des fameuses « Trente Glorieuses » – que j’ai rebaptisées les « Trente Honteuses« : cette période dramatique de l’histoire des pays dits « développés » – grands profiteurs de la « modernité »- qui s’étend de la fin de la 2de guerre mondiale au premier choc pétrolier et qui se caractérise par l’entrée dans le grand gaspillage érigé en moteur de l’économie, à tous prix. Il est fort dommage que le jeune Malet n’ait pas essayé de comprendre, pourquoi partout en France mais aussi ailleurs en Europe ou en Amérique du Nord, des jeunes extrêmement diplômés – des ingénieurs, juristes, médecins- décident de plaquer leur carrière (en anglais on les appelle les « career shifters« ) pour s’adonner à un mode de vie que certains appellent « décroissant » et que, pour ma part, je dénomme « post-croissance » (d’après le terme proposé par l’économiste britannique Tim Jackson). Je leur ai consacré un film (ARTE/2014) et livre, intitulés Sacrée croissance!, où m’appuyant sur les travaux d’intellectuels comme Dominique Méda, Jean Gadrey, Juliet Shor ou Richard Heinberg, je montre que loin d’être des passéistes « rétifs à la modernité politique et au rationalisme qui structura le mouvement ouvrier au siècle passé » (sic), ces « colibris » sont des « lanceurs d’avenir » qui montrent la voie vers une société plus durable, plus juste et plus solidaire et qu’ils sont porteurs de la « modernité » qui nous fait tellement défaut. Il est dommage aussi que J.B. Malet n’ait pas été capable de poser sérieusement la seule question (bienveillante) qui vaille: Est-ce que l' »insurrection des consciences » suffira à stopper la machine de destruction en marche et ne faut-il pas aussi la structurer et l’appuyer sur un mouvement collectif qui vise aussi ce que j’appelle « l’insurrection des institutions »? Je déplore, pour ma part, que les « Colibris » refusent bien souvent l’engagement politique, même si je partage bon nombre de leurs critiques, car je suis convaincue que sans les « politiques » -seuls capables de prendre les mesures appropriées pour accélérer le changement, dont nous avons besoin de toute urgence, mais aussi de permettre un changement d’échelle à l’action des « Colibris »- on ne s’en sortira pas.
Mais tout cela n’intéresse pas notre jeune journaliste, qui imperturbable continue son entreprise de démolition (par goût de la provocation et du scoop?) Après l’introduction citée plus haut, il poursuit:
« Le film terminé, la modératrice annonce l’intervenant que tout le monde attend : « Vous le connaissez tous… C’est un vrai paysan. »
Inutile de préciser que pour Malet, Pierre Rabhi qui prône « une régénération spirituelle, l’harmonie avec la nature et le cosmos, un contre-modèle local d’agriculture biologique non mécanisée » n’est pas un « vrai paysan ».
C’est ma deuxième critique qui se fonde sur un « point de détail », car « le diable est dans le détail« . La qualité d’une investigation dénonciatrice se mesure à sa capacité à maîtriser précisément chaque « point de détail », en recoupant et confrontant les sources, et en les vérifiant, autant que faire se peut, sur le terrain. Il semble que Jean-Baptiste Malet ne connaisse pas ces règles fondamentales; il fonce comme un cheval fou, obsédé par un seul objectif: démontrer que Pierre Rabhi est un usurpateur qui ne connaît rien à l’agriculture, ni à l’agro-écologie. L’accusation est grave, car, comme chacun sait, Pierre Rabhi est considéré comme l’un des pionniers de l’agro-écologie en France, une réputation qu’il a acquise grâce à son expérience paysanne dans sa ferme ardéchoise de Lablachère. Pour ma part, je lui ai rendu visite en août 2011, sur sa colline pelée de Montchamp, et moi, la fille d’un autre paysan revendiqué, Joël Robin (avec lequel je ne suis pas d’accord sur tout, loin s’en faut!), je m’étais dit qu’il avait fallu beaucoup de capacités d’innovation pour parvenir à rendre ces terres fertiles et y élever une famille de cinq enfants...
