Je viens d’apprendre que le trompettiste Ibrahim Maalouf a été relaxé en appel, de l’agression sexuelle envers une mineure qui avait effectué un stage dans son studio d’Ivry-sur-Seine en… 2013.
Je mets en ligne un papier que j’avais rédigé avant l’audience de la cour d’appel, prévue initialement le 23 mars, et repoussée en raison du confinement. Aucun des journaux que j’avais contactés (Mediapart, Huffington Post, Les Jours, L’observateur, Le Monde, Libération) n’avait accepté de le publier, même en version courte. Je laisse aux lecteurs et lectrices toute liberté pour interpréter ce refus.
« Je suis extrêmement exigeante avec les enseignants qui travaillent avec les jeunes de la Maîtrise de Radio France. Or, en six ans de collaboration avec Ibrahim Maalouf, je n’ai jamais ressenti la moindre ambiguïté, ni aucune familiarité de sa part, alors que certaines adolescentes étaient fascinées par lui, au point de faire le planton devant sa loge. Ibrahim savait très bien gérer ce genre de situation délicate, en mettant clairement une frontière entre lui et ses élèves. »
Disons le clairement : sans le témoignage de Sofi Jeannin, une Suédoise qui dirige la Maîtrise de Radio France, – 180 jeunes filles entre 13 et 17 ans-, je ne me serais pas lancée dans l’écriture de ce papier. Par les temps qui courent, il y a des coups à prendre, et j’ai plein d’autres chats à fouetter. Seulement voilà : au printemps 2019, j’ai reçu un mail énigmatique d’Ibrahim Maalouf qui voulait me parler. J’adore la musique de ce trompettiste hors pair. Mais pourquoi, diable, cherchait-t-il à me joindre ? Après une recherche sur internet, j’ai découvert que le 23 novembre 2018, le tribunal correctionnel de Créteil l’a condamné à quatre mois de prison avec sursis pour une agression sexuelle sur une collégienne de 14 ans . Le musicien a fait appel. Et là j’ai compris la raison de son courriel.
Du déni de la pédophilie à la « pédofolie »
Dans les années 2000, j’ai réalisé trois documentaires qui racontaient le calvaire d’enseignants accusés injustement de pédophilie[1]. J’ai même écrit un livre sur ce sujet politiquement incorrect[2]. C’est en tournant en 1999 un reportage pour Envoyé Spécial à l’Institut de santé mentale de la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN), surnommé « La Verrière », que j’ai entendu parler, pour la première fois, de « fausses allégations de pédophilie ». « Depuis peu, nous voyons arriver des enseignants qui ont été accusés de pédophilie et qui, bien que blanchis par la justice, n’arrivent pas à s’en remettre », m’avait expliqué le directeur de l’hôpital psychiatrique. Et puis, la même année, la directrice de l’école de mes trois petites filles avait annoncé que la classe verte annuelle était supprimée, car les instituteurs ne voulaient pas « courir de risque ».
