La fabrique du doute

J’étais hier l’invitée de C politique, où j’ai parlé de journalisme, de glyphosate et des coups tordus de Monsanto. J’ai évoqué aussi la « fabrique du doute« , cette technique d’intoxication (au sens propre et au sens figuré) de l’opinion publique et des décideurs mise au point par l’industrie du tabac pour entretenir artificiellement une fausse polémique scientifique sur les effets cancérigènes de la cigarette. J’ai raconté tout cela en 2011 dans mon livre Notre poison quotidien qui accompagnait le film éponyme.

Le « savoir-faire » des cigarettiers a largement inspiré les industriels de la chimie, dont Monsanto (et Bayer) qui dépense des millions de dollars pour entretenir le doute sur la toxicité du glyphosate.

Voici un extrait de mon livre.

Tabac et cancer du poumon : le rideau de fumée

« L’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes, a affirmé Devra Davis, lors d’une conférence au Musée Carnegie d’histoire naturelle de Pittsburgh, le 15 octobre 2009. C’est aussi celle d’un modèle de duplicité et de tromperie[1] qui a servi à tous les industriels de la chimie. » Il n’est pas facile de rencontrer l’épidémiologiste américaine, qui a dirigé à Pittsburgh le premier centre de cancérologie expérimentale et vit aujourd’hui à Washington. Quand je l’ai contactée à l’automne 2009, elle parcourait les États-Unis, d’amphithéâtres en réunions publiques, pour présenter son livre L’Histoire secrète de la guerre contre le cancer, tout en préparant un nouvel ouvrage sur les dangers du téléphone portable[i].

Douée d’un réel talent oratoire, mêlant anecdotes privées et informations scientifiques, la scientifique de soixante-quatre ans sait conquérir son public. Lors de la conférence de Pittsburgh, elle a raconté, diapositives à l’appui, qu’elle a grandi à Denora (Pennsylvanie), un haut lieu de l’industrie sidérurgique, où « les gens venaient s’installer, parce qu’il y avait de la fumée et la fumée signifiait qu’il y avait du travail. La ville était recouverte de suie, car les hauts fourneaux étaient alimentés avec du charbon[ii] ». Elle a rapporté aussi qu’en 1986, alors qu’elle travaillait à l’Académie nationale des sciences, elle a informé son « boss », Frank Press, de son intention d’écrire un livre sur les causes environnementales du cancer, mais que celui-ci lui a vivement conseillé de n’en rien faire, car « cela ruinerait sa carrière ». « Pourtant, a-t-elle expliqué, depuis qu’en 1971 le président Nixon a déclaré la guerre contre le cancer, la maladie n’a cessé de progresser. Pourquoi ? Parce que, depuis le début, nous nous battons avec les mauvaises armes, en privilégiant la recherche de traitements plutôt que la prévention. Je ne dis pas que les traitements ne sont pas importants et je suis bien placée pour le savoir, car mon père est mort d’un myélome multiple et ma mère d’un cancer de l’estomac. Mais je dis que tant qu’on ne s’attaquera pas aux polluants chimiques, aux hormones de synthèse, aux pesticides ou aux ondes, on ne pourra pas gagner la guerre contre le cancer. Pour cela, il faut avoir le courage d’affronter de puissants intérêts et les mensonges des industriels qui cachent la dangerosité de leurs produits, comme l’ont fait pendant si longtemps les fabricants de tabac. »

« Pourquoi dites-vous que l’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes ?, ai-je demandé à Devra Davis après la conférence.

Parce que ce sont les fabricants de tabac qui ont écrit le scénario qui sert depuis à toute l’industrie chimique pour nier la toxicité de ses produits. Ils ont perfectionné le système mis en place par les industriels du plomb pour entretenir en permanence le doute sur le danger du tabac en ayant recours à des scientifiques grassement payés pour publier des études truquées. Ce fut une incroyable manipulation qui a permis de retarder pendant plus de cinquante ans les mesures de prévention[iii] ! »

Il est impossible de reprendre ici toutes les pièces de ce volumineux dossier, qui a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages[iv]. Je me contenterai donc d’en retracer les grandes lignes, pour me concentrer sur le « scénario » évoqué par Devra Davis, car il éclaire les méthodes utilisées par l’industrie chimique pour manipuler les agences de réglementation et l’opinion publique : s’il y a une chose que j’ai comprise au cours de ma longue enquête, c’est en effet que seul un système bien rodé et récurrent permet d’expliquer le délire chimique dans lequel l’humanité est plongée depuis un demi-siècle.

