Le clivage gauche/droite est obsolète

L’annonce que j’allais voter EELV aux prochaines élections a suscité un débat fort intéressant. Normal: tous ceux qui ont vraiment conscience que la « maison brûle » ne peuvent qu’enrager de voir cinq listes concourir dans la catégorie « écologie ». Je mets la liste « Renaissance » (LRM) à part, car pour être crédible (je l’ai écrit: on a le droit de changer, sinon on est foutu) il eût fallu que le parti présidentiel ait montré par des actes qu’il avait compris l’urgence écologique. Mais force est de reconnaître qu’en deux ans de pouvoir, il n’a RIEN fait. Beaucoup de paroles et de mesurettes à la marge, mais sur le fond aucune décision d’envergure. 
J’ai été interpelée sur le positionnement droite/gauche de EELV. Pour moi aujourd’hui, le clivage essentiel n’est plus là, mais il est, d’abord,  entre productivistes et non productivistes. Je rappelle qu’un grand nombre de « grands projets inutiles » – comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou EuropaCity- étaient (et sont) portés par des élus socialistes et communistes. Dimanche dernier, j’étais à Gonesse pour soutenir la résistance au projet d’EuropaCity. Juste avant, j’avais reçu , ainsi que tous les intervenants, un courrier de Jean-Pierre Blazy, maire PS de Gonesse, qui m’a consternée. Après avoir noté que EuropaCity « ne saura pas un centre commercial: il n’y aura pas de caddy. Il s’agit d’un pôle dédié aux loisirs et à la culture avec des restaurants, des hôtels et des commerces, comme tout pôle touristique (…) il amènera de l’esthétisme en banlieue« .

Quel esthétisme! Je rappelle que le projet prévoit de bétonner 240 hectares de terres agricoles (EuropaCity + ZAC), et que les promoteurs espèrent 30 millions de visiteurs par an, dont 34% viendront en voiture. Bilan carbone: l’équivalent d’une ville de 140 000 habitants, alors que personne n’habitera sur place! Les opposants , dont la caractéristique commune n’est pas d’être de droite ou de gauche mais d’être antiproductivistes ont conçu un magnifique projet alternatif, baptisé CARMA (Coopération pour une ambition agricole rurale et métropolitaine d’avenir) qui lui me fait rêver!Visant à rendre  aux terres de Gonesse leur destin d’origine – nourrir les habitants de l’Ile-de France -, CARMA  propose d’y installer une zone de production maraichère et agricole de grande envergure, qui pourra fournir en produits frais, sains et de proximité les habitants des environs et notamment les cantines des écoles et des hôpitaux. Cet espace agricole sera doté d’un structure de conditionnement et de diffusion en circuit-court, d’une usine de méthanisation pour les déchets, d’un centre de formation agricole, et sera un hub pour les métiers d’avenir : rénovation thermique, éco-construction, mobilité durable. On y trouvera aussi des circuits de randonnée, des aires de promenades et de forêts, faisant des zones urbaines riveraines des lieux d’habitations recherchées. CARMA c’est l’économie du futur! Malheureusement Jean-Pierre Blazy, l’élu socialiste, n’a toujours rien compris et s’accroche à une vision du développement obsolète, qui est l’une des causes de l’impasse globale dans laquelle nous nous enfonçons.

J’en profite pour souhaiter à Raphaël Gluckmann et Claire Nouvian de parvenir au plus vite à débarrasser le PS (ou ce qu’il en reste) de ses vieux oripeaux productivistes. Sinon Place Publique aura raté sa mission: rompre le lien historique entre la social-démocratie et le productivisme, et j’ajouterais le « croissancisme », c’est-à-dire l’obsession du « toujours plus » – toujours plus de production et de consommation- comme moteur de l’économie. Inutile de préciser que l’autre représentant de la « gauche classique », à savoir le PC, est aussi loin d’avoir fait l’indispensable mutation. J’ai participé samedi dernier à un apéritif dans le passage de Haguette, au coeur de Saint-Denis (93), un terrain vague destiné à « être construit » où un collectif très dynamique a installé un magnifique jardin partagé, ouvert aux écoliers et aux personnes âgées. Très clairement Laurent Russier, le maire PC de Saint-Denis, a du mal à comprendre que l’avenir des villes est dans ce genre d’initiatives plutôt que dans la construction d’un immeuble ou d’un énième terrain de foot…

Un autre point déterminant pour moi, c’est la remise en cause du libéralisme économique, qui dans cette phase ultime du capitalisme mondialisé, a besoin des « accords de libre échange » pour continuer à prospérer (et donc à provoquer ses multiples dégâts). Là-dessus, je pense que l’engagement de EELV et notamment de Yannick Jadot est sans ambiguïté: le parti et sa tête de liste n’ont cessé de s’opposer  au TAFTA, CETA, ou à l’accord avec le Mercosur.

Enfin, j’ai été interpelée sur le « panier de crabes » qu’a longtemps représenté EELV. Je suis d’accord. J’ai moi-même dénoncé, y compris dans une université d’été du parti, l’ego surdimensionné de certains de ses élu(e)s qui ont finalement fait beaucoup de mal à la cause écologique, en utilisant EELV comme un tremplin pour leur carrière personnelle. Ces élue)s ont aujourd’hui quitté le bateau sans aucun état d’âme. Bon débarras! Mais je le répète: on a le droit de changer, sinon on est foutus! Si on n’accepte pas l’idée du « droit au changement », alors que dire de la « mutation écologique » de Jean-Luc Mélenchon ou de Benoît Hamon, qui furent tous les deux des apparatchik du PS, à un moment où socialisme ne rimait pas du tout avec écologie? Or, je suis convaincue que les deux hommes ont sincèrement changé,  et c’est tant mieux!

