Créé en 1965 et basé à Lyon, l’organisme onusien a pour mission de rédiger des rapports, baptisés « monographies sur l’évaluation des risques cancérigènes pour les humains », dont le but est de classer les produits chimiques, mais aussi les matériaux industriels ou certains produits de consommation courante en fonction de leur potentiel cancérigène. Pour cela, le CIRC fait appel à des experts internationaux, choisis en fonction de leur expertise, mais aussi de leur indépendance par rapport au produit évalué. Depuis 2009, les membres du « groupe d’experts » qui participent à la rédaction des monographies sont tenus de « déclarer les programmes de recherche, les activités professionnelles et revenus financiers » qui pourraient relever d’un conflit d’intérêts. Pour l’évaluation du glyphosate, qui faisait partie du volume 112 des monographies[i], dix-sept experts se sont réunis à Lyon du 3 au 10 mars 2015, dont l’identité a été dûment publiée – ce qui est tout sauf un point de détail, j’y reviendrai (voir infra, chapitre 8). Ils ont siégé en leur nom propre en raison de leurs « capacités scientifiques individuelles et non en tant que représentants de leur gouvernement ou de l’organisation à laquelle ils sont affiliés ». Dans le groupe, seul Peter Egeghy, un scientifique de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA) a déclaré un lien avec les fabricants de glyphosate : au cours des quatre dernières années, il avait touché 2 000 dollars par an en remboursement des frais de transport qu’avait occasionnés sa participation à des colloques organisés par l’American Chemistry Council, regroupant les industriels américains de la chimie. Au regard des sommes en jeu, le CIRC a considéré que cela ne constituait pas un conflit d’intérêts. Toutes ces informations sont fournies au début de la monographie, accessible en ligne.
Pendant les douze mois précédant leur réunion lyonnaise, les experts ont examiné la littérature scientifique relative au glyphosate et au Roundup, à savoir toutes les études publiées dans les revues scientifiques. Si j’ai souligné ces mots, c’est que ce point est absolument capital. Ainsi que l’explique une « note au lecteur » au début de la monographie, les « évaluations du CIRC » sont des « jugements scientifiques qualitatifs sur les preuves en faveur ou contre la cancérogénicité du produit étudié, telles que fournies par les données disponibles ». Pour être « disponibles », les « données » doivent donc être publiées et accessibles à tous.
Pour le glyphosate, les experts ont examiné un millier d’études. Ils en ont retenu 250, en raison de leur qualité, qu’ils ont évaluées collectivement pendant leur session de travail à Lyon. Aux dix-sept experts étaient associés un « spécialiste invité », Christopher Portier[1], dont je reparlerai ultérieurement (voir infra, chapitre 8) et deux « observateurs » : le Britannique Thomas Sorahan, envoyé par Monsanto, et l’Allemand Christian Strupp[2], représentant l’European Crop Protection Association, organisme fédérant tous les producteurs de pesticides européens.
L’objectif des experts était de ranger le glyphosate dans l’un des quatre groupes prévus par la classification du CIRC. Le groupe 1 concerne les molécules considérées comme « cancérigènes pour les humains » : il s’agit d’une catégorie exceptionnelle, car pour qu’une molécule y soit inscrite, il faut disposer de données épidémiologiques sur les humains qui sont très difficiles à obtenir. En 2016, seules cent dix-neuf « agents » étaient classés dans ce groupe (comme l’amiante, le benzène, la dioxine, le formaldéhyde, le tabac, la pilule anticontraceptive ou le gaz moutarde). Vient ensuite le groupe 2A, « cancérigènes probables pour les humains » qui caractérise les substances pour lesquelles il « existe des preuves limitées de cancérogénicité chez les humains et suffisamment de preuves chez les animaux de laboratoire » (on en comptait quatre-vingt-une en 2016) – c’est dans ce groupe que le glyphosate a été classé. Pour le groupe 2B, les données expérimentales chez l’animal sont moins significatives (292 agents). Le groupe 3 (505 agents) désigne des substances pour lesquelles il n’est pas possible de se prononcer au regard des données éparses et insuffisantes. Enfin, le groupe 4, « probablement non cancérigène pour les humains », ne comptait en 2016 qu’une seule substance : le caprolactame (un composé organique utilisé dans la synthèse du nylon).