Victime précoce du tabagisme, comme beaucoup d’adolescents de ma génération, je dois reconnaître que l’histoire du tabac est à cet égard particulièrement édifiante. Son lien avec le cancer des voies respiratoires a été identifié dès 1761 par le médecin britannique John Hill[v]. Un siècle plus tard, le Français Étienne Frédéric Bouisson constatait que sur soixante-huit patients atteints d’un cancer de la bouche, soixante-trois étaient des fumeurs de pipe[vi]. Mais c’est surtout à partir des années 1930 que des études ont montré que le tabac était un puissant cancérigène. L’une d’entre elles a été réalisée par l’Argentin Angel Honorio Roffo, que j’ai déjà évoqué à propos du congrès de Bruxelles de 1936 : il avait montré les effets cancérigènes des rayons solaires, mais aussi des hydrocarbures, dont fait partie le goudron de cigarette[vii][2]. C’est ce qu’avait expliqué à Bruxelles l’épidémiologiste allemand Franz Hermann Müller, alors qu’il préparait la première étude de cas-témoins sur les effets du tabagisme. Publiée en 1939, celle-ci montra que les « très gros fumeurs » avaient seize fois plus de « chance » de mourir d’un cancer du poumon que les non-fumeurs[viii]. Elle révéla aussi que parmi les quatre-vingt-six victimes dont l’histoire avait été reconstituée, une sur trois n’avait jamais fumé mais avait été exposée à des substances toxiques, comme les poussières de plomb (dix-sept cas), le chrome, le mercure ou les amines aromatiques.

Au moment où Müller publiait son étude, l’Allemagne nazie se lançait dans la plus grande campagne antitabac de tous les temps. Ainsi que le raconte l’historien des sciences américain Robert Proctor dans son livre passionnant The Nazi War on Cancer (La guerre nazie contre le cancer), celle-ci s’inscrivait dans l’idéologie hitlérienne « de l’hygiène raciale et de la pureté aryenne du corps », pour laquelle le tabac était un « poison génétique, une cause d’infertilité, de cancer et de crises cardiaques, un gouffre pour les ressources nationales et la santé publique[ix] ». Au grand dam de Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande, qui était un grand amateur de cigares, des mesures draconiennes furent prises avec l’efficacité redoutable de l’appareil national-socialiste, comme l’interdiction de fumer dans les trains et les lieux publics ou de vendre des cigarettes aux femmes enceintes. En avril 1941, était inauguré en grande pompe à Iéna le premier institut de recherche sur les dangers du tabac (Wissenschaftliches Institut zur Erforschung der Tabakgefahren), qui pendant sa courte existence – il fut fermé à la fin de la guerre –, produisit sept études sur les conséquences de l’addiction à la nicotine. La plus importante a été publiée en 1943 par Eberhard Schairer et Erich Schöniger, qui s’inspirèrent de l’étude de cas-témoins de Franz Muller pour comparer les habitudes de vie de 195 victimes d’un cancer du poumon à celles de 700 hommes non malades. Avec des résultats sans appel : sur les 109 victimes d’un cancer du poumon pour lesquelles les familles fournirent des données satisfaisantes, seules trois étaient des non-fumeurs (certains des fumeurs avaient aussi été exposés à l’amiante ou à des agents toxiques industriels)[x].

Mais pour des raisons probablement liées au passé criminel du IIIe Reich, ce ne sont pas les études allemandes qui resteront dans les annales de la lutte contre le tabac. Cet honneur revient à celle de l’épidémiologiste britannique Richard Doll (1912-2005), dont tout indique pourtant qu’il s’est largement inspiré des travaux pionniers de ses prédécesseurs d’outre-Rhin. Robert Proctor raconte ainsi que le jeune étudiant en médecine, alors socialiste convaincu, avait assisté en 1936 à une conférence sur la radiothérapie à Francfort ; le radiologue SS Hans Holfelder y avait fait un exposé, diapositives à l’appui, montrant comment les rayons X, comparés à des « troupes d’assaut nazies », détruisaient les « cellules cancéreuses » incarnées par des Juifs[xi]. En 1950, Richard Doll publie une étude dans laquelle il montre que le risque d’avoir un cancer du poumon « augmente avec la quantité de tabac fumé » et qu’« il peut être cinquante fois plus élevé pour ceux qui fument plus de vingt-cinq cigarettes par jour[xii] ». Conduite dans vingt hôpitaux londoniens, auprès de 649 hommes et 60 femmes souffrant d’un cancer du poumon, cette enquête de cas-témoins fit de Doll l’« une des autorités prééminentes dans le domaine de la santé publique[xiii] », et lui vaudra d’être anobli par la reine en 1971 – nous verrons plus loin qu’il n’hésitera pas à mettre sa notoriété au service de l’industrie chimique, à laquelle il rendra de précieux services contre monnaie sonnante et trébuchante (voir infra, chapitre 11).