 

Pourquoi je vais voter EELV

Une fois n’est pas coutume. J’ai décidé de sortir de ma réserve viscérale, probablement due au métier de journaliste que j’exerce depuis trente-cinq ans. Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises: nous sommes dans une situation d’urgence absolument sans précédent et nous ne nous en sortirons pas en gardant les vieux logiciels du XXème siècle. Si nous voulons éviter l’effondrement et permettre à nos enfants de vivre dignement sur notre planète, il nous faut revoir de fond en comble nos modes de pensée, de production, de consommation et tout simplement de vie. Il ne s’agit pas de petites transformations à la marge, mais bel et bien de lancer un vaste programme de transition écologique qui englobe tous les domaines: l’alimentation, l’énergie, les transports, l’habitat, les loisirs, l’éducation, l’argent. Impossible d’y arriver tout seuls avec nos petits bras. Nous avons besoin des politiques, et notamment au niveau européen. On peut certes déplorer – comme je n’ai cessé de le faire pour le glyphosate ou les perturbateurs endocriniens- que les institutions européennes soient gangrénées par les lobbyings, en privilégiant les intérêts privés (industries ou banques) plutôt que d’oeuvrer pour l’intérêt général. Mais, il est trop tard pour attendre une hypothétique révision des traités. Nous n’avons plus le temps! Il nous faut agir avec ce que nous avons, en visant à renverser la table de l’intérieur. Étant donnée l’ampleur des enjeux- dérèglement climatique, extinction de la biodiversité, explosion des inégalités- l’échelle européenne est la bonne: si nous ne portons pas le combat à ce niveau, nous ne parviendrons pas à enclencher et financer l’indispensable transition écologique, dans le peu de temps qui nous reste.

J’ai dit plusieurs fois mon écoeurement face à la multiplication des listes qui accordent une place centrale à l’écologie politique: Génération-s (Benoît Hamon), Place Publique (Raphaël Gluckmann ), La France insoumise (Manon Aubry), Urgence écologie (Dominique Bourg) et EELV (Yannick Jadot). Je le redis haut et fort: cette dispersion favorise les listes qui oeuvrent pour le statu quo. Elle jette aussi un doute sur les motivations profondes de ceux et celles qui portent ces listes: ont-ils vraiment compris l’urgence dans laquelle nous sommes? Roulent-ils vraiment pour l’écologie ou pour eux-mêmes? Encore une fois, pour relever les défis du XXIème siècle, il nous faut inventer de nouvelles manières de faire de la politique, en apprenant à travailler sur des convergences qui permettent de rassembler, afin que l’écologie politique cesse d’être une idée minoritaire pour devenir majoritaire. Ce qu’il nous faut c’est construire une « nouveau pacte national de la résistance », comme le propose le mouvement des « Jours heureux » (créé par des jeunes).

J’ai été sollicitée pour rejoindre au moins deux de ces listes, mais j’ai décliné la proposition, estimant que j’étais plus efficace avec mes films et livres. Je compte plusieurs ami(e)s dans chacune de ces listes, il n’était donc pas évident de les départager…

Finalement je me suis dit que j’allais voter pour EELV, car nous avons besoin d’un groupe Verts fort au parlement européen. Nous avons besoin d’un groupe d’élu(e)s qui sont des écologistes pur sucre, capables d’appliquer les lunettes de l’écologie sur TOUTES les questions traitées dans le cadre de l’Union européenne: le transport, l’énergie, l’habitat, l’agriculture, la culture, les migrants, la finance, etc.  Pas à la marge, au gré des humeurs ou stratégies, mais SYSTÉMATIQUEMENT. Le groupe des Verts au Parlement européen existe et fonctionne bien. Je l’ai vu travailler et bosser sur les dossiers. Il faut qu’il grossisse pour qu’il puisse peser encore davantage.

Mais dès lundi, je reprendrai mon bâton de pèlerine pour encourager tous ceux et celles qui ont vraiment compris  que notre « maison brûle » à travailler ensemble sur un programme politique commun, seul capable  d’éteindre l’incendie. Et là je demanderai à mes ami(e)s d’EELV de faire preuve d’un peu de bienveillance: pour gagner, il faut accepter que les gens changent et que d’anciens « ennemis », comme les élus PS productivistes qui ont soutenu nombre de grands projets inutiles – comme l’aéroport de Notre Dame des Landes ou EuropaCity- deviennent des alliés. Le droit de changer est la condition sine qua non du succès…

 

 

 

 

La fabrique du doute

J’étais hier l’invitée de C politique, où j’ai parlé de journalisme, de glyphosate et des coups tordus de Monsanto. J’ai évoqué aussi la « fabrique du doute« , cette technique d’intoxication (au sens propre et au sens figuré) de l’opinion publique et des décideurs mise au point par l’industrie du tabac pour entretenir artificiellement une fausse polémique scientifique sur les effets cancérigènes de la cigarette. J’ai raconté tout cela en 2011 dans mon livre Notre poison quotidien qui accompagnait le film éponyme.

Le « savoir-faire » des cigarettiers a largement inspiré les industriels de la chimie, dont Monsanto (et Bayer) qui dépense des millions de dollars pour entretenir le doute sur la toxicité du glyphosate.

Voici un extrait de mon livre.

Tabac et cancer du poumon : le rideau de fumée

« L’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes, a affirmé Devra Davis, lors d’une conférence au Musée Carnegie d’histoire naturelle de Pittsburgh, le 15 octobre 2009. C’est aussi celle d’un modèle de duplicité et de tromperie[1] qui a servi à tous les industriels de la chimie. » Il n’est pas facile de rencontrer l’épidémiologiste américaine, qui a dirigé à Pittsburgh le premier centre de cancérologie expérimentale et vit aujourd’hui à Washington. Quand je l’ai contactée à l’automne 2009, elle parcourait les États-Unis, d’amphithéâtres en réunions publiques, pour présenter son livre L’Histoire secrète de la guerre contre le cancer, tout en préparant un nouvel ouvrage sur les dangers du téléphone portable[i].

Douée d’un réel talent oratoire, mêlant anecdotes privées et informations scientifiques, la scientifique de soixante-quatre ans sait conquérir son public. Lors de la conférence de Pittsburgh, elle a raconté, diapositives à l’appui, qu’elle a grandi à Denora (Pennsylvanie), un haut lieu de l’industrie sidérurgique, où « les gens venaient s’installer, parce qu’il y avait de la fumée et la fumée signifiait qu’il y avait du travail. La ville était recouverte de suie, car les hauts fourneaux étaient alimentés avec du charbon[ii] ». Elle a rapporté aussi qu’en 1986, alors qu’elle travaillait à l’Académie nationale des sciences, elle a informé son « boss », Frank Press, de son intention d’écrire un livre sur les causes environnementales du cancer, mais que celui-ci lui a vivement conseillé de n’en rien faire, car « cela ruinerait sa carrière ». « Pourtant, a-t-elle expliqué, depuis qu’en 1971 le président Nixon a déclaré la guerre contre le cancer, la maladie n’a cessé de progresser. Pourquoi ? Parce que, depuis le début, nous nous battons avec les mauvaises armes, en privilégiant la recherche de traitements plutôt que la prévention. Je ne dis pas que les traitements ne sont pas importants et je suis bien placée pour le savoir, car mon père est mort d’un myélome multiple et ma mère d’un cancer de l’estomac. Mais je dis que tant qu’on ne s’attaquera pas aux polluants chimiques, aux hormones de synthèse, aux pesticides ou aux ondes, on ne pourra pas gagner la guerre contre le cancer. Pour cela, il faut avoir le courage d’affronter de puissants intérêts et les mensonges des industriels qui cachent la dangerosité de leurs produits, comme l’ont fait pendant si longtemps les fabricants de tabac. »

« Pourquoi dites-vous que l’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes ?, ai-je demandé à Devra Davis après la conférence.

