Commençons par la bonne nouvelle: la France s’est enfin doté d’un programme de biosurveillance permettant de mesurer la présence des polluants chimiques dans les organismes de sa population. Confié à Santé Publique France, celui-ci a vu le jour dans le cadre du Grenelle de l’environnement qui s’est tenu en 2007. Sept ans plus tard (!) était lancée l’enquête Esteban (2014-2016) qui a permis de prélever les urines, le sérum et les cheveux de 1104 enfants et 2503 adultes, dans lesquels ont été recherchées des molécules largement utilisées pour la fabrication de produits de consommation courante: Bisphénols, phtalates, parabènes, éthers de glycol, retardateurs de flamme bromés et composés perfluorés. Cette première enquête ne concernait pas les métaux et les pesticides qui seront traités ultérieurement.
Les résultats publiés aujourd’hui montrent que ces polluants du quotidien sont présents dans l’organisme de tous les Français.
Pour commenter ces résultats, je m’appuie sur l’investigation que j’avais menée pour mon film et livre Notre poison quotidien.
Qu’est-ce qu’un programme de biosurveillance?
Le concept a été créé au début des années 2000 par le Center for Disease Control d’Atlanta (CDC), l’organisme chargé de la veille sanitaire aux États-Unis. Le CDC conduisait alors le premier programme de « biomonitoring » du monde, visant à évaluer la « charge chimique corporelle » (chemical body burden) de la population américaine. Publié en mars 2001, le premier rapport avait constaté la présence des 212 molécules recherchées dans la quasi-totalité des 2 400 volontaires testés. Le bisphénol A figurait largement en tête, devant le polybromodiphényléther (PBDE), un retardateur de flammes, le PFOA (revêtement des poêles antiadhésives) et bon nombre de pesticides (ou leurs métabolites), comme l’alachlore (le Lasso), l’atrazine, le chlorpyriphos, mais aussi les insecticides organochlorés, les PCB, le glyphosate, etc.
Devant l’inertie des autorités européennes et française ( où persistait la politique de l’autruche , consistant à ne pas chercher pour ne pas trouver, afin de justifier leur inertie) plusieurs organisations non gouvernementales ont financé des études de biosurveillance : le WWF (le Fonds mondial pour la nature) a publié en avril 2004 les résultats d’une enquête de grande envergure, baptisée « Detox ». L’ONG a mené une campagne de prélèvements sanguins auprès de trente-neuf députés européens, quatorze ministres de la Santé ou de l’Environnement. Les résultats furent à la hauteur de ceux constatés par le CDC américain : soixante-seize substances chimiques toxiques ont été retrouvées dans le sang des représentants européens (sur les 101 recherchées). En moyenne, chaque député était porteur d’un cocktail de quarante et un produits toxiques, composé de substances persistantes (qui ne se dégradent pas dans la nature) et bioaccumulatives (qui s’accumulent dans le corps). Plus récemment, Générations Futures a testé chez sept volontaires (dont je faisais partie, avec Nicolas Hulot, Delphine Batho, Yannick Jadot, Isabelle Autissier, José Bové, et Yann Arthus Bertrand) la présence de 200 perturbateurs endocriniens à partir d’une mèche de cheveux. Résultat: nous avions tous entre 19 et 68 perturbateurs endocriniens dans notre corps!
Quels polluants ont été recherchés par l’enquête Esteban?
Bisphénols A, S et F : ces molécules sont utilisées pour la fabrication de polycarbonates (plastiques durs) et de résines époxy que l’on retrouve dans des équipements électroniques, des emballages alimentaires, des papiers thermiques, des peintures ou encore des vernis. Les bisphénols S et F sont utilisés depuis plusieurs années comme alternatives au bisphénol A ou BPA (interdit en France depuis 2015 pour les récipients alimentaires, comme les biberons, boîtes de conserve, cannettes de soda, ou bonbonnes d’eau ) mais leur production reste minoritaire.
Phtalates: emballages alimentaires, jouets, revêtements de sol en vinyle, produits cosmétiques, produits d’entretien ménagers, peintures. D’après l’enquête Esteban, l’alimentation participerait à 90% de l’exposition totale.
Parabènes : produits cosmétiques et de soins personnels.
Ethers de glycol : peintures, encres, vernis, colles, produits d’entretien ménagers, cosmétiques, pesticides.
Retardateurs de flamme bromés : appareils ménagers, textiles, mousses et plastiques .