C’était juste après l’affaire Dutroux. Le parcours meurtrier de « l’ogre de Charleroi » avait déclenché un tel cataclysme qu’on était passé du déni de la pédophilie, à ce que d’aucuns appelaient la « pédofolie »[3], c’est-à-dire « l’obsession des agressions sexuelles, ouvrant la porte à tous les excès », pour reprendre les mots de Marceline Gabel, qui contribua pourtant à la levée du tabou sur les abus sexuels en France. Dans un texte, intitulé « La question pédophile », l’avocat Henri Leclerc enfonçait le clou: « Notre société est en train de basculer dans un système de suspicion généralisée. Tout enseignant, tout adulte qui s’occupe d’enfants dans le cadre d’une activité associative devient un suspect en puissance. Ne va-t-on pas vers une société où l’on interdira d’aimer d’autres enfants que les siens ? » Et le président de la Ligue des droits de l’homme d’ajouter : « Or, dans ce domaine, vouloir apprécier les actes délinquants de façon nuancée, c’est courir le risque d’être accusé de défendre les pédophiles. »[4]
Les dégâts de la « circulaire Royal »
Face à la logorrhée médiatico-politique qui caractérisait les années de l’après-Dutroux, il fallait un certain courage pour se tenir un tant soit peu à l’écart de l’unanimisme ambiant, en évoquant publiquement les dérives de la lutte contre la pédophilie, qu’incarnait la fameuse « circulaire Royal » du 26 août 1997. En effet, surfant sur l’air du temps et désireuse de laver l’Éducation nationale de ses errements antérieurs, Ségolène Royal, alors ministre de l’Education nationale, s’était lancée dans une croisade contre les violences sexuelles à l’école. Sa circulaire ne faisait pas dans la dentelle : elle enjoignait à tout fonctionnaire, sous peine de sanction, de signaler « immédiatement et directement » au procureur de la République la moindre allégation de pédophilie dont il aurait pris connaissance dans le cadre de son travail. « Le radicalisme du dispositif de signalement a entraîné une véritable épidémie d’accusations infondées, car le texte même autorise tout et n’importe quoi », m’avait expliqué Alain Aymonier, le président de la Fédération des autonomes de solidarité (FAS). »[5]
De fait, jusqu’au « Tchernobyl judiciaire »[6] que fut le procès de l’affaire d’Outreau, en mai 2004, les dérapages furent nombreux, n’importe qui pouvant effectivement dire n’importe quoi, pour d’obscurs motifs, en étant assuré de faire mouche. C’est ainsi qu’on vit des instituteurs suspendus et placés en détention provisoire, pour avoir mis la main sur l’épaule de l’un de leurs élèves ; on vit aussi des fonctionnaires zélés, dénoncer un collègue sur une simple rumeur, colportée par des élèves ou des parents malveillants qui voulaient régler leur compte à un enseignant. Les « signalements parapluie » provoquèrent des suicides, comme celui de Bernard Hanse ou de Vincent Cosson, deux professeurs d’éducation physique, finalement blanchis par la justice. Ces affaires déclenchèrent une véritable panique dans la profession, où on se mit à bannir les agrès pour éviter d’avoir à toucher les élèves en les parant.
D’après le bilan dressé par la FAS, de 1997 à 2004, quelque six cents enseignants ont été accusés à tort de pédophilie, et 73% des signalements adressés aux procureurs ont fait l’objet d’un classement sans suite, d’un non-lieu ou d’une relaxe. Clairement la machine judiciaire s’est emballée.
Une « justice d’exception »
Face à la pression conjointe de l’opinion et des pouvoirs publics s’est développée dans notre pays une véritable « justice d’exception », selon les termes de l’avocate Florence Rault, car « le droit s’est incliné devant les exigences vindicatives et croissantes de la dictature de l’émotion »[7]. Du Parquet aux juges du siège, en passant par les services de police et les experts, rares sont ceux qui ont su résister aux sirènes ambiantes en gardant la tête froide. « Toute affaire qui arrive sur le bureau du procureur est assurée d’un traitement judiciaire, le parquet s’estimant obligé de poursuivre, s’insurgeait ainsi la spécialiste de droit public dans un livre qu’elle a consigné avec le psychiatre Paul Bensussan. S’il s’agit d’un braquage ou d’un homicide, la justice respecte le droit ; en revanche, elle oublie tous ses principes, dès que surgit la moindre allégation d’abus sexuel ». [8]
De fait, la trentaine d’affaires que j’ai épluchées ne constituaient pas de simples « bavures », car elles présentaient des dysfonctionnements récurrents dessinant une catégorie judiciaire à part, mélange de droit d’exception et de non-droit pur et simple. « On n’instruit pas sur des doutes mais à partir d’hypothèses qu’il faut vérifier » [9], résumait le juriste Antoine Garapon » dans la revue Esprit, où il énumérait toutes les dérives constatées : inversion de la charge de la preuve, où ce n’est plus au ministère public d’apporter la preuve des faits dénoncés, mais au mis en cause de prouver son innocence ; enquête uniquement à charge, absence de reconstitution et de confrontation ; expertises à sens unique.