Parce que ce sont les fabricants de tabac qui ont écrit le scénario qui sert depuis à toute l’industrie chimique pour nier la toxicité de ses produits. Ils ont perfectionné le système mis en place par les industriels du plomb pour entretenir en permanence le doute sur le danger du tabac en ayant recours à des scientifiques grassement payés pour publier des études truquées. Ce fut une incroyable manipulation qui a permis de retarder pendant plus de cinquante ans les mesures de prévention[iii] ! »

Il est impossible de reprendre ici toutes les pièces de ce volumineux dossier, qui a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages[iv]. Je me contenterai donc d’en retracer les grandes lignes, pour me concentrer sur le « scénario » évoqué par Devra Davis, car il éclaire les méthodes utilisées par l’industrie chimique pour manipuler les agences de réglementation et l’opinion publique : s’il y a une chose que j’ai comprise au cours de ma longue enquête, c’est en effet que seul un système bien rodé et récurrent permet d’expliquer le délire chimique dans lequel l’humanité est plongée depuis un demi-siècle.

Victime précoce du tabagisme, comme beaucoup d’adolescents de ma génération, je dois reconnaître que l’histoire du tabac est à cet égard particulièrement édifiante. Son lien avec le cancer des voies respiratoires a été identifié dès 1761 par le médecin britannique John Hill[v]. Un siècle plus tard, le Français Étienne Frédéric Bouisson constatait que sur soixante-huit patients atteints d’un cancer de la bouche, soixante-trois étaient des fumeurs de pipe[vi]. Mais c’est surtout à partir des années 1930 que des études ont montré que le tabac était un puissant cancérigène. L’une d’entre elles a été réalisée par l’Argentin Angel Honorio Roffo, que j’ai déjà évoqué à propos du congrès de Bruxelles de 1936 : il avait montré les effets cancérigènes des rayons solaires, mais aussi des hydrocarbures, dont fait partie le goudron de cigarette[vii][2]. C’est ce qu’avait expliqué à Bruxelles l’épidémiologiste allemand Franz Hermann Müller, alors qu’il préparait la première étude de cas-témoins sur les effets du tabagisme. Publiée en 1939, celle-ci montra que les « très gros fumeurs » avaient seize fois plus de « chance » de mourir d’un cancer du poumon que les non-fumeurs[viii]. Elle révéla aussi que parmi les quatre-vingt-six victimes dont l’histoire avait été reconstituée, une sur trois n’avait jamais fumé mais avait été exposée à des substances toxiques, comme les poussières de plomb (dix-sept cas), le chrome, le mercure ou les amines aromatiques.

Au moment où Müller publiait son étude, l’Allemagne nazie se lançait dans la plus grande campagne antitabac de tous les temps. Ainsi que le raconte l’historien des sciences américain Robert Proctor dans son livre passionnant The Nazi War on Cancer (La guerre nazie contre le cancer), celle-ci s’inscrivait dans l’idéologie hitlérienne « de l’hygiène raciale et de la pureté aryenne du corps », pour laquelle le tabac était un « poison génétique, une cause d’infertilité, de cancer et de crises cardiaques, un gouffre pour les ressources nationales et la santé publique[ix] ». Au grand dam de Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande, qui était un grand amateur de cigares, des mesures draconiennes furent prises avec l’efficacité redoutable de l’appareil national-socialiste, comme l’interdiction de fumer dans les trains et les lieux publics ou de vendre des cigarettes aux femmes enceintes. En avril 1941, était inauguré en grande pompe à Iéna le premier institut de recherche sur les dangers du tabac (Wissenschaftliches Institut zur Erforschung der Tabakgefahren), qui pendant sa courte existence – il fut fermé à la fin de la guerre –, produisit sept études sur les conséquences de l’addiction à la nicotine. La plus importante a été publiée en 1943 par Eberhard Schairer et Erich Schöniger, qui s’inspirèrent de l’étude de cas-témoins de Franz Muller pour comparer les habitudes de vie de 195 victimes d’un cancer du poumon à celles de 700 hommes non malades. Avec des résultats sans appel : sur les 109 victimes d’un cancer du poumon pour lesquelles les familles fournirent des données satisfaisantes, seules trois étaient des non-fumeurs (certains des fumeurs avaient aussi été exposés à l’amiante ou à des agents toxiques industriels)[x].

Mais pour des raisons probablement liées au passé criminel du IIIe Reich, ce ne sont pas les études allemandes qui resteront dans les annales de la lutte contre le tabac. Cet honneur revient à celle de l’épidémiologiste britannique Richard Doll (1912-2005), dont tout indique pourtant qu’il s’est largement inspiré des travaux pionniers de ses prédécesseurs d’outre-Rhin. Robert Proctor raconte ainsi que le jeune étudiant en médecine, alors socialiste convaincu, avait assisté en 1936 à une conférence sur la radiothérapie à Francfort ; le radiologue SS Hans Holfelder y avait fait un exposé, diapositives à l’appui, montrant comment les rayons X, comparés à des « troupes d’assaut nazies », détruisaient les « cellules cancéreuses » incarnées par des Juifs[xi]. En 1950, Richard Doll publie une étude dans laquelle il montre que le risque d’avoir un cancer du poumon « augmente avec la quantité de tabac fumé » et qu’« il peut être cinquante fois plus élevé pour ceux qui fument plus de vingt-cinq cigarettes par jour[xii] ». Conduite dans vingt hôpitaux londoniens, auprès de 649 hommes et 60 femmes souffrant d’un cancer du poumon, cette enquête de cas-témoins fit de Doll l’« une des autorités prééminentes dans le domaine de la santé publique[xiii] », et lui vaudra d’être anobli par la reine en 1971 – nous verrons plus loin qu’il n’hésitera pas à mettre sa notoriété au service de l’industrie chimique, à laquelle il rendra de précieux services contre monnaie sonnante et trébuchante (voir infra, chapitre 11).