En attendant, pour les fabricants de cigarettes, rien ne va plus : entre 1950 et 1953, six études (dont celle de Richard Doll) font la une des journaux d’Amérique et d’Europe. Et puis, en 1954, c’est le coup de grâce : Cuyler Hammond et Daniel Horn, deux épidémiologistes de l’American Cancer Society (ACS), publient la première enquête prospective, fondée sur une cohorte exceptionnelle de 187 776 hommes blancs de cinquante à soixante-neuf ans ; 22 000 volontaires de l’ACS – essentiellement des femmes formées à la conduite d’entretien – ont été envoyés dans tout le pays pour interroger chaque témoin au moins deux fois, à cinq ans d’intervalle. Au terme de la période étudiée, les fumeurs présentaient une surmortalité de 52 %[xiv].

« Notre produit, c’est le doute »

Constatant que leurs ventes commencent à fléchir, les industriels du tabac s’organisent. En 1953, ils créent le Tobacco Industry Research Committee (TIRC, Comité de la recherche de l’industrie du tabac), en plaçant à sa tête… le docteur Clarence Cook Little, l’ancien directeur de l’American Cancer Society, qui avait fait la couverture de Times Magazine en 1937, avec un large sourire et une pipe à la bouche[xv]. Celui-ci s’empresse de minimiser les résultats de l’étude de ses collègues de l’ACS, en brandissant l’argument qui sera désormais le leitmotiv du TIRC : « L’origine, la nature et le développement du cancer et des maladies cardiovasculaires sont des problèmes complexes, déclare-t-il dans une interview à l’US News and World Report, c’est pourquoi il faut plus de recherche, bien conçue, patiemment exécutée et interprétée avec courage et de manière impartiale dans notre recherche de la vérité[xvi]. » « La stratégie du TIRC fut de créer le doute, m’a expliqué Devra Davis. Dorénavant, dès qu’une étude confirmera les dangers du tabac, l’institut proposera des millions de dollars aux universités pour qu’une nouvelle étude soit réalisée, évidemment sous son contrôle. L’afflux d’argent maintiendra artificiellement une illusion de débat scientifique, permettant à l’industrie de dire que la question de la dangerosité du tabac n’est toujours pas réglée, alors qu’elle l’était depuis longtemps ! »

Ce qu’affirme l’épidémiologiste américaine est confirmé par un document secret qui faisait partie d’un carton anonyme reçu par Stanton Glantz, un chercheur de l’université de Californie, en 1994. L’incroyable colis contenait des milliers de pages provenant de Brown & Williamson Tobacco Corporation. Surnommées les cigarettes papers, elles serviront de pièces à conviction dans les grands procès américains contre les fabricants de tabac. Au milieu de cette mine d’informations, il y avait une perle rédigée par l’un des dirigeants de la firme : « Notre produit, c’est le doute, dans la mesure où c’est le meilleur moyen de contrer les “faits” que le public a dans la tête. C’est aussi le moyen de créer une controverse. […] Si dans nos efforts en faveur de la cigarette, nous nous cantonnons à des faits bien documentés, nous pouvons dominer la controverse. C’est pourquoi nous recommandons d’encourager la recherche[xvii]. »

