« Stop aux nouvelles routes en Europe, et dans les zones tropicales! »: c’est en substance ce que m’a dit le Pr.Pierre Ibisch, un biologiste allemand qui est spécialiste de l’impact des routes sur la biodiversité et la santé des écosystèmes, des animaux et des humains. Je l’ai interviewé le 9 juin 2020 par zoom pour mon livre La fabrique des pandémies. Son expertise donne raison à tous ceux et celles qui partout en France s’opposent aux projets d’autoroutes ou de routes, comme ce week-end à Castres, où 7000 manifestants se sont rassemblés pour dire non à la construction de l’A69 soutenue notamment par Carole Delga, la présidente de la région Occitanie. Il est temps que ces élu.es qui revendiquent de surcroît des convictions écologiques accordent leurs propos et leurs actes, en changeant définitivement de logiciel: l’avenir n’appartient plus aux constructeurs de routes mais aux défenseurs des arbres, des terres agricoles et des zones humides, qui protègent ainsi nos ressources en eau, le climat, la biodiversité et la santé globale!
Je mets en ligne les pages que j’ai dédiées à Pierre Ibisch dans mon livre.
Les routes favorisent l’émergence de nouvelles maladies
« Bien sûr que nous avons besoin de routes, mais si nous voulons éviter un effondrement global, la question est de savoir jusqu’où l’homme est autorisé à pénétrer dans les derniers espaces naturels, car tout est lié. » À cinquante-trois ans, Pierre Ibisch est professeur de « conservation de la nature » à l’université d’Eberswalde, une petite ville située au nord de Berlin. « Pour moi, le confinement n’a pas été un problème, m’a-t-il expliqué lors de notre entretien le 9 juin 2020. J’habite dans une maison au bord de la forêt, où je vais me balader tous les jours et que je traverse pour rejoindre le campus universitaire. Nous sommes à une demi-heure de la capitale, mais cette région est la moins peuplée d’Allemagne et l’une des plus forestières.
– D’où vous vient votre passion pour la forêt ?
– Je suis né dans le nord-ouest de l’Allemagne, près de la frontière danoise, dans une région où en revanche tous les arbres avaient pratiquement disparu, à l’exception de quelques bosquets ridicules que les grands exploitants agricoles avaient laissés pour se donner bonne conscience ! Quand j’étais gamin, mes parents m’emmenaient en excursion en forêt, où j’adorais attraper des grenouilles ou des serpents pour les observer. Voilà comment j’ai fait des études de biologie ! Je me suis d’abord intéressé aux animaux, puis je suis passé à la botanique grâce à un professeur extraordinaire qui m’a fait entrer dans l’univers fascinant des plantes.
– Y-a-t-il une expérience qui a influencé votre carrière ?
– Tout à fait ! Pour ma thèse, j’ai fait un séjour prolongé en Bolivie dans la province d’Arque, entre Cochabamba et Uru. Je participais à un projet du ministère allemand de la Coopération et j’étais chargé de réaliser une évaluation écologique du secteur pour développer un programme nutritionnel. Et là j’ai appris beaucoup de choses qu’on ne m’avait pas enseignées à l’université. J’étais dans la région la plus pauvre de l’un des pays les plus pauvres de la planète, dans une vallée andine dont l’environnement était extrêmement détérioré. J’en ai tiré deux enseignements : 1) une fois qu’on a passé un certain point de bascule, la dégradation des écosystèmes est irréversible ; 2) on ne pourra pas préserver efficacement l’environnement sans régler la question de la pauvreté. J’ai été aussi très impressionné de constater que l’érosion des écosystèmes s’accompagne d’une érosion culturelle tout aussi dramatique. Je me souviens de virées que j’ai faites avec des campesinos avec qui je travaillais. Nous sommes allés dans d’autres vallées où la forêt primaire avait été épargnée : ils n’en croyaient pas leurs yeux ! Là j’ai compris que si on ne fait pas soi-même l’expérience de la biodiversité, on ne peut rien savoir de ses bienfaits, ni développer de vision pour la préserver. Résultat : on est condamné à la pauvreté.