En attendant, pour les fabricants de cigarettes, rien ne va plus : entre 1950 et 1953, six études (dont celle de Richard Doll) font la une des journaux d’Amérique et d’Europe. Et puis, en 1954, c’est le coup de grâce : Cuyler Hammond et Daniel Horn, deux épidémiologistes de l’American Cancer Society (ACS), publient la première enquête prospective, fondée sur une cohorte exceptionnelle de 187 776 hommes blancs de cinquante à soixante-neuf ans ; 22 000 volontaires de l’ACS – essentiellement des femmes formées à la conduite d’entretien – ont été envoyés dans tout le pays pour interroger chaque témoin au moins deux fois, à cinq ans d’intervalle. Au terme de la période étudiée, les fumeurs présentaient une surmortalité de 52 %[xiv].

« Notre produit, c’est le doute »

Constatant que leurs ventes commencent à fléchir, les industriels du tabac s’organisent. En 1953, ils créent le Tobacco Industry Research Committee (TIRC, Comité de la recherche de l’industrie du tabac), en plaçant à sa tête… le docteur Clarence Cook Little, l’ancien directeur de l’American Cancer Society, qui avait fait la couverture de Times Magazine en 1937, avec un large sourire et une pipe à la bouche[xv]. Celui-ci s’empresse de minimiser les résultats de l’étude de ses collègues de l’ACS, en brandissant l’argument qui sera désormais le leitmotiv du TIRC : « L’origine, la nature et le développement du cancer et des maladies cardiovasculaires sont des problèmes complexes, déclare-t-il dans une interview à l’US News and World Report, c’est pourquoi il faut plus de recherche, bien conçue, patiemment exécutée et interprétée avec courage et de manière impartiale dans notre recherche de la vérité[xvi]. » « La stratégie du TIRC fut de créer le doute, m’a expliqué Devra Davis. Dorénavant, dès qu’une étude confirmera les dangers du tabac, l’institut proposera des millions de dollars aux universités pour qu’une nouvelle étude soit réalisée, évidemment sous son contrôle. L’afflux d’argent maintiendra artificiellement une illusion de débat scientifique, permettant à l’industrie de dire que la question de la dangerosité du tabac n’est toujours pas réglée, alors qu’elle l’était depuis longtemps ! »

Ce qu’affirme l’épidémiologiste américaine est confirmé par un document secret qui faisait partie d’un carton anonyme reçu par Stanton Glantz, un chercheur de l’université de Californie, en 1994. L’incroyable colis contenait des milliers de pages provenant de Brown & Williamson Tobacco Corporation. Surnommées les cigarettes papers, elles serviront de pièces à conviction dans les grands procès américains contre les fabricants de tabac. Au milieu de cette mine d’informations, il y avait une perle rédigée par l’un des dirigeants de la firme : « Notre produit, c’est le doute, dans la mesure où c’est le meilleur moyen de contrer les “faits” que le public a dans la tête. C’est aussi le moyen de créer une controverse. […] Si dans nos efforts en faveur de la cigarette, nous nous cantonnons à des faits bien documentés, nous pouvons dominer la controverse. C’est pourquoi nous recommandons d’encourager la recherche[xvii]. »

Tout est dit noir sur blanc et, de fait, l’industrie a financé de nombreuses études truquées sur le tabagisme actif et passif, tout en déployant des ressources considérables pour entretenir le doute des consommateurs. Pour cela, elle s’est appuyée sur les journaux qui ont relayé ses messages sous formes d’encarts publicitaires chèrement payés. La première initiative d’envergure date du 4 janvier 1954, lorsque 448 supports de presse, dont The New York Times, publient un pamphlet, intitulé « The Frank Statement » : « La recherche médicale récente indique que le cancer du poumon peut être dû à de nombreuses causes, proclament les cigarettiers, mais il n’y a pas de consensus parmi les autorités au sujet de la cause principale. Il n’y a pas de preuve que le fait de fumer des cigarettes soit l’une des causes. Les statistiques évoquant le lien entre la cigarette et la maladie pourraient tout aussi bien s’appliquer à d’autres aspects de la vie moderne. D’ailleurs, la validité de ces statistiques est questionnée par de nombreux scientifiques. Nous sommes convaincus que les produits que nous fabriquons ne sont pas dangereux pour la santé. Nous avons toujours et continuerons de collaborer étroitement avec ceux dont la mission est de protéger la santé publique. »

Dans le dossier qu’il a constitué pour l’un des procès contre la firme Philip Morris, où il était cité comme expert, Robert Proctor (l’auteur du livre sur La Guerre des nazis contre le cancer) explique pourquoi le « Frank Statement » constitue un texte fondateur : « D’un point de vue historique, il représente le début de l’une des plus grandes campagnes de distorsion délibérée et de tromperie que le monde ait jamais connue, écrit-il. L’industrie du tabac devint une double industrie : l’une fabriquait et vendait des cigarettes et l’autre fabriquait et distribuait le doute sur les dangers du tabac[xviii]. » Pendant plusieurs décennies, en effet, les cigarettiers répéteront à l’envi que les effets cancérigènes du tabac « ne sont pas un fait établi, mais une simple hypothèse », selon les mots d’un représentant de Brown & Williamson en 1971[xix], ou que « la relation entre l’abus du tabac et un certain nombre de maladies cardiovasculaires ou le cancer n’a jamais été scientifiquement établi », pour reprendre ceux de Pierre Millet, le directeur de la firme française Seita, en 1975[xx]. Car, bien sûr, bien qu’elle dépende de l’État, la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes a activement participé à ce que d’aucuns appellent la « conspiration[xxi] », en réclamant toujours plus de « preuves », sans qu’on ne sache jamais quelle « preuve » serait suffisante pour fermer, enfin, le dossier.