Tout est dit noir sur blanc et, de fait, l’industrie a financé de nombreuses études truquées sur le tabagisme actif et passif, tout en déployant des ressources considérables pour entretenir le doute des consommateurs. Pour cela, elle s’est appuyée sur les journaux qui ont relayé ses messages sous formes d’encarts publicitaires chèrement payés. La première initiative d’envergure date du 4 janvier 1954, lorsque 448 supports de presse, dont The New York Times, publient un pamphlet, intitulé « The Frank Statement » : « La recherche médicale récente indique que le cancer du poumon peut être dû à de nombreuses causes, proclament les cigarettiers, mais il n’y a pas de consensus parmi les autorités au sujet de la cause principale. Il n’y a pas de preuve que le fait de fumer des cigarettes soit l’une des causes. Les statistiques évoquant le lien entre la cigarette et la maladie pourraient tout aussi bien s’appliquer à d’autres aspects de la vie moderne. D’ailleurs, la validité de ces statistiques est questionnée par de nombreux scientifiques. Nous sommes convaincus que les produits que nous fabriquons ne sont pas dangereux pour la santé. Nous avons toujours et continuerons de collaborer étroitement avec ceux dont la mission est de protéger la santé publique. »

Dans le dossier qu’il a constitué pour l’un des procès contre la firme Philip Morris, où il était cité comme expert, Robert Proctor (l’auteur du livre sur La Guerre des nazis contre le cancer) explique pourquoi le « Frank Statement » constitue un texte fondateur : « D’un point de vue historique, il représente le début de l’une des plus grandes campagnes de distorsion délibérée et de tromperie que le monde ait jamais connue, écrit-il. L’industrie du tabac devint une double industrie : l’une fabriquait et vendait des cigarettes et l’autre fabriquait et distribuait le doute sur les dangers du tabac[xviii]. » Pendant plusieurs décennies, en effet, les cigarettiers répéteront à l’envi que les effets cancérigènes du tabac « ne sont pas un fait établi, mais une simple hypothèse », selon les mots d’un représentant de Brown & Williamson en 1971[xix], ou que « la relation entre l’abus du tabac et un certain nombre de maladies cardiovasculaires ou le cancer n’a jamais été scientifiquement établi », pour reprendre ceux de Pierre Millet, le directeur de la firme française Seita, en 1975[xx]. Car, bien sûr, bien qu’elle dépende de l’État, la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes a activement participé à ce que d’aucuns appellent la « conspiration[xxi] », en réclamant toujours plus de « preuves », sans qu’on ne sache jamais quelle « preuve » serait suffisante pour fermer, enfin, le dossier.

Exaspéré par leur déni perpétuel et leur mauvaise foi, Evarts Graham, l’auteur de l’une des études publiées en 1950, a pris les fabricants de tabac au pied de la lettre, en suggérant en 1954 de réaliser des expériences sur des cobayes humains : « Il faut trouver des volontaires qui acceptent qu’on leur enduise les bronches de goudron de tabac avec une fistule pulmonaire, a-t-il expliqué ironiquement dans le journal scientifique The Lancet. L’expérience doit être conduite pendant au moins vingt ou vingt-cinq ans ; les sujets doivent passer toute la période dans des salles à air conditionné, en ne sortant jamais à l’extérieur, même pas une heure, de manière à éviter qu’ils soient contaminés par la pollution atmosphérique ; à l’expiration du délai, ils devront subir une opération ou une autopsie pour qu’on puisse déterminer quels sont les résultats de l’expérience[xxii]. » La proposition provocatrice du chirurgien américain a le mérite de souligner une difficulté que j’ai déjà abordée à propos des pesticides : dans le domaine de la santé environnementale, il est impossible d’obtenir la preuve absolue qu’un produit chimique est bien la seule et unique cause d’une maladie donnée. Cependant, comme l’a dit très justement Christie Todd Whitman, l’ancien administrateur de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis : « L’absence de certitude n’est pas une raison pour ne rien faire[xxiii]. » C’est ce qu’on appelle le « principe de précaution », qui s’est affirmé comme une exigence lors de la conférence des Nations unies à Rio de Janeiro en 1992. Au moment précis où l’étau se resserrait sur les fabricants de tabac, qui, pour parer au danger, ont décidé d’appeler à la rescousse les industriels de la chimie.

La junk science, ou l’alliance sacrée des empoisonneurs

Tout a commencé par une « menace » insupportable pour Philip Morris et consorts. Une fois n’est pas coutume, celle-ci venait de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), qui a rédigé en 1992 un rapport proposant de classer le tabagisme passif comme « cancérigène pour les humains ». Pour « Big Tobacco », l’heure est grave, comme le souligne un mémorandum adressé le 17 janvier 1993 par Ellen Merlo, le vice-président de Philip Morris, à William Campbell, son président, et proposant un plan de bataille : « Notre objectif numéro un est de discréditer le rapport de l’EPA et d’obtenir de l’agence qu’elle adopte une norme pour l’évaluation toxicologique de tous les produits. Parallèlement, notre but est d’empêcher les États, les villes et les entreprises d’interdire le tabac dans les lieux publics[xxiv]. » Pour parvenir à ces fins, Campbell suggère de « former des coalitions locales pour nous aider à éduquer les médias et plus généralement le public sur les dangers de la junk science en les mettant en garde contre des mesures réglementaires prises sans estimer au préalable leurs coûts économiques et humains ».

Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le 20 mai, le numéro un du tabac et APCO Associates, sa firme de communication, lancent une organisation, baptisée The Advancement for Sound Science Coalition (TASSC), la coalition pour le progrès de la science « saine », en opposition à ce qu’elle appelle la junk science, la science « pourrie » (comme on parle de junk food pour désigner la nourriture industrielle). On croit rêver ! Dans son acte de création, la TASSC, qui n’a vraiment pas peur du ridicule, se présente comme une « coalition à but non lucratif qui promeut l’usage de la science saine dans la prise de décision publique ». 320 000 dollars sont immédiatement débloqués pour faire connaître la coalition, par l’envoi de 20 000 lettres auprès d’hommes et femmes d’influence, politiques, journalistes ou scientifiques. Présidée officiellement par Garrey Carruthers, le gouverneur républicain de l’État de New Mexico, la TASSC prend bien garde de cacher le rôle de Philip Morris, ce qui conduit à des situations ubuesques : ainsi, lorsque Gary Huber, un professeur de médecine de l’université du Texas, qui fut consultant pour le cigarettier, a reçu la « lettre », il s’est empressé d’en informer son ancien employeur, pensant que « cela pourrait lui être utile » !

Ce que ne dit pas non plus le courrier de présentation, c’est que pour cette nouvelle opération d’intoxication, Philip Morris s’est alliée avec la Chemical Manufacturers Association (CMA), l’association américaine des industriels de la chimie qui travaillait déjà depuis deux ans sur un projet visant à promouvoir les « bonnes pratiques épidémiologiques » (dans le jargon « GEP », comme good epidemiological practices). Quand on sait de quelles manipulations sont capables tous ces fabricants de poisons, il faut vraiment se pincer pour le croire ! Mais l’affaire est plus sérieuse qu’il n’y paraît, car elle aura des répercussions importantes sur les pratiques scientifiques et renforcera la frilosité légendaire des agences de réglementation, qui seront littéralement harcelées par les représentants de la TASSC. Dans une lettre adressée à Philip Morris en 1994 par l’avocat Charles Lister (du cabinet Covington & Burling, qui défendit les cigarettiers lors des grands procès), on apprend ainsi que « les GEP sont promues en Europe par de nombreuses firmes, et particulièrement Monsanto et ICI[3] ».

Dans l’article très documenté qu’il a consacré à cette incroyable machination, Stanton Glantz (l’heureux destinataire du carton anonyme de Brown & Williamson) met en garde les « professionnels de la santé publique » : « Le mouvement pour la sound science n’est pas un effort spontané de la profession pour améliorer la qualité du travail scientifique, mais est le fruit de campagnes sophistiquées de relations publiques organisées par les responsables et juristes industriels, qui ont pour but de manipuler les références standards de la preuve scientifique pour servir les intérêts de leurs clients[xxv]. »

Revendiquant une « prétendue orthodoxie scientifique », selon les mots du toxicologue français André Cicolella, aujourd’hui porte-parole du Réseau santé environnement, et de la journaliste scientifique Dorothée Benoît Browaeys, les membres de la TASSC cherchent à faire éliminer toute étude qui les dérange, en imposant de nouveaux critères d’évaluation toxicologique des produits chimiques[xxvi]. Parmi les « quinze points » censés caractériser les « bonnes pratiques épidémiologiques », il y en a un auquel ils tiennent particulièrement : ils voudraient que toutes les études présentant des résultats avec un Odds ratio (OR) inférieur à 2 ne soient pas considérées comme « statistiquement significatives ». Comme nous l’avons vu, cela reviendrait à écarter de facto la plupart des études de cas-témoins conduites sur les pesticides, mais aussi celles sur le tabagisme passif (où l’OR est de 1,2 pour le cancer du poumon et de 1,3 pour les maladies cardiovasculaires). D’ailleurs, dans un document interne, la TASSC cite les études sur le « tabagisme passif » comme un exemple de « science malsaine (unsound), incomplète et infondée ».