« Toute attitude suspecte devient un début de preuve, y compris le fait que vous ayez des difficultés passagères avec votre épouse », m’avait expliqué Me Francis Lec, l’avocat de la FAS.» C’est ainsi que Vincent Cottalorda apprend pendant sa garde à vue qu’une fillette de six ans l’accuse de lui avoir touché « le zizi et le cucul » dans les toilettes. Découvrant l’identité de sa jeune accusatrice, il fournit deux informations qui n’intéressent guère les enquêteurs : un jour, elle s’était enfermée involontairement dans les WC de l’école, et il avait dû utiliser un tournevis pour faire sauter le loquet de la porte. Et puis, un an auparavant, il l’avait adressée à l’assistante sociale du secteur, en raison d’un comportement préoccupant. À ses dénégations, les gendarmes assènent la phrase miracle, source de tant de polémiques et d’erreurs judiciaires : « Les enfants disent toujours la vérité » . « En fait, déplorait Me Lec, la circulaire Royal a inscrit dans le marbre la présomption de crédibilité de l’enfant, qui, progressivement, a substitué à la présomption d’innocence, principe fondamental de notre système juridique, la présomption de culpabilité. »
Un « smack » controversé
« J’ai été très choquée par le procès en première instance : je suis venue témoigner de mon expérience avec Ibrahim, mais la juge ne m’a posé aucune question. Elle avait même l’air agacé par mon témoignage. » Les mots de Sofi Jeannin sont confirmés par la journaliste du Parisien, qui a noté que la présidente du tribunal était « outrageusement hostile »[10], preuve, s’il en était besoin, que le régime judiciaire d’exception développé après l’affaire Dutroux est toujours à l’œuvre. Gageons qu’il en sera ainsi pour longtemps, car la récente et salutaire libération de la parole des femmes, victimes d’agressions sexuelles dans le cadre de leur travail, ne peut qu’accentuer la pression sur les professionnels de la justice qui n’ont malheureusement pas été formés pour éviter ce que Paul Bensussan appelle « les pièges du soupçon »[11]. La principale difficulté que ceux-ci rencontrent est l’impossibilité de réunir des preuves légales permettant d’établir la réalité de l’agression (sauf en cas de viol sur de très jeunes enfants), car en l’absence de témoins et de traces physiques du forfait, l’ensemble de la procédure repose finalement sur le témoignage du mineur accusateur confronté à la parole de l’adulte mis en cause. Pour sortir de ce dilemme insoluble – qui croire ?- tous ceux qui entendent concilier la présomption d’innocence et la protection de l’enfance, recommandent de se poser une première question : quels sont les faits reprochés et sont-ils matériellement possibles ? Cela semble tomber sous le sens, mais dans plusieurs affaires de mon corpus, cette vérification élémentaire n’a pas été faite : ainsi il a fallu seize mois à une juge d’instruction du Maine et Loire pour établir que les « allégations fantasmatiques » d’un élève de sept ans, qui accusait son instituteur d’avoir tenté de le sodomiser pendant la récréation, étaient « infondée , en raison de la configuration de la salle de classe, avec deux grandes fenêtres donnant sur une rue passante ». Seize longs mois, pendant lesquels l’instituteur a été suspendu de ses fonctions par l’Education nationale, alors qu’un simple transport sur les lieux lui aurait évité ce calvaire.
Quels sont les faits reprochés à Ibrahim Maalouf ? D’après les comptes rendus de la presse, ils se seraient produits en décembre 2013, pendant le stage de 3ème qu’effectuait l’adolescente de quatorze ans, apprentie trompettiste, dans la société de l’artiste (alors âgé de 33 ans). Le musicien et son ex-stagiaire s’accordent sur l’objet du délit : un baiser a bien eu lieu, le mercredi 11 décembre, devant l’Olympia, autour de 22 heures 45, au moment où se terminait un concert de Elton John. Ce soir-là, Maalouf avait rendez-vous avec Pierre Niney et une équipe de Paris Première, pour une interview dans le cadre de la promotion du film Yves Saint-Laurent, dont il avait fait la musique. L’artiste n’a cessé de clamer que le « bisou » « a été initié par la jeune fille, ainsi que l’écrit Le Monde. A la barre, il a mimé comment il lui a pris les poignets pour la repousser, sans la brusquer »[12], ce que conteste l’accusatrice.