Exaspéré par leur déni perpétuel et leur mauvaise foi, Evarts Graham, l’auteur de l’une des études publiées en 1950, a pris les fabricants de tabac au pied de la lettre, en suggérant en 1954 de réaliser des expériences sur des cobayes humains : « Il faut trouver des volontaires qui acceptent qu’on leur enduise les bronches de goudron de tabac avec une fistule pulmonaire, a-t-il expliqué ironiquement dans le journal scientifique The Lancet. L’expérience doit être conduite pendant au moins vingt ou vingt-cinq ans ; les sujets doivent passer toute la période dans des salles à air conditionné, en ne sortant jamais à l’extérieur, même pas une heure, de manière à éviter qu’ils soient contaminés par la pollution atmosphérique ; à l’expiration du délai, ils devront subir une opération ou une autopsie pour qu’on puisse déterminer quels sont les résultats de l’expérience[xxii]. » La proposition provocatrice du chirurgien américain a le mérite de souligner une difficulté que j’ai déjà abordée à propos des pesticides : dans le domaine de la santé environnementale, il est impossible d’obtenir la preuve absolue qu’un produit chimique est bien la seule et unique cause d’une maladie donnée. Cependant, comme l’a dit très justement Christie Todd Whitman, l’ancien administrateur de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis : « L’absence de certitude n’est pas une raison pour ne rien faire[xxiii]. » C’est ce qu’on appelle le « principe de précaution », qui s’est affirmé comme une exigence lors de la conférence des Nations unies à Rio de Janeiro en 1992. Au moment précis où l’étau se resserrait sur les fabricants de tabac, qui, pour parer au danger, ont décidé d’appeler à la rescousse les industriels de la chimie.

La junk science, ou l’alliance sacrée des empoisonneurs

Tout a commencé par une « menace » insupportable pour Philip Morris et consorts. Une fois n’est pas coutume, celle-ci venait de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), qui a rédigé en 1992 un rapport proposant de classer le tabagisme passif comme « cancérigène pour les humains ». Pour « Big Tobacco », l’heure est grave, comme le souligne un mémorandum adressé le 17 janvier 1993 par Ellen Merlo, le vice-président de Philip Morris, à William Campbell, son président, et proposant un plan de bataille : « Notre objectif numéro un est de discréditer le rapport de l’EPA et d’obtenir de l’agence qu’elle adopte une norme pour l’évaluation toxicologique de tous les produits. Parallèlement, notre but est d’empêcher les États, les villes et les entreprises d’interdire le tabac dans les lieux publics[xxiv]. » Pour parvenir à ces fins, Campbell suggère de « former des coalitions locales pour nous aider à éduquer les médias et plus généralement le public sur les dangers de la junk science en les mettant en garde contre des mesures réglementaires prises sans estimer au préalable leurs coûts économiques et humains ».

Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le 20 mai, le numéro un du tabac et APCO Associates, sa firme de communication, lancent une organisation, baptisée The Advancement for Sound Science Coalition (TASSC), la coalition pour le progrès de la science « saine », en opposition à ce qu’elle appelle la junk science, la science « pourrie » (comme on parle de junk food pour désigner la nourriture industrielle). On croit rêver ! Dans son acte de création, la TASSC, qui n’a vraiment pas peur du ridicule, se présente comme une « coalition à but non lucratif qui promeut l’usage de la science saine dans la prise de décision publique ». 320 000 dollars sont immédiatement débloqués pour faire connaître la coalition, par l’envoi de 20 000 lettres auprès d’hommes et femmes d’influence, politiques, journalistes ou scientifiques. Présidée officiellement par Garrey Carruthers, le gouverneur républicain de l’État de New Mexico, la TASSC prend bien garde de cacher le rôle de Philip Morris, ce qui conduit à des situations ubuesques : ainsi, lorsque Gary Huber, un professeur de médecine de l’université du Texas, qui fut consultant pour le cigarettier, a reçu la « lettre », il s’est empressé d’en informer son ancien employeur, pensant que « cela pourrait lui être utile » !

Ce que ne dit pas non plus le courrier de présentation, c’est que pour cette nouvelle opération d’intoxication, Philip Morris s’est alliée avec la Chemical Manufacturers Association (CMA), l’association américaine des industriels de la chimie qui travaillait déjà depuis deux ans sur un projet visant à promouvoir les « bonnes pratiques épidémiologiques » (dans le jargon « GEP », comme good epidemiological practices). Quand on sait de quelles manipulations sont capables tous ces fabricants de poisons, il faut vraiment se pincer pour le croire ! Mais l’affaire est plus sérieuse qu’il n’y paraît, car elle aura des répercussions importantes sur les pratiques scientifiques et renforcera la frilosité légendaire des agences de réglementation, qui seront littéralement harcelées par les représentants de la TASSC. Dans une lettre adressée à Philip Morris en 1994 par l’avocat Charles Lister (du cabinet Covington & Burling, qui défendit les cigarettiers lors des grands procès), on apprend ainsi que « les GEP sont promues en Europe par de nombreuses firmes, et particulièrement Monsanto et ICI[3] ».

Dans l’article très documenté qu’il a consacré à cette incroyable machination, Stanton Glantz (l’heureux destinataire du carton anonyme de Brown & Williamson) met en garde les « professionnels de la santé publique » : « Le mouvement pour la sound science n’est pas un effort spontané de la profession pour améliorer la qualité du travail scientifique, mais est le fruit de campagnes sophistiquées de relations publiques organisées par les responsables et juristes industriels, qui ont pour but de manipuler les références standards de la preuve scientifique pour servir les intérêts de leurs clients[xxv]. »

Revendiquant une « prétendue orthodoxie scientifique », selon les mots du toxicologue français André Cicolella, aujourd’hui porte-parole du Réseau santé environnement, et de la journaliste scientifique Dorothée Benoît Browaeys, les membres de la TASSC cherchent à faire éliminer toute étude qui les dérange, en imposant de nouveaux critères d’évaluation toxicologique des produits chimiques[xxvi]. Parmi les « quinze points » censés caractériser les « bonnes pratiques épidémiologiques », il y en a un auquel ils tiennent particulièrement : ils voudraient que toutes les études présentant des résultats avec un Odds ratio (OR) inférieur à 2 ne soient pas considérées comme « statistiquement significatives ». Comme nous l’avons vu, cela reviendrait à écarter de facto la plupart des études de cas-témoins conduites sur les pesticides, mais aussi celles sur le tabagisme passif (où l’OR est de 1,2 pour le cancer du poumon et de 1,3 pour les maladies cardiovasculaires). D’ailleurs, dans un document interne, la TASSC cite les études sur le « tabagisme passif » comme un exemple de « science malsaine (unsound), incomplète et infondée ».