De plus, les lobbyistes industriels demandent qu’aucune mesure restrictive visant un produit, voire son retrait du marché, ne puisse être prise si les résultats des expériences menées sur les animaux ne remplissent pas une condition à leurs yeux essentielle : il faut que le mécanisme d’action de la substance incriminée ait été « clairement identifié et compris et que soit validée l’extrapolation de l’animal à l’homme[xxvii] ». Pour qu’on comprenne bien les graves conséquences qu’induirait la mise en place d’une telle revendication, imaginons qu’une étude montre qu’un produit X induit des cancers du foie chez des rats. Avant de décider d’agir, il sera exigé des scientifiques qu’ils décrivent très précisément quel est le mécanisme biologique qui a conduit à ce processus de cancérisation, puis qu’ils démontrent que ledit mécanisme fonctionnera de la même manière chez les humains. Autant dire que le produit a de beaux jours devant lui…

Mais ce n’est pas tout ! Alors que ses représentants bataillent pour dicter leur loi auprès des agences de réglementation, la TASSC organise des campagnes de diffamation contre tous les scientifiques qui, malgré les pressions, continuent de faire leur travail. Leurs noms sont jetés en pâture sur un site Web <www.junkscience.com>, dirigé par Steve Milloy, une vedette (très controversée) de la chaîne Fox News, qui est aujourd’hui l’un des leaders du climato-scepticisme. Dès 1997, la liste des prétendus junks scientists comprenait plus de deux cent cinquante noms, dont plusieurs scientifiques que j’ai rencontrés pour mon enquête, comme Devra Davis.

Le mouvement contre la prétendue junk science a bien sûr des relais européens, comme l’European Science and Environmental Movement de Londres, ou en France, le blog des « imposteurs » (<http://imposteurs.over-blog.com>), qui prétend agir depuis 2007 « en défense de la science et du matérialisme scientifique contre tous les charlatanismes et les impostures intellectuelles ». Dirigé par un certain « Anton Suwalki », il semble plutôt œuvrer à « dénigrer les scientifiques et les études dont les résultats ne servent pas la cause des multinationales, indépendamment de la qualité des travaux », pour reprendre les mots de David Michaels[xxviii]. Et le nouveau directeur de l’OSHA d’ajouter : « Big Tobacco a montré la voie et aujourd’hui la production de l’incertitude est pratiquée par des secteurs entiers de l’industrie, car celle-ci a compris que le public n’est pas en mesure de distinguer entre la bonne science et la mauvaise. Créer le doute, l’incertitude et la confusion est bon pour les affaires, car cela permet de gagner du temps, beaucoup de temps. »

[1] « A model of deception », a dit Devra Devis. Le terme anglais deception, difficile à traduire en français, signifie à la fois « tromperie », « fraude », « dissimulation » et « duplicité ».

[2] Le chercheur de Buenos Aires publiait dans des revues éditées en Allemagne, le seul pays qui s’intéressait alors au tabac, car la prévalence du cancer y était la plus élevée du monde (dont 59 % pour le cancer de l’estomac et 23 % pour celui du poumon).

[3] Imperial Chemical Industries a été racheté par AkzoNobel en 2008.

[i] Le livre est sorti depuis : Devra Davis, Disconnect. The Truth about Cell Phone Radiation, what the Industry Has Done to Hide it, and How to Protect Your Family, Dutton Adult, New York, 2010.

[ii] Cette expérience a nourri son premier livre : When Smoke Ran Like Water. Tales of Environmental Deception and the Battle against Pollution, Basic Books, New York, 2002.

[iii] Entretien de l’auteure avec Devra Davis, Pittsburgh, 15 octobre 2009.

[iv] Lire notamment Gérard Dubois, Le Rideau de fumée. Les méthodes secrètes de l’industrie du tabac, Seuil, Paris, 2003.

[v] John Hill, Cautions against the Immoderate Use of Snuff, 1761, Londres, p. 27-38.

[vi] Étienne Frédéric Bouisson, Tribut à la chirurgie, Baillière, Paris, 1858-1861, vol. 1, p. 259-303.

[vii] Angel Honorio Roffo, « Der Tabak als Krebserzeugendes Agens », Deutsche Medizinische Wochenschrift, vol. 63, 1937, p. 1267-1271.

