Comment les sociétés antérieures ont évité l’effondrement

« L’effondrement n’est pas l’unique destinée de notre génération ou de la suivante. Il existe des alternatives« , écrit l’économiste Gaël Giraud dans une tribune qu’il vient de co-signer dans Le Monde. Je suis d’accord. Mais il n’en reste pas moins que l’effondrement est possible, comment faire pour l’éviter? Fort heureusement, l’histoire connut de vraies success stories qui doivent être pour nous des sources d’espoir et d’inspiration. Elles nous montrent qu’il y a deux manières de résoudre les problèmes environnementaux graves : soit du bas vers le haut, soit du haut vers le bas. Pour ma part, je pense que nous parviendrons à relever les défis extra-ordinaires qui menacent l’avenir de notre « maison commune », si nous sommes capables d’allier les deux stratégies.

Dans la première catégorie (down up),  il y a l’histoire de la Nouvelle-Guinée, une île située au nord de l’Australie, dont les Européens ont longtemps pensé que l’intérieur était inhabité en raison de la forteresse de montagnes qui bordaient ses côtes. Dans les années 1930, des pilotes survolèrent les Haute Terres et découvrirent un paysage transformé par des millions d’habitants, avec des jardins, des fossés pour l’irrigation et le drainage, des cultures en terrasses ou sur buttes, où poussaient des bananiers, du taro, de la canne à sucre, du manioc, des patates douces et une grande quantité de fruits et légumes. Installés depuis 46 000 ans sur ces terres, les aborigènes pratiquaient une agriculture durable depuis au moins 10 000 ans. À un moment de leur histoire, ils avaient largement déforesté, puis ils inventèrent un système de sylviculture unique en plantant une espèce d’arbre, le casuarina oligodon, qui présente la caractéristique de croître rapidement et de fournir un bois de qualité pour la construction et la combustion. Enfin, cette société agricole veillait à maîtriser sa croissance démographique (grâce à la technique du coïtus interruptus et l’avortement) et elle était plutôt égalitaire : elle n’avait pas de chefs, mais des big men (grands hommes) peu épris de bling-bling et qui vivaient dans les mêmes huttes que les autres villageois…

Dans la catégorie du haut vers le bas (top down), il y a l’exemple du Japon de l’ère des Togukawa, à partir du xviie siècle. À cette époque, l’archipel connaissait une grave crise environnementale due à un intense déboisement, commencé dix siècles plus tôt, au point que le pays vint à manquer de la précieuse ressource. Or, le bois, utilisé pour construire les maisons, les outils, les ustensiles et les armes, servait aussi de fourrage, engrais ou combustible. Les shoguns (généraux) imposèrent des mesures draconiennes pour reboiser le pays et assurer la pérennité des forêts : ils nommèrent des fonctionnaires chargés de clôturer les zones déboisées pour qu’elles puissent se régénérer, établirent des registres forestiers, interdirent l’abattage de certaines espèces, comme les cèdres ou les chênes, et édictèrent des quotas attribués à chaque famille. De la sorte, à la fin du xixe siècle, au moment où il reprenait ses échanges avec le monde extérieur, le Japon  vivait de façon durable, en presque totale autarcie .

Ces expériences  montrent l’importance de la décision collective et individuelle pour régler de graves problèmes environnementaux qui menacent la survie de la société dans son ensemble. C’est cette capacité qui a manqué aux Mayas ou aux habitants de l’île de Pâques, deux civilisations qui ont littéralement disparu.  Pourquoi ? Si nous voulons nous-mêmes éviter l’effondrement, il est important que nous comprenions les mécanismes à l’œuvre dans l’échec. La première explication, c’est que le groupe d’humains n’est pas parvenu à anticiper le problème avant qu’il n’arrive parce qu’il n’en avait jamais connu de similaire. C’est le cas des Mayas qui déboisèrent les collines pour étendre les cultures. Parfois, le groupe peut avoir eu une expérience similaire très ancienne, mais celle-ci n’a pas été transmise, ni oralement ni par écrit : celle de la terrible sécheresse connue par les Mayas au iiie siècle n’a pas servi à leurs descendants quand elle s’est répétée au ixe siècle. Parfois, l’échec s’explique aussi par l’incapacité du groupe à percevoir un problème qui est déjà là. C’est ce qui s’est passé dans le Montana (Etats-Unis), où les propriétaires des mines ou des entreprises forestières n’habitaient pas dans l’État et avaient intérêt à minimiser l’impact des dégâts qu’ils causaient, parce qu’ils n’en souffraient pas directement, ce qui est une attitude récurrente des grandes compagnies. En Nouvelle-Guinée, en revanche, c’est la collectivité qui gérait les ressources de son territoire et chaque individu était responsable du bien-être de l’île. Il arrive aussi que le problème soit difficile à percevoir, parce que sa survenue est très lente. C’est le cas avec le réchauffement climatique.

Dans son livre Collapse, Jared Diamond explique qu’il avait découvert le Montana lorsqu’il était adolescent au milieu des années 1950. Il n’y était retourné qu’en 1998 et avait été frappé de voir que la neige avait quasiment disparu du sommet des montagnes, car les glaciers avaient largement fondu. Les gens du pays étaient surpris de sa réaction, car ils avaient perdu la mémoire de ce qu’était la montagne quarante plus tôt, les changements ayant été imperceptibles d’année en année. C’est ce qu’on appelle l’« amnésie des paysages ».

Il arrive que le groupe ait identifié le problème, mais qu’il n’essaie pas de le résoudre ou échoue, en raison de ce que les scientifiques appellent le “comportement rationnel”, précisément parce qu’il repose sur un calcul rationnel même s’il est répréhensible d’un point de vue moral. Ceux qui ont causé le problème se sentent à l’abri parce qu’il n’y a pas de lois qui permettent de les poursuivre ou, s’il y en a, elles ne sont pas efficacement appliquées. Ils représentent une petite minorité qui ne pense qu’à faire de gros profits immédiats et savent que les dégâts seront répartis sur un grand nombre de personnes. Cela n’encourage pas les perdants à se battre, car chacun ne perd qu’un petit peu et ne peut escompter qu’un petit bénéfice, incertain et lointain.

La tragédie des communs

C’est ce qu’on appelle en sociologie la « tragédie des biens communs », un concept développé en 1968 par l’Américain Garrett Hardin (1915-2003)[1]. L’écologue y prend l’exemple d’un groupe d’éleveurs qui font paître leurs vaches sur un pré communal, gratuit et libre d’accès. L’intérêt individuel et à court terme de chaque éleveur est d’introduire le maximum d’animaux pour obtenir plus de viande et plus de lait que ses collègues, car chacun