De plus, les lobbyistes industriels demandent qu’aucune mesure restrictive visant un produit, voire son retrait du marché, ne puisse être prise si les résultats des expériences menées sur les animaux ne remplissent pas une condition à leurs yeux essentielle : il faut que le mécanisme d’action de la substance incriminée ait été « clairement identifié et compris et que soit validée l’extrapolation de l’animal à l’homme[xxvii] ». Pour qu’on comprenne bien les graves conséquences qu’induirait la mise en place d’une telle revendication, imaginons qu’une étude montre qu’un produit X induit des cancers du foie chez des rats. Avant de décider d’agir, il sera exigé des scientifiques qu’ils décrivent très précisément quel est le mécanisme biologique qui a conduit à ce processus de cancérisation, puis qu’ils démontrent que ledit mécanisme fonctionnera de la même manière chez les humains. Autant dire que le produit a de beaux jours devant lui…

Mais ce n’est pas tout ! Alors que ses représentants bataillent pour dicter leur loi auprès des agences de réglementation, la TASSC organise des campagnes de diffamation contre tous les scientifiques qui, malgré les pressions, continuent de faire leur travail. Leurs noms sont jetés en pâture sur un site Web <www.junkscience.com>, dirigé par Steve Milloy, une vedette (très controversée) de la chaîne Fox News, qui est aujourd’hui l’un des leaders du climato-scepticisme. Dès 1997, la liste des prétendus junks scientists comprenait plus de deux cent cinquante noms, dont plusieurs scientifiques que j’ai rencontrés pour mon enquête, comme Devra Davis.

Le mouvement contre la prétendue junk science a bien sûr des relais européens, comme l’European Science and Environmental Movement de Londres, ou en France, le blog des « imposteurs » (<http://imposteurs.over-blog.com>), qui prétend agir depuis 2007 « en défense de la science et du matérialisme scientifique contre tous les charlatanismes et les impostures intellectuelles ». Dirigé par un certain « Anton Suwalki », il semble plutôt œuvrer à « dénigrer les scientifiques et les études dont les résultats ne servent pas la cause des multinationales, indépendamment de la qualité des travaux », pour reprendre les mots de David Michaels[xxviii]. Et le nouveau directeur de l’OSHA d’ajouter : « Big Tobacco a montré la voie et aujourd’hui la production de l’incertitude est pratiquée par des secteurs entiers de l’industrie, car celle-ci a compris que le public n’est pas en mesure de distinguer entre la bonne science et la mauvaise. Créer le doute, l’incertitude et la confusion est bon pour les affaires, car cela permet de gagner du temps, beaucoup de temps. »

[1] « A model of deception », a dit Devra Devis. Le terme anglais deception, difficile à traduire en français, signifie à la fois « tromperie », « fraude », « dissimulation » et « duplicité ».

[2] Le chercheur de Buenos Aires publiait dans des revues éditées en Allemagne, le seul pays qui s’intéressait alors au tabac, car la prévalence du cancer y était la plus élevée du monde (dont 59 % pour le cancer de l’estomac et 23 % pour celui du poumon).

[3] Imperial Chemical Industries a été racheté par AkzoNobel en 2008.

[i] Le livre est sorti depuis : Devra Davis, Disconnect. The Truth about Cell Phone Radiation, what the Industry Has Done to Hide it, and How to Protect Your Family, Dutton Adult, New York, 2010.

[ii] Cette expérience a nourri son premier livre : When Smoke Ran Like Water. Tales of Environmental Deception and the Battle against Pollution, Basic Books, New York, 2002.

[iii] Entretien de l’auteure avec Devra Davis, Pittsburgh, 15 octobre 2009.

[iv] Lire notamment Gérard Dubois, Le Rideau de fumée. Les méthodes secrètes de l’industrie du tabac, Seuil, Paris, 2003.

[v] John Hill, Cautions against the Immoderate Use of Snuff, 1761, Londres, p. 27-38.

[vi] Étienne Frédéric Bouisson, Tribut à la chirurgie, Baillière, Paris, 1858-1861, vol. 1, p. 259-303.

[vii] Angel Honorio Roffo, « Der Tabak als Krebserzeugendes Agens », Deutsche Medizinische Wochenschrift, vol. 63, 1937, p. 1267-1271.

[viii] Franz Hermann Müller, « Tabakmissbrauch und Lungencarcinom », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 49, 1939, p. 57-85. Par « très gros fumeur » Franz Müller entendait quelqu’un qui fume quotidiennement « dix à quinze cigares, plus de trente-cinq cigarettes ou cinquante grammes de tabac à pipe ».

[ix] Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, Princeton University Press, Princeton, 2000 ; voir aussi Robert N. Proctor, « The Nazi war on tobacco : ideology, evidence and possible cancer consequences », Bulletin of the History of Medicine, vol. 71, n° 3, 1997, p. 435-488.

[x] Eberhard Schairer et Erich Schöniger, « Lungenkrebs und Tabakverbrauch », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 54, 1943, p. 261-269. Les résultats de cette étude ont été réévalués en 1995 avec des outils statistiques plus modernes ; la conclusion fut que la probabilité qu’ils soient dus au hasard était de 1 pour 10 millions (George Davey et alii, « Smoking and death », British Medical Journal, vol. 310, 1995, p. 396).

[xi] Anecdote rapportée par Richard Doll à Robert Proctor en 1997 (Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, op. cit., p. 46).

[xii] Richard Doll et Bradford Hill, « Smoking and carcinoma of the lung », British Medical Journal, vol. 2, 30 septembre 1950, p. 739-748.

[xiii] Devra Davis, The Secret History of the War on Cancer, op. cit., p. 146.

[xiv] Cuyler Hammond et Daniel Horn, « The relationship between human smoking habits and death rates : a follow-up study of 187,766 men », Journal of the American Medical Association, 7 août 1954, p. 1316-1328. Les autres études sont : Ernest Wynder et Evarts Graham, « Tobacco smoking as a possible etiologic factor in bronchiogenic carcinoma », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 329-336 ; Robert Schrek et alii, « Tobacco smoking as an etiologic factor in disease. I. Cancer », Cancer Research, vol. 10, 1950, p. 49-58 ; Levin Morton et alii, « Cancer and tobacco smoking : a preliminary report », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 336-338 ; Ernest Wynder et alii, « Experimental production of carcinoma with cigarette tar », Cancer Research, vol. 13, 1953, p. 855-864.

[xv] Times Magazine, 1937, n° 12.

[xvi] US News and World Report, 2 juillet 1954.

[xvii] Brown & Williamson Tobacco Corp., « Smoking and health proposal », Brown & Williamson document n° 68056, 1969, p. 1778-1786, <http://legacy.library.ucsf.edu/tid/nvs40f00>. C’est l’auteur qui souligne.

[xviii] Robert N. Proctor, « Tobacco and health. Expert witness report filed on behalf of plaintiffs in The United States of America, plaintiff, v. Philip Morris, Inc., et al., defendants », Civil Action n° 99-CV-02496 (GK) (Federal case), The Journal of Philosophy, Science & Law, vol. 4, mars 2004.