[viii] Franz Hermann Müller, « Tabakmissbrauch und Lungencarcinom », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 49, 1939, p. 57-85. Par « très gros fumeur » Franz Müller entendait quelqu’un qui fume quotidiennement « dix à quinze cigares, plus de trente-cinq cigarettes ou cinquante grammes de tabac à pipe ».

[ix] Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, Princeton University Press, Princeton, 2000 ; voir aussi Robert N. Proctor, « The Nazi war on tobacco : ideology, evidence and possible cancer consequences », Bulletin of the History of Medicine, vol. 71, n° 3, 1997, p. 435-488.

[x] Eberhard Schairer et Erich Schöniger, « Lungenkrebs und Tabakverbrauch », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 54, 1943, p. 261-269. Les résultats de cette étude ont été réévalués en 1995 avec des outils statistiques plus modernes ; la conclusion fut que la probabilité qu’ils soient dus au hasard était de 1 pour 10 millions (George Davey et alii, « Smoking and death », British Medical Journal, vol. 310, 1995, p. 396).

[xi] Anecdote rapportée par Richard Doll à Robert Proctor en 1997 (Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, op. cit., p. 46).

[xii] Richard Doll et Bradford Hill, « Smoking and carcinoma of the lung », British Medical Journal, vol. 2, 30 septembre 1950, p. 739-748.

[xiii] Devra Davis, The Secret History of the War on Cancer, op. cit., p. 146.

[xiv] Cuyler Hammond et Daniel Horn, « The relationship between human smoking habits and death rates : a follow-up study of 187,766 men », Journal of the American Medical Association, 7 août 1954, p. 1316-1328. Les autres études sont : Ernest Wynder et Evarts Graham, « Tobacco smoking as a possible etiologic factor in bronchiogenic carcinoma », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 329-336 ; Robert Schrek et alii, « Tobacco smoking as an etiologic factor in disease. I. Cancer », Cancer Research, vol. 10, 1950, p. 49-58 ; Levin Morton et alii, « Cancer and tobacco smoking : a preliminary report », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 336-338 ; Ernest Wynder et alii, « Experimental production of carcinoma with cigarette tar », Cancer Research, vol. 13, 1953, p. 855-864.

[xv] Times Magazine, 1937, n° 12.

[xvi] US News and World Report, 2 juillet 1954.

[xvii] Brown & Williamson Tobacco Corp., « Smoking and health proposal », Brown & Williamson document n° 68056, 1969, p. 1778-1786, <http://legacy.library.ucsf.edu/tid/nvs40f00>. C’est l’auteur qui souligne.

[xviii] Robert N. Proctor, « Tobacco and health. Expert witness report filed on behalf of plaintiffs in The United States of America, plaintiff, v. Philip Morris, Inc., et al., defendants », Civil Action n° 99-CV-02496 (GK) (Federal case), The Journal of Philosophy, Science & Law, vol. 4, mars 2004.

[xix] « Project Truth : the smoking/health controversy : a view from the other side (prepared for the Courier-Journal and Louisville Times) », 8 février 1971 (document de Brown & Williamson Tobacco Corp., cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 3).

[xx] Le Nouvel Observateur, 24 février 1975 (cité par Gérard Dubois, Le Rideau de fumée, op. cit., p. 290).

[xxi] Voir notamment le film de Nadia Collot, Tabac : la conspiration, 2006.

[xxii] Evarts Graham, « Remarks on the aetiology of bronchogenic carcinoma », The Lancet, vol. 263, n° 6826, 26 juin 1954, p. 1305-1308.

[xxiii] Christie Todd Whitman, « Effective policy making : the role of good science. Remarks at the National Academy of Science’s symposium on nutrient over-enrichment of coastal waters », 13 octobre 2000 (cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 6).

[xxiv] Cité par Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” : tobacco, lawyers and public relations firms », American Journal of Public Health, vol. 91, n° 11, novembre 2001, p. 1749-1757 (c’est moi qui souligne). Ce document, ainsi que tous ceux que je cite dans cette section, sont accessibles sur un site ouvert par Philip Morris à la suite de sa condamnation par la justice : <www.pmdocs.com/Disclaimer.aspx>.

[xxv] Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” », loc. cit.

[xxvi] André Cicolella et Dorothée Benoît Browaeys, Alertes santé. Experts et citoyens face aux intérêts privés, Fayard, Paris, 2005, p. 301.

[xxvii] Ibid., p. 299.

[xxviii] David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 9.