Composés perfluorés : Le PFOA et le PFOS sont utilisés comme imperméabilisants textiles, mousses anti-incendies, dans les revêtements antiadhésifs, et certains emballages alimentaires etc. Tefal dit ne plus utiliser de PFOA pour ses fameuses « poêles Tefal » depuis 2015.
Notons que l’usage de tous ces produits est réglementé, avec des normes comme la Dose Journalière Acceptable (DJA), qui désigne la petite quantité de produit que nous sommes censés pouvoir ingérer sans tomber malades. Ou plutôt sans tomber… raides morts. Car, comme je l’ai démontré dans Notre poison quotidien, la DJA ne sert à rien, quand il s’agit de molécules chimiques considérées comme des perturbateurs endocriniens. Ce qui est le cas de tous les produits testés dans l’enquête Esteban.
Qu’est-ce qu’un perturbateur endocrinien?
Le terme « endocrine disruptor » a été inventé par la zoologue Théo Colborn (auteure de Our stolen Futur, publié en France sous le titre L’homme en voie de disparition?). Dans les années 1980, celle-ci a consulté un millier d’études publiées par des scientifiques nord-américains qui constataient des troubles de la reproduction récurrents dans la faune sauvage: malformations congénitales et infertilité des bélugas du Golfe de Saint Laurent (Pierre Béland), des Goélands argentés des lacs Ontario et Michigan (Glen Fox) ou des alligators du lac Apopka (Louis Guillette) , féminisation des panthères mâles de Floride (Charles Facemire). Tous ces scientifiques ont été réunis par Théo Colborn lors de la conférence de Wingspread en 1991.
J’ai eu l’honneur d’interviewer Théo Colborn peu avant sa mort. Voici la définition qu’elle m’a donnée d’un perturbateur endocrinien:
« C’est une substance chimique qui interfère avec la fonction du système endocrinien. Quelle est la fonction du système endocrinien ? Il coordonne l’activité de la cinquantaine d’hormones que fabriquent les glandes de notre organisme, comme la thyroïde, l’hypophyse, les glandes surrénales, mais aussi les ovaires ou les testicules. Ces hormones jouent un rôle capital, car elles règlent des processus vitaux comme le développement embryonnaire, le taux de glycémie, la pression sanguine, le fonctionnement du cerveau et du système nerveux, ou la capacité à se reproduire. C’est le système endocrinien qui contrôle tout le processus de construction d’un bébé, depuis la fécondation jusqu’à la naissance : chaque muscle, la programmation du cerveau ou des organes, tout cela en dépend. Le problème, c’est que nous avons inventé des produits chimiques qui ressemblent aux hormones naturelles et qui peuvent se glisser dans les mêmes récepteurs, en allumant une fonction ou en l’éteignant. Les conséquences peuvent être funestes, surtout si l’exposition à ces substances a lieu pendant la vie intra-utérine. »
Pour bien mesurer l’enjeu de ces propos, il faut comprendre très précisément comment opèrent les hormones naturelles une fois qu’elles sont libérées par les glandes dans le sang et les fluides qui entourent les cellules. Elles sont souvent comparées à des « messagers chimiques » qui circulent dans l’organisme à la recherche de « cellules cibles » présentant des « récepteurs » qui leur sont compatibles. L’autre image souvent utilisée est celle d’une « clé » (l’hormone) capable de pénétrer dans une « serrure » (le récepteur) pour ouvrir une « porte » (une réaction biologique). Une fois qu’une hormone s’est attachée à un récepteur, celui-ci exécute les instructions qu’elle lui transmet, soit en modifiant les protéines contenues dans la cellule cible, soit en activant des gènes pour créer une nouvelle protéine qui provoque la réaction biologique appropriée.
« Le problème, m’a expliqué Theo Colborn, c’est que les perturbateurs endocriniens ont la capacité d’imiter les hormones naturelles en se fixant sur les récepteurs et en déclenchant une réaction biologique au mauvais moment ; ou, au contraire, ils bloquent l’action des hormones naturelles en prenant leur place sur les récepteurs. Ils sont également capables d’interagir avec les hormones en modifiant le nombre de récepteurs ou en interférant avec la synthèse, la sécrétion ou le transport des hormones. »
Quels sont les effets des perturbateurs endocriniens?