– Est-ce que la pandémie de covid-19 était prévisible ?
– Évidemment ! Car elle est le produit d’une chaîne d’événements d’origine anthropique qui nous rendent très vulnérables, comme l’étaient les paysans boliviens de ma vallée dégradée : la pression sur les écosystèmes, la densité de population, la globalisation et notre mode de vie hyper-mobile. Cette pandémie est le fruit de notre relation avec la nature et de notre invasion obsessionnelle de l’environnement.
– J’ai été surprise de lire dans l’un de vos articles que 80 % de la surface terrestre étaient sans routes. C’est beaucoup ?
– En fait, de la surface terrestre il faut retirer de vastes territoires, qui n’ont certes pas de routes, mais qui ne sont pas très productifs biologiquement : les déserts du Sahara, les hautes montagnes, la région arctique ou la toundra. Pour le reste, les aires « sans routes » sont fragmentées en quelque 600 000 portions territoriales dont plus de la moitié ont une superficie inférieure à un km2, et dont seulement 7 % sont supérieures à 100 km2. Depuis la publication de notre étude en 2016[i], nous avons réactualisé nos données en utilisant notamment OpenStreetMap, un service collaboratif de cartographie qui renseigne la moindre petite route ou piste. La situation est encore pire que nous ne le pensions car les aires sans routes se sont encore réduites de 5 %.
– Comment les routes affectent-elles la biodiversité ?
– Il y a toute une série d’effets directs ou indirects. Le premier, bien sûr, c’est la perte d’habitats naturels. Ensuite les routes, encore plus si elles sont goudronnées, provoquent des micro-crises climatiques, parce que le sol se réchauffe. De nombreux arbres meurent aux abords des routes. De plus, elles provoquent une fragmentation des communautés animales, voire leur disparition quand il s’agit de gros mammifères. D’une manière générale, pour fuir l’activité perturbatrice de la route, les animaux sont contraints de se déplacer et parfois de changer de comportement. Les oiseaux, par exemple, se mettent à chanter plus fort, pour être entendus en raison de la pollution sonore. Viennent ensuite les effets indirects : la route est toujours le prélude à des activités de déforestation, pour exploiter le bois, des ressources minières ou développer l’élevage ou l’agriculture. Elle permet aux hommes de s’installer, de chasser ou de braconner. C’est comme une maladie qui se déploie en une cascade d’événements affectant la santé des écosystèmes, des animaux et finalement des hommes.
– Quel est le lien entre les routes et les maladies infectieuses émergentes ?
– S’il n’y avait pas eu de routes ouvertes dans les forêts tropicales d’Afrique de l’Est, il n’y aurait probablement jamais eu d’épidémie de sida ou d’Ébola ! Car ce sont les routes qui permettent un contact de l’homme avec la faune dont l’espace vital se réduit. On sait aussi que certaines espèces d’insectes hématophages, tels les moustiques – vecteurs de maladies comme le paludisme, la dengue, le zika ou le chikungunya –, profitent des routes pour coloniser de nouveaux environnements, notamment les zones urbaines d’où partent les routes. Sans oublier les gigantesques feux de forêt, dont les fumées déportées par les vents provoquent des maladies respiratoires dans les zones urbaines.
– Mais nous avons besoin de routes ?
– Je dirais plutôt : nous avons eu besoin de routes dans une partie de notre histoire. En Europe, où le réseau est déjà très développé, on continue de vouloir en construire, pour gagner dix petites minutes sur un trajet ! Quand on sait les dégâts que les routes causent pour la biodiversité et la fonctionnalité des écosystèmes, cela laisse perplexe… Quant aux régions tropicales, il est absolument indispensable de protéger les dernières aires sans routes. Si nous ne le faisons pas, nous exposons nos enfants à de graves dangers qui leur rendront la vie impossible. »
[i] Pierre Ibisch et al., « A global map of roadless areas and their conservation status », Science, n° 354, 2016, p. 1423-1427.