[xix] « Project Truth : the smoking/health controversy : a view from the other side (prepared for the Courier-Journal and Louisville Times) », 8 février 1971 (document de Brown & Williamson Tobacco Corp., cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 3).

[xx] Le Nouvel Observateur, 24 février 1975 (cité par Gérard Dubois, Le Rideau de fumée, op. cit., p. 290).

[xxi] Voir notamment le film de Nadia Collot, Tabac : la conspiration, 2006.

[xxii] Evarts Graham, « Remarks on the aetiology of bronchogenic carcinoma », The Lancet, vol. 263, n° 6826, 26 juin 1954, p. 1305-1308.

[xxiii] Christie Todd Whitman, « Effective policy making : the role of good science. Remarks at the National Academy of Science’s symposium on nutrient over-enrichment of coastal waters », 13 octobre 2000 (cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 6).

[xxiv] Cité par Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” : tobacco, lawyers and public relations firms », American Journal of Public Health, vol. 91, n° 11, novembre 2001, p. 1749-1757 (c’est moi qui souligne). Ce document, ainsi que tous ceux que je cite dans cette section, sont accessibles sur un site ouvert par Philip Morris à la suite de sa condamnation par la justice : <www.pmdocs.com/Disclaimer.aspx>.

[xxv] Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” », loc. cit.

[xxvi] André Cicolella et Dorothée Benoît Browaeys, Alertes santé. Experts et citoyens face aux intérêts privés, Fayard, Paris, 2005, p. 301.

[xxvii] Ibid., p. 299.

[xxviii] David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 9.

Médevieille au placard!

Le sénateur Pierre Médevieille (UDI), vice-président de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a donné une interview à La Dépêche, où il révèle les grands lignes du rapport sur « l »indépendance et l’objectivité des agences sanitaires »qui sera présenté ce jeudi, dans lequel 14 pages (sur 165) sont consacrées au glyphosate.  J’ai déjà réagi brièvement, lundi, à cet entretien dans l’Instant M de Sonia Devillers, mais je voudrais revenir plus précisément sur quatre énormités que dit le sénateur de Haute-Garonne. J’ai noté que devant la polémique que ses propos ont suscitée, le pharmacien a accusé La Dépêche de « malhonnêteté », mais l’interview ayant été enregistrée, j’ai décidé d’ignorer cette accusation.

 » Je rappelle que le glyphosate a été décrété cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon, en contradiction avec les études menées par l’ Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) dont le président a affirmé que le glyphosate a été surclassé au rang de substance cancérogène sous la pression médiatique« .

Voici ce qu’on appelle une réécriture de l’histoire! Si Roger Genêt, directeur de l’ANSES a vraiment tenu ces propos, alors j’affirme qu’il ment! En effet, lorsque, le 20 mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé, a publié son avis sur le glyphosate, personne ne s’y attendait et il n’y avait AUCUNE, mais vraiment AUCUNE « pression médiatique« ! Ce n’est que cinq jours plus tard que Stéphane Foucart, journaliste au Monde, a publié le premier d’une longue série d’articles sur l’herbicide phare de Monsanto.

« Après avoir beaucoup travaillé avec les agences scientifiques sur ce produit, j’affirme que si le glyphosate a certainement beaucoup de défauts, aucune étude scientifique ne prouve formellement sa cancérogénicité ni en France, ni en Europe, ni dans le monde ».

Ben voyons! Pour classer le glyphosate « cancérigène probable pour les humains« , les dix-sept experts du CIRC ont analysé un millier d’études sur le glyphosate publiées dans des revues scientifiques. Ils en ont retenu 250, en raison de leur qualité. Ils en ont conclu que pour certains types de cancer, comme le lymphome non-hodgkinien, les données scientifiques sur les animaux et les humains étaient suffisamment « solides » pour placer l’herbicide dans la catégorie 2A, « cancérigène probable pour les humains« . Par ailleurs, au moins deux études réalisées par un laboratoire privé pour le compte de Monsanto et transmises à l’agence de protection de l’environnement (EPA) dans le but d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate, montrent que la molécule est cancérigène: une étude de 1981 sur des rats montre que l’herbicide provoque des cancers des testicules et de la thyroïde; une autre de 1983 réalisée sur des souris montre qu’il provoque des cancers du rein. Les résultats de cette dernière étude étaient si troublants que l’EPA a décidé de classer le glyphosate comme « cancérigène possible pour les humains » (Groupe C) en 1985. Ce qui a provoqué l’ire de la multinationale, laquelle s’est empressée de payer un scientifique pour minimiser les résultats de cette étude. Comme par « miracle », ainsi que je l’explique dans mon livre Le Roundup face à ses juges, l’EPA a revu sa position pour finalement placer l’herbicide dans le Groupe E, malgré le désaccord de plusieurs experts de l’agence, qui ont refusé de signer l’avis.

« Je sais que des «pisseurs volontaires» saisissent les tribunaux au prétexte qu’ils ont découvert des traces de glyphosate dans leurs urines. Savent-ils, comme les magistrats, que cette molécule est ajoutée à nos lessives pour nettoyer les canalisations ? »

Alors là, le sénateur frise tout simplement le ridicule! Explication: quand le glyphosate est épandu dans les champs, une partie se dégrade en AMPA, son principal métabolite. Or, l’AMPA est aussi un métabolite des phosphonates qui, en 2004,  ont remplacé les phosphates dans la composition des lessives. Quand on retrouve de l’AMPA dans les eaux des rivières, une partie peut effectivement provenir des lessives, non pas parce qu’on « met du glyphosate dans les lessives pour nettoyer les canalisations » (!!!), mais en raison des phosphonates. Il n’en reste pas moins qu’une partie de l’AMPA retrouvé dans les rivières provient aussi du glyphosate, qui est, par ailleurs, l’un des principaux polluants des eaux de surface et souterraines (en plus de l’AMPA). Enfin, quand les « pisseurs volontaires » donnent leurs urines, pour mesurer leur degré de contamination par le glyphosate, c’est bien le glyphosate (et pas l’AMPA) qui est recherché grâce au test Elisa. Celui-ci permet de détecter de faibles taux de l’herbicide (0,05 μg par litre d’urine).