Sur les quelque 100 000 produits chimiques qui ont envahi notre environnement depuis la Seconde Guerre mondiale, seuls 998 ont été évalués par le CIRC, dont seulement une trentaine de pesticides. C’est très peu ! J’avais essayé de comprendre pourquoi en février 2010, lorsque j’avais interviewé Vincent Cogliano qui dirigeait alors le programme des monographies. Je retranscris ici une partie de cet entretien très instructif que j’avais réalisé pour mon film et livre Notre poison quotidien.
« Il faut savoir que sur les 100 000 produits que vous mentionnez, seuls quelque 2 000 ou 3 000 ont été testés du point de vue de leur potentiel cancérigène, m’avait expliqué l’épidémiologiste américain. Pour les pesticides, il nous est très difficile d’évaluer leur potentiel cancérigène, parce que la majorité des études expérimentales qui les concernent ne sont pas publiques. Certes, les firmes qui produisent les pesticides sont censées fournir des données toxicologiques aux agences de réglementation et elles font des tests. Mais les études ne sont jamais publiées et, de plus, elles sont protégées par le secret commercial… Les seuls pesticides que nous avons pu évaluer sont des substances très anciennes et si controversées qu’elles ont fait l’objet de nombreuses études indépendantes publiées dans les journaux scientifiques. Comme par exemple le DDT ou le lindane, aujourd’hui interdits en agriculture.
– Comment expliquez-vous que les études conduites par l’industrie des pesticides ne soient pas publiées dans des revues scientifiques ?, avais-je demandé, sidérée par ce que je venais d’entendre.
– Euh… Il n’est peut-être pas dans l’intérêt des firmes de publier des résultats qui suggèrent que leurs produits peuvent être nocifs, m’avait répondu Vincent Cogliano, cherchant visiblement ses mots. De toute façon, elles ne sont pas obligées de rendre publiques leurs études[ii]… » Pour que le lecteur comprenne bien l’incroyable information qu’avait lâchée le directeur des monographies du CIRC, je me permets de la synthétiser : les fabricants de pesticides conduisent des études toxicologiques car celles-ci sont exigées par les agences de réglementation, mais ils se gardent bien de les publier dans des revues scientifiques, où elles seraient soumises à un comité de lecture et donc à un examen critique. Cela empêche le CIRC de les évaluer, ce qui permet aux industriels de proclamer haut et fort que leurs produits ne sont pas cancérigènes !
Ce beau tour de passe-passe a profité à Monsanto pendant plus de quarante ans. Et puis la machine à embobiner s’est grippée, au fur et à mesure que le glyphosate devenait une molécule « controversée », pour reprendre le terme de Vincent Cogliano. C’est précisément parce que les dégâts causés par l’herbicide devenaient de plus en plus visibles que des dizaines de chercheurs indépendants se sont penchés sur la molécule, ce qui a permis au CIRC de l’évaluer. Mais, comme l’a dit Damián Verzeñassi, le désastre sanitaire était déjà largement entamé…
[1] Christopher Portier est un scientifique de renommée internationale aujourd’hui retraité. Dans sa déclaration de conflit d’intérêts, il a signalé qu’il travaillait à temps partiel pour l’Environmental Defense Fund, une ONG écologiste de Washington.
[2] Le premier travaille à l’Université de Birmingham, le second chez ADAMA, un fabricant de pesticides.
Notes du chapitre 3
[i] Intitulée « Quelques pesticides et herbicides organophosphorés », la monographie a évalué, outre le glyphosate (p. 331-412), le malathion, le parathion, le diazinon et le tetrachlorvinphos (elle est accessible à l’adresse <frama.link/53CuaDyZ>).
[ii] Entretien de l’auteure avec Vincent Cogliano, Lyon, 10 février 2010.