Pour dénigrer les talents agricoles du paysan-philosophe, Jean-Baptiste Malet, qui n’a pas l’air d’y connaître grand-chose en agriculture, avance un argument censé faire mouche: Pierre Rabhi se revendique de l’agriculture biodynamique. À le lire, c’est la tare originelle, la preuve que tout cela n’est pas sérieux. Dans un autre article, publié en juillet dans Le Monde Diplomatique, le polémiste donne une définition de la biodynamie, qui montre qu’il n’a sûrement jamais mis les pieds chez des agriculteurs – viticulteurs ou maraîchers– qui pratiquent la biodynamie. Selon lui, celle-ci » doit son appellation à l’organisation de rituels ésotériques dans les champs, chargés de dynamiser spirituellement les sols, les plantes et l’univers par des méditations, une liturgie et des accessoires qui seraient dotés de pouvoirs surnaturels« . Diantre! J’ai consacré un chapitre à la biodynamie, dont le père fondateur est le germanophone Rudolf Steiner, dans mon livre Les moissons du futur, qui accompagnait le film éponyme (ARTE/2012) . Le portrait que je dresse de celui qui est aussi le fondateur de l’anthroposophie est beaucoup plus nuancé, car il intègre aussi les pratiques concrètes qui ont découlé de ses enseignements, que j’ai pu constater moi-même sur le terrain, ainsi que le montrent les deux vidéos que je mets en ligne ci-dessous.
Mais revenons d’abord à la « démonstration » de Jean-Baptiste Malet. Pour discréditer Pierre Rabhi, et notamment son action au Burkina Faso, il cite l’agronome René Dumont qui » fin 1986 » est sollicité pour
« expertiser le centre dirigé par Rabhi. Le candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974 est épouvanté par ce qu’il découvre. S’il approuve la pratique du compost, il dénonce un manque de connaissances scientifiques et condamne l’approche d’ensemble: « Pierre Rabhi a présenté le compost comme une sorte de “potion magique” et jeté l’anathème sur les engrais chimiques, et même sur les fumiers et purins. Il enseignait encore que les vibrations des astres et les phases de la Lune jouaient un rôle essentiel en agriculture et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant [Louis] Pasteur. »
La citation de René Dumont serait extraite d’un livre de l’agronome( Un monde intolérable. Le libéralisme en question,Le Seuil, 1988). Je ne conteste pas que René Dumont ait pu écrire ces mots (je n’ai pas le livre sous la main pour vérifier), mais force est de reconnaître que l’agronome n’a pas toujours tenu des propos aussi expéditifs sur le père de la biodynamie. Dans mon livre Les moissons du futur, je cite aussi René Dumont, qui dans un livre co-signé avec Jeanne-Marie Viel (L’Agriculture biologique : une réponse ?, Éditions Entente, Paris, 1979) écrit: « Steiner est un des premiers à pressentir la notion d’écosystème. Pour lui, l’exploitation agricole biodynamique constitue un véritable organisme, qui doit se suffire à lui-même. Unité de base d’un paysage agricole doué d’une santé et d’une capacité de production durables, elle est le gage de la stabilité d’une société face aux crises politiques et économiques qui peuvent surgir« .
Dans mon livre Les moissons du futur, je cite aussi l’ ouvrage coordonné par Claire Lamine et Stéphane Bellon (respectivement sociologue et agronome à l’INRA), où Pierre Masson, l’un des pionniers de l’agriculture biodynamique écrit: « Plus qu’une méthode ou une technique, l’agriculture biodynamique est aussi une philosophie des rapports entre l’homme et la nature, entre l’homme et la terre. La biodynamie tente d’approfondir les lois spécifiques du vivant et de les appliquer à l’agriculture. La pédosphère, l’écosphère et le paysage, ainsi que l’atmosphère et l’environnement cosmique, constituent l’environnement naturel. Les cultures, les animaux, l’agriculteur ainsi que l’environnement économique dans son entier exercent une influence à tous les niveaux de cet environnement naturel et réciproquement, créant ainsi des interrelations complexes. […] L’agriculture biodynamique se fonde sur une compréhension et une prise en compte de ces interactions afin de stimuler le vivant et ses propriétés intrinsèques dans le but de préserver un organisme sain, garant d’une agriculture durable« . (in Claire Lamine et Stéphane Bellon (dir.), Transitions vers l’agriculture biologique. Pratiques et accompagnements pour des systèmes innovants, Quae/Educagri, Paris, 2009
Comme je l’ai écrit dans Les moissons du futur, j’ai lu (en allemand dans le texte!), la série de huit conférences que Rudolf Steiner donna du 7 au 16 juin 1924, dans le château de Koberwitz (situé aujourd’hui en Pologne). J’ai été frappée, bien sûr, par la dimension spirituelle qui les habite – et que certains critiques considèrent comme fort « hermétique » –, mais aussi par la modernité de leur contenu. Regroupées sous le nom de Cours aux agriculteurs, ces conférences constituent le fondement de la biodynamie . « Une agriculture saine devrait pouvoir produire en elle-même tout ce dont elle a besoin », expliqua Rudolf Steiner lors de la deuxième conférence, prononcée le 10 juin 1924. Intitulée « Les forces de la terre et du cosmos », il y soulignait la place centrale qu’il accordait au sol, considéré comme un « organe véritable » au sein de l’exploitation agricole, conçue, elle, comme une « individualité » où interagissent des « processus vitaux » en liaison avec des « forces cosmiques ». Le fait que Steiner souligne le rôle des « forces cosmiques » et notamment de la lune dans le processus agricole ne m’a pas surprise: mon grand-père- un « simple » paysan du Poitou Charentes m’a toujours expliqué qu’il tenait compte des cycles lunaires pour décider de la date de ses semis, pratique que mon père a abandonnée au nom de la « modernité » (faite d’engrais et de pesticides chimiques), ce qu’il regrette aujourd’hui… Quant à la place du sol dans le processus agricole, c’est précisément parce qu’ils l’ont ignorée que les adeptes de la « révolution verte » ont contribué à l’érosion massive des sols partout dans le monde!
Pour Steiner, la ferme est un « organisme vivant » unique, reposant sur l’interaction de nombreux éléments que le paysan, tel un « chef d’orchestre », cherche à harmoniser, en créant une « multitude de liens ».
Concrètement, l’agriculteur biodynamique se distingue de ses collègues biologiques « traditionnels » par l’application de trois principes, ainsi que l’explique le viticulteur Pierre Masson : la « conception de la ferme comme un organisme agricole, vivant, diversifié et le plus autonome possible pour tous les intrants », ce qui implique la cohabitation des animaux et des cultures ; l’utilisation d’un calendrier planétaire pour réaliser les travaux agricoles au moment le plus opportun, car « en biodynamie, l’influence des astres et de la Lune joue un rôle central sur la croissance des plantes ; et l’utilisation de « préparations biodynamiques », comme la « bouse de corne », pour renforcer l’équilibre des sols et des plantes.
Ah! La « bouse de corne »! Je vois déjà les esprits rationnels sursauter à la lecture de ces mots! Rassurez-vous, l’efficacité de la « bouse de corne » ne relève pas de la magie, mais de propriétés physico-chimiques très rationnelles, ainsi que me l’a expliqué Friedrich Wenz, un céréalier de la Forêt Noire, dont les résultats agricoles sont si spectaculaires que sa ferme attire, chaque année, des centaines de paysans européens, qui n’en peuvent plus des effets de la « modernité agricole« : érosion des sols, vulnérabilité aux aléas climatiques, baisse des rendements, etc (ainsi qu’on le voit dans mon film Les moissons du futur). Dans cette vidéo, Friedrich Wenz raconte son enquête pour comprendre comment fonctionne la « bouse de corne ».
Au Sénégal, j’ai rencontré un paysan qui pratique la biodynamie dans une zone carrément désertique, où il obtient des résultats proprement spectaculaires, ainsi qu’on le voit dans la seconde partie de cette vidéo.
En résumé, les « arguments », avec lesquels Jean-Baptiste Malet prétend nier à Pierre Rabhi la qualité de « vrai paysan » sont grossiers; de même qu’est injuste et calomnieuse sa tentative de dépeindre l’inspirateur du mouvement des Colibris comme un « gourou – terme qu’il prend bien garde de ne pas utiliser, car susceptible d’entraîner des poursuites judiciaires, en raison de sa connotation très négative- totalement déconnecté de la réalité du monde et tourné vers le passé. J’ajoute qu’il est fort dommage que Le Monde Diplomatique ait accepté de publier un article aussi déséquilibré et partial.