Fred vom Saal (Université de Columbia/Missouri ), Louis Guillette (Université de Floride) et Niels Skakkebaek (Université de Copenhague) font partie des pionniers de la recherche sur les perturbateurs endocriniens. Ce terme a été forgé par la zoologue américaine Theo Colborn lors d’une rencontre historique qu’elle a organisée en juillet 1991 à Wingspread (Wisconsin), à laquelle participaient 21 scientifiques (dont Fred vom Saal et Louis Guillette) qui avaient constaté une augmentation significative des troubles de la reproduction et des malformations congénitales dans la faune sauvage, tandis qu’au même moment Niels Skakkebaek constatait qu’entre 1938 et 1990 les hommes avaient perdu 50% de leurs spermatozoïdes. En clair : la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat avait baissé de moitié en moins de cinquante ans, un phénomène inquiétant qui n’a cessé de progresser…
Pour bien comprendre comment fonctionnent les « perturbateurs endocriniens »- comme le Bisphenol A ou BPA utilisé dans les récipients en plastique dur comme les biberons, le glyphosate et de nombreux pesticides, ou encore le PFOA des poêles antiadhésives, etc- je transcris un extrait de mon livre Notre poison quotidien, où je raconte ma rencontre avec Theo Colborn (aujourd’hui décédée).
Les perturbateurs endocriniens, de dangereux « brouilleurs de pistes »
« Qui a inventé le terme “perturbateur endocrinien” ? » Contre toute attente, la question a fait sourire Theo Colborn : « Ah ! Ce fut toute une histoire, m’a-t-elle répondu. Au fur et à mesure qu’avançait le colloque, l’excitation mais aussi l’inquiétude gagnaient les participants, qui prenaient conscience de la gravité du phénomène qu’ils venaient d’identifier. Mais quand il s’est agi de le nommer, nous eûmes beaucoup de mal. Finalement, un consensus s’est dessiné autour du terme “perturbateur endocrinien” – que personnellement je trouve très laid, mais nous n’en avons pas trouvé de meilleur !
– Qu’est-ce qu’un perturbateur endocrinien ?
– C’est une substance chimique qui interfère avec la fonction du système endocrinien. Quelle est la fonction du système endocrinien ? Il coordonne l’activité de la cinquantaine d’hormones que fabriquent les glandes de notre organisme, comme la thyroïde, l’hypophyse, les glandes surrénales, mais aussi les ovaires ou les testicules. Ces hormones jouent un rôle capital, car elles règlent des processus vitaux comme le développement embryonnaire, le taux de glycémie, la pression sanguine, le fonctionnement du cerveau et du système nerveux, ou la capacité à se reproduire. C’est le système endocrinien qui contrôle tout le processus de construction d’un bébé, depuis la fécondation jusqu’à la naissance : chaque muscle, la programmation du cerveau ou des organes, tout cela en dépend. Le problème, c’est que nous avons inventé des produits chimiques qui ressemblent aux hormones naturelles et qui peuvent se glisser dans les mêmes récepteurs, en allumant une fonction ou en l’éteignant. Les conséquences peuvent être funestes, surtout si l’exposition à ces substances a lieu pendant la vie intra-utérine. »
Pour bien mesurer l’enjeu de ces propos, il faut comprendre très précisément comment opèrent les hormones naturelles une fois qu’elles sont libérées par les glandes dans le sang et les fluides qui entourent les cellules. Elles sont souvent comparées à des « messagers chimiques » qui circulent dans l’organisme à la recherche de « cellules cibles » présentant des « récepteurs » qui leur sont compatibles. L’autre image souvent utilisée est celle d’une « clé » (l’hormone) capable de pénétrer dans une « serrure » (le récepteur) pour ouvrir une « porte » (une réaction biologique). Une fois qu’une hormone s’est attachée à un récepteur, celui-ci exécute les instructions qu’elle lui transmet, soit en modifiant les protéines contenues dans la cellule cible, soit en activant des gènes pour créer une nouvelle protéine qui provoque la réaction biologique appropriée. « Le problème, m’a expliqué Theo Colborn, c’est que les perturbateurs endocriniens ont la capacité d’imiter les hormones naturelles en se fixant sur les récepteurs et en déclenchant une réaction biologique au mauvais moment ; ou, au contraire, ils bloquent l’action des hormones naturelles en prenant leur place sur les récepteurs. Ils sont également capables d’interagir avec les hormones en modifiant le nombre de récepteurs ou en interférant avec la synthèse, la sécrétion ou le transport des hormones. »