Inquiets de l’état de santé de leur fille qui se scarifiait et souffrait de troubles alimentaires, les parents ont porté plainte en janvier 2016, plus de deux ans plus tard. Comme l’a rapporté Laure Beccuau, procureur de Créteil, c’est bien le « smack » – « un acte unique » que Maalouf aurait « regretté » -, qui est à l’origine de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « atteinte sexuelle ». Dans l’entretien qu’elle a accordé à l’AFP, la procureur, souligne « l’état psychologique compliqué de l’adolescente, qui était dans une relation d’admiration face à son idole»[13]. Manifestement, au cours d’une nouvelle audition, l’ accusatrice a rajouté une seconde accusation : Ibrahim Maalouf aurait procédé à des attouchements dans son studio d’enregistrement. « Attrapée par le bassin, comme si on faisait l’amour mais habillés, je sentais son sexe derrière moi sur mes fesses », a-t-elle déclaré à la barre. Lors du procès, l’ancienne stagiaire, alors âgée de 18 ans, a modifié sa déposition initiale : les attouchements n’auraient pas eu lieu le jeudi-après midi, comme elle l’avait d’abord affirmé, car l’artiste a pu prouver qu’il était absent ce jour-là, mais le vendredi après-midi. Ibrahim Maalouf rejette ces accusations, en arguant qu’après l’incident devant l’Olympia, il s’est organisé pour n’être jamais seul avec l’adolescente dans son studio, où des caméras de surveillance filment en permanence. Curieusement, le juge n’a pas estimé nécessaire de se transporter sur les lieux, ni d’organiser une reconstitution ou une confrontation. Son enquête s’est résumée à une audition de la jeune fille, à une expertise psychiatrique de l’accusatrice et de l’accusé , et à l’interrogatoire de Maalouf qui est resté deux jours en garde à vue, sans l’assistance d’un avocat « J’ai été convoqué par la police, sans connaître le motif, m’a raconté le musicien. Le policier n’a cessé de me répéter qu’à cause de moi cette jeune fille était en danger et qu’elle avait besoin de mes excuses pour aller mieux. J’étais bouleversé. J’ai signé les procès-verbaux sans les relire, car mes musiciens m’attendaient pour un enregistrement depuis quarante-huit heures, sans savoir où j’étais ».
Finalement, l’affaire a été requalifiée en « agression sexuelle », ce qui, à la différence du délit d’ « atteinte sexuelle », exclut le consentement du ou de la mineur(e) âgé(e) de moins de 15 ans. Depuis sa condamnation en première instance Ibrahim Maalouf est inscrit sur le fichier des délinquants sexuels.