« A la question : Le glyphosate est-il cancérogène, la réponse est non ! Il est moins cancérogène que la charcuterie ou la viande rouge qui ne sont pas interdites. »

Là le sénateur UDI ne s’est pas foulé: il s’est contenté de reprendre un « élément de langage » fourni par l’agence Fleischmann-Hillard aux journalistes que je cite mot à mot: « Récemment, le CIRC a classé la viande rouge comme « probablement cancérigène » et la viande transformée (jambon, charcuterie) comme cancérigène. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas manger ces aliments. En effet, le CIRC n’a pas pris en compte les données d’exposition à ces aliments et n’a pas calculé le risque. »

Notons au passage que l' »élément de langage » contient une erreur: pour établir son avis sur les viandes rouges et transformées, le  CIRC a bien évalué le risque, sinon il n’aurait pu émettre son avis! Si, d’après notre brillant sénateur/pharmacien, tout n’est finalement qu’une question de quantité, je l’invite donc à boire un petit verre de glyphosate pour accompagner son plat de charcuterie!

Je précise que l’agence Fleischmann-Hillard est l’agence qui a fiché 200 personnalités dans le fameux « fichier Monsanto ». J’en faisais partie, avec cette mention: « Strong opponent. Made Le monde selon Monsanto ». Quelle perspicacité! Récemment un confrère d’Europe 1 m’a demandé si j’allais porter plainte contre Bayer-Monsanto. À dire vrai, j’ai plutôt envie de porter plainte contre Fleischmann-Hillard et Publicis qui gagnent de l’argent avec ce genre de (sale) boulot.

Sur quelles bases pouvez-vous affirmer cela ?

« Sur la base d’études scientifiques ! Des études menées à l’Agence européenne de sécurité alimentaire de Parme, à Bruxelles, à l’ANSES, agence la plus performante en Europe et probablement au monde ».

Le déni et l’aveuglement de l’élu de la république est impressionnant. Comme l’a révélé une ONG autrichienne, le rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) sur le glyphosate comprenait une centaine de pages qui était un copié-collé d’un document remis par Monsanto en 2012. Par ailleurs, une lettre signé par 98 scientifiques , dont l’Américain Christopher Portier, accuse l’EFSA de « fraude scientifique » dans le dossier du glyphosate.

C’est pourquoi je propose de mettre Pierre Médevieille au placard de toute urgence! Par ses propos ridicules, son incompétence flagrante, et sa mauvaise foi, le pharmacien déshonore le sénat et constitue un danger pour la démocratie. Comme ce fut le cas pour l’amiante, viendra le moment où les victimes du glyphosate se lèveront pour demander des comptes aux politiques, qui par leur incurie et leur collusion avec les empoisonneurs sont responsables de leur malheur.

 

Les « coups tordus » de Monsanto

Sans surprise, je suis dans le « fichier de Monsanto« , comprenant 200 personnalités répertoriées par l’agence de lobbying Fleishmann-Hillard.  Ma fiche comprend une appréciation laconique: « Strong opponent. Made le Monde selon Monsanto « . En d’autres termes: « indécrottable ».

Je félicite au passage l’excellent travail réalisé par mes confrères du Monde et de France 2 qui ont révélé ce nouveau « dirty trick » (coup tordu) de la multinationale américaine (aujourd’hui rachetée par Bayer). Il s’ajoute à une longue liste , dont je fais ici une brève synthèse (pour plus de détails consulter Le Monde selon Monsanto et Le Roundup face à ses juges« )

  • Utilisation de « faux scientifiques » (faked scientists) pour lancer une campagne de dénigrement contre Ignacio Chapela, un chercheur de Berkeley.
  • Utilisation  d' »auteurs fantômes » (ghostwriting) pour publier des études bidons. La technique: des cadres de Monsanto produisent une étude biaisée, montrant, par exemple, que le glyphosate n’est pas cancérigène. Il demande à un scientifique de renom de la signer, contre rémunération occulte. Cela permet d’entretenir une fausse polémique scientifique, comme l’a fait pendant des décennies l’industrie du tabac. Parfois, ça ne marche pas: en 1999, Monsanto demande au britannique James Parry d’évaluer les études internes de la firme et les études publiées dans la littérature scientifique. Le spécialiste mondial de la génotoxicité conclut que le glyphosate est « clastogène » (c’est-à-dire qu’il affecte le matériel génétique). Colère de Monsanto qui regrette de l’avoir payé et s’empresse de mettre son rapport dans un tiroir.
  • Utilisation de « paysans fantômes ». Récemment l’agence irlandaise red Flag Consulting a ouvert un site , baptisé « Agriculture et Liberté », avec la liste d’une centaine d’agriculteurs censés défendre l’usage du glyphosate. Greenpeace a révélé que le nom d’un grand nombre d’entre eux avait été usurpé.
    • Utilisation de « faux journalistes« , comme l’obscur Science Media Center de Londres, qui a recours aux interviews d’ hommes de paille, comme Bruce Chassis, professeur émérite de l’Université de l’Illinois, pour discréditer le Pr. Gilles-Éric Séralini. Les « interviews » sont relayés dans des médias, comme Forbes ou des chaînes de télévision.
  • Collusion avec les agences de réglementation, comme l’agence de protection de l’environnement des Etats-Unis (EPA). Les « Monsanto papers » ont révélé que Jess Rowland , qui dirigeait le processus de révision du glyphosate au sein de l’EPA, était en liaison constante avec Monsanto. En 2013, la toxicologue Marion Copley  accuse ainsi son chef d’« intimider le personnel » afin de « modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie » et assure que « la recherche sur le glyphosate montre qu’il devrait être classé comme cancérigène probable pour les humains« .
  • Manipulation (ou conspiration?) de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui n’hésite pas à faire un copié-collé d’un document remis par Monsanto, pour établir son « rapport », concluant que le glyphosate n’est pas cancérigène pour les humains. Ce rapport a servi à justifier la prolongation de l’autorisation de mise sur le marché de l’herbicide.
  • Occultation de données internes dérangeantes. En 1983, une étude réalisée par BioDynamics, un laboratoire privé payé par Monsanto, montre que des souris exposées à du glyphosate développent un cancer des reins. L’EPA décide donc de classer la molécule comme « cancérigène possible » (Classe C). Monsanto demande à un « scientifique » de prouver que c’est faux. L’EPA finit par se déjuger, en passant le glyphosate en Classe E (non cancérigène). L’étude « disparaît » car Monsanto obtient qu’elle soit couverte par le « secret commercial« . Même choses pour une étude de 1981, montrant que des rats ont développé un cancer des testicules et de la thyroïde.
  • Utilisation de « trolls », comme André Heitz, alias « Wackes Seppi » qui harcèlent les « opposants » sur des sites internet, en relayant de fausses informations ou des « arguments » fournis par Monsanto.
  • Etc, etc,