La caractéristique des hormones de synthèse comme le Bisphénol A, les phtalates ou les parabens c’est qu’elles agissent à de très faibles doses. Contrairement aux autres molécules, pour les pertubateurs endocriniens, ce n’est pas la « dose qui fait le poison » (selon le principe de Paracelse), mais le moment de l’exposition. Voilà pourquoi la bonne vieille « DJA » si chère à nos régulateurs ne sert à rien! En octobre 2019, j’ai filmé à la l’Université de la Nouvelle Orléans un symposium sur les perturbateurs endocriniens, où participaient une centaine de scientifiques. Parmi eux: Retha Newbold, biologiste dans le département toxicologie du très renommé National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS). Elle a présenté ses travaux sur le Bisphénol A qui engendre des troubles de la reproduction, des cancers et de l’obésité chez des souris exposées in utero, des dysfonctionnements qui peuvent se transmettre jusqu’à la troisième génération. Retha Newbold a conclu son allocution par ces mots qui m’avaient fait froid dans le dos: « Les mammifères qui ont été exposés dans le ventre de leurs mères à de très faibles doses de perturbateurs endocriniens développent après leur naissance toutes sortes de maladies: c’est ce que nous appelons l’ origine fœtale des maladies de l’adulte ».
Les effets des perturbateurs endocriniens sur la santé sont documentés par des milliers d’études:
- Infertilité et stérilité. Ainsi que l’a montré dès 1990 le scientifique danois, Niels Skakkebaek la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat a baissé de moitié en moins de cinquante ans (de 1940 à 1990). En Europe, on estime que 20 % des jeunes couples ont du mal à avoir un enfant, en raison de la perte et baisse de qualité des spermatozoïdes des jeunes gens.
- Cancers hormono-dépendants (sein, prostate et testicules). Une femme née en 1953 a trois fois plus de « chance » d’avoir un cancer du sein qu’une femme née en 1913. Un homme né en 1953 a douze fois plus de « chance » d’avoir un cancer de la prostate qu’un homme né en 1913.
- Troubles de l’attention
- Obésité
- Diabète
J’ai récemment été auditionnée par l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST). Voici la liste des recommandations que j’ai présentée:
- Mettre fin au secret commercial qui couvre les données des études toxicologiques fournies par les industriels aux agences de réglementation.
- Exiger la publication des études toxicologiques dans les journaux scientifiques. Les agences de réglementation ne devraient prendre en compte que les études publiées, comme le fait le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC).
- Assurer plus de transparence dans le processus d’évaluation. L ’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) devrait s’inspirer du CIRC : l’identité des auteurs qui rédigent les rapports doit être communiquée, ainsi que leurs éventuels conflits d’intérêt.
- Présence d’observateurs indépendants (ONG) lors des séances d’évaluation des produits avec un libre accès aux données toxicologiques.
- Respecter la réglementation européenne : si au moins deux études indépendantes montrent qu’un produit est cancérigène, mutagène, tératogène ou un perturbateur endocrinien, il doit être interdit.
- Appliquer principe de précaution.
- Rétablir la charge de la preuve : c’est aux industriels de montrer que leurs produits sont inoffensifs et pas aux victimes de montrer qu’ils sont toxiques.
- Revoir les programmes de formation médicale, en incluant un enseignement sur la santé environnementale et notamment les perturbateurs endocriniens .
- Interdire les perturbateurs endocriniens, comme la France l’a fait pour le Bisphénol A dans les récipients alimentaires.
- Lancer une grande campagne d’information sur les effets des perturbateurs endocriniens à destination des femmes enceintes, mais aussi des médecins.
- Lancer une campagne publique de bio-surveillance pour détecter les résidus de glyphosate chez les citoyens français. Comme je le raconte dans mon livre Le Roundup face à ses juges, au printemps 2016, Générations Futures a mesuré les résidus de l’herbicide, considéré comme un perturbateur endocrinien, chez trente « cobayes » , dont je faisais partie. Nous avions tous du glyphosate dans nos urines. Depuis plus de 6000 « pisseurs volontaires » ont fait tester leurs urines. Tous sont imprégnés, et particulièrement les enfants. Le parquet de Paris a recensé 1 505 plaintes déposées en France pour « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « atteintes à l’environnement ».
Il est temps que les pouvoirs publics assument leurs responsabilités en prenant les mesures qui s’imposent pour protéger efficacement la population des effets mortifères des produits chimiques plutôt que de protéger l’intérêt des industriels.