La parole de l’enfant n’est pas « sacrée »
« Pourquoi mentirait-elle ? C’est ce qu’a dit le procureur à propos de la jeune plaignante , se souvient Sofi Jeannin. C’est étrange d’entendre cette question de la part d’un professionnel de la justice. J’ai déjà eu un élève qui était amoureux de moi. C’est un fantasme courant chez des adolescents qui reportent leur désir d’amour sur des personnes de référence qu’ils admirent. Ce fantasme fait partie de la construction des jeunes, et il n’est pas dangereux quand il se passe dans un lieu sûr ». Les propos de la directrice de la Maîtrise de Radio France sont au cœur du débat qui continue de déchirer les professionnels de la protection de l’enfance sur la « crédibilité de la parole de l’enfant ». De nombreux travaux ont été menés sur la suggestibilité des tout petits enfants, comme ceux, pionniers, du psychologue Alfred Binet. L’inventeur du quotient intellectuel a notamment montré que les enfants peuvent être influencés par l’interrogateur, en s’appropriant les informations qu’il a insinuées par ses questions. De même dans un livre-référence L’enfant témoin[14], Stephen Ceci et Maggie Bruck, professeurs de psychologie à l’Université Cornell (États-Unis) et McGill (Canada) dressent le bilan des multiples expériences conduites dans des laboratoires d’Amérique du Nord, où des scandales de l’ampleur d’Outreau ont défrayé la chronique : celles-ci ont mesuré l’effet des techniques d’interrogatoire sur le compte rendu des enfants et leur capacité à distinguer entre des faits réels et imaginaires. Et la conclusion est sans appel : « L’exactitude du rapport d’un enfant décroît à mesure qu’il est interrogé de manière suggestive par des interrogateurs qui éludent l’examen d’hypothèses alternatives. De tels interrogatoires peuvent ternir la preuve à un degré tel que la vérité risque de ne plus jamais faire surface ». Pour les adolescents en prise avec l’irruption de fantasmes sexuels, le risque de ce que le psychologue Hubert Van Gijseghem appelle un « faux positif » – à savoir une suspicion d’abus sexuels qui n’ont eu lieu que dans l’imagination de ceux qui les ont dénoncés, mais qui sont, néanmoins, traités comme des abus avérés- est d’autant plus grand que n’a pas été pris en compte le « contexte de la divulgation, c’est-à-dire les circonstances entourant le dévoilement »[15]. Considéré comme l’un des pionniers dans la recherche scientifique sur les abus sexuels envers les enfants, le professeur de l’Université de Montréal propose d’utiliser une grille d’analyse systématique, baptisée « Statement Validity Analysis », pour aider les experts à évaluer le témoignage de l’enfant, et tout particulièrement des adolescents. Cette grille est également recommandée par des chercheurs proches du docteur Pierre Straus, qui fut le « découvreur » en France des abus sexuels sur enfants. Dans un ouvrage collectif, intitulé Allégations d’abus sexuels, parole d’enfant, parole d’adultes[16], le psychiatre Frank Zigante note que « la probabilité qu’une énonciation soit fausse » augmente considérablement avec « les jeunes adolescents peu structurés et carencés affectivement, dont la fantasmatisation peut être débordante à cette époque de leur vie ». Dans ce cas, précise son collègue Michel Boublil, l’allégation « pourra être un mensonge volontaire destiné à nuire, une croyance délirante, le symptôme d’un trouble de la personnalité, le signe d’une anxiété pathologique à l’égard de la sexualité en général ou des abus sexuels en particulier. » Parmi les dix questions que comprend la grille d’évaluation, j’en retiens deux qui me paraissent pertinentes pour l’affaire Maalouf :
– « Qui révèle l’allégation : c’est-à-dire qui fait de ce qui est dit et entendu une allégation d’abus sexuels ?
– Quel est l’état de l’accusateur? Son développement est-il harmonieux ? »
Des vies brisées
« En expertise, le magistrat nous demande d’évaluer la crédibilité de l’enfant. Or, il y a un amalgame qu’il faut lever entre crédibilité, sincérité, vérité et véracité. La crédibilité cela veut dire : “Je n’ai pas détecté chez cet enfant une tendance particulière à l’affabulation.” La sincérité, c’est le fait de croire à ce que l’on raconte. Être sincère ne signifie pas forcément dire la vérité. D’ailleurs, de quelle vérité parlons-nous ? De la vérité psychologique, c’est-à-dire de ce que le sujet ressent ? De la vérité judiciaire, c’est-à-dire de ce que la justice va pouvoir établir comme avéré ou comme infondé ? Ou de la vérité historique, c’est-à-dire de ce qui s’est réellement passé ? » [17]
Ainsi s’exprimait le psychiatre Paul Bensussan, lors d’un colloque intitulé « Écouter l’enfant et respecter la présomption d’innocence », qui réunissait des magistrats, des avocats, des psychiatres, des inspecteurs d’académie et des responsables de la protection de l’enfance. C’était la première fois qu’étaient publiquement débattus les effets dévastateurs sur les mineurs eux-mêmes des « fausses allégations de pédophilie » que Marceline Gabel considérait comme une « autre forme de maltraitance » des enfants. Dans un entretien filmé[18] que la responsable de l’Observatoire de l’enfance en danger, a réalisé avec Paul Bensussan, celle-ci tirait la sonnette d’alarme : « Les fausses allégations d’abus sexuel fabriquent une victime, car l’enfant va devoir grandir dans la conviction qu’il a été victime d’un abus sexuel. » De fait, une étude publiée par Linda Starr, une chercheuse de l’Université de Caroline du Nord, confirme les tourments psychologiques qui affectent de jeunes adultes ayant fait condamner injustement des hommes pour pédophilie : « Ces enfants, qui n’ont pas été abusés sexuellement, ont néanmoins expérimenté un trauma comparable à ceux qui l’ont réellement été »[19], a-t-elle déclaré au New York Times.