Comme l’écrivent André Cicollela et Dorothée Benoît Browaeys, les perturbateurs endocriniens ne sont pas des « toxiques au sens classique », car « ils agissent comme des leurres, des manipulateurs. Ils s’immiscent dans nos fonctions les plus intimes, digestives, respiratoires, reproductives, cérébrales, et jouent les “brouilleurs de pistes” en usant de faux messages. Ils agissent à des doses infinitésimales et sont de nature chimique très variée[i] ». « Ces substances chimiques opèrent à des concentrations d’une part par million ou même par milliard, confirme Theo Colborn. Le problème, c’est qu’un infime glissement dans l’alchimie hormonale peut entraîner des effets irréversibles, notamment quand il intervient à des moments très sensibles du développement prénatal, qu’on appelle les “fenêtres d’exposition”. »
Et je dois dire que cette question des « fenêtres d’exposition » du fœtus lors d’une grossesse m’a particulièrement bouleversée. Mère de trois adolescentes, j’ai été saisie d’une vive inquiétude, presque viscérale, quand j’ai découvert l’incroyable subtilité de l’organogenèse, c’est-à-dire du processus de formation des organes de l’enfant à naître, qui se déroule essentiellement pendant les treize premières semaines de la grossesse. « Il existe des phases critiques durant ce développement, expliquent ainsi Bernard Jégou, Pierre Jouannet et Alfred Spira, auteurs du livre La Fertilité est-elle en danger ? Ce sont celles, souvent brèves durant quelques heures ou quelques jours, pendant lesquelles certains organes ou fonctions se mettent en place. Ainsi, l’exposition à des modifications physiques, chimiques et/ou biologiques pourra avoir des effets différents, souvent de façon spectaculaire, selon le moment de l’exposition. Une variation de quelques jours dans le moment de survenue d’un événement peut se traduire par des effets radicalement différents. […] Lorsque les mécanismes maternels, embryo-fœtaux et placentaires doivent s’adapter à des perturbations de l’environnement, cette compensation peut également engendrer des effets secondaires essentiellement négatifs, qui se manifesteront à long terme[ii]. »
Les trois spécialistes de renommée internationale expliquent alors que, agissant comme un « cheval de Troie[iii] », les perturbateurs endocriniens ingérés par la mère peuvent faire dérailler des moments clés de l’organogenèse de son bébé en gestation, comme la différenciation sexuelle – qui a lieu très précisément au quarante-troisième jour –, la formation de la plaque neurale qui donnera le cerveau (du dix-huitième au vingtième jour) ou celle du cœur (quarante-sixième et quarante-septième jours). Évidemment, je ne savais rien de tout cela quand j’étais enceinte de mes filles, dans les années 1990. Et, malheureusement, les futures mamans d’aujourd’hui ne sont pas davantage au courant…
Et à ceux qui prétendent que les hormones de synthèse sont finalement très semblables à celles produites naturellement par les plantes – une argutie que j’ai pu lire à plusieurs reprises dans la littérature des scientifiques et lobbyistes liés à l’industrie –, Theo Colborn et ses coauteurs répondaient dès 1996 d’une manière définitive : « L’organisme est capable de métaboliser et d’excréter l’œstrogène d’origine végétale, tandis que les nombreuses hormones synthétiques créées par l’homme résistent au processus normal de dégradation. Et, au contraire, elles s’accumulent dans l’organisme, en exposant les humains et les animaux à des doses faibles, mais constantes. Ce modèle d’une exposition chronique aux hormones est sans précédent dans l’histoire de notre évolution et, pour pouvoir nous adapter à ce nouveau danger, il ne faut pas des dizaines, mais des milliers d’années[iv]. »
[i] André Cicolella et Dorothée Benoît Browaeys, Alertes Santé, op. cit., p. 231.
[ii] Bernard Jégou, Pierre Jouannet et Alfred Spira, La Fertilité est-elle en danger ?, La Découverte, Paris, 2009, p. 54.
[iii] Ibid., p. 147.
[iv] Theo Colborn, Dianne Dumanoski et John Peterson Myers, Our Stolen Future, op. cit., p. 82.