Des trente cas que j’ai étudiés, il ressort que les dégâts causés sont énormes : pour l’accusateur qui paie les pots cassés d’un traitement judiciaire inapproprié de son mal-être ; et pour le mis en cause, dont la vie et la carrière sont brisées par l’étiquette qui lui colle à la peau. Après sa condamnation en première instance, Ibrahim Maalouf a perdu plusieurs contrats à l’étranger, ainsi que de nombreuses collaborations en France, comme celle avec la Maîtrise de Radio France. « Tant qu’il ne sera pas blanchi par la justice, je ne pourrai plus travailler avec lui, déplore Sofi Jeannin. C’est triste car ce n’est pas facile de trouver des ambassadeurs de son calibre qui aiment transmettre leurs compétences et acceptent de consacrer un peu de leur temps à la pédagogie »
[1] « L’ère du soupçon » (France 3, 2002) ; « Chasse au pédophile, quand la rumeur tue» (Canal+, 2004) et « L’école du soupçon » ( France 5 , 2007).
[2] L’école du soupçon, les dérives de la lutte contre la pédophilie, La Découverte, Paris, 2005.
[3] C’est le titre d’un livre du psychanalyste Alex Raffy, La Pédofolie. De l’infantilisme des grandes personnes, De Boeck, Bruxelles, 2004.
[4] Henri Leclerc, « La question pédophile », L’Infini, automne 1997, p. 6.
[5] La FAS propose un « appui juridique, financier et moral » à ses 715 000 adhérents, tous issus de l’enseignement public ».
[6] Le Parisien, 10 juin 2004.
[7] Vincent Magos (dir.), Procès Dutroux. Penser l’émotion, Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance/ministère de la Communauté française, Temps d’arrêt, Bruxelles, p. 129.
[8] Paul Bensussan et Florence Rault, La Dictature de l’émotion. La protection de l’enfant et ses dérives, Belfond, Paris, 2002.
[9] Esprit, 1er juillet 2004.
[10] Le Parisien, 10 novembre 2018.
[11] Paul Bensussan, Inceste, le piège du soupçon, Belfond, Paris, 1999
[12] Le Monde, 23 novembre 2018.
[13] Le Figaro et AFP agence, 9 mars 2017.
[14] Stephen J. Ceci et Maggie Bruck, L’Enfant témoin. Une analyse scientifique des témoignages d’enfants, De Boeck Université, Bruxelles, 1998
[15] Hubert Van Gijseghem (dir.), Us et abus de la mise en mots en matière d’abus sexuel, Éditions du Méridien, Montréal, 1999
[16] Michel Manciaux et Dominique Girodet (dir.), Allégations d’abus sexuels. Parole d’enfant, paroles d’adultes, Fleurus, Paris, 1999
[17] Fédération des autonomes de solidarité, Actes du colloque « Écouter l’enfant et respecter la présomption d’innocence », 21 février 2002.
[18] Produit par ANTHEA, avec le soutien du conseil général du Var, l’entretien a été diffusé dans la collection « Parole donnée ».
[19] Maggie Jones, « Who was abused ? », New York Times, 19/9/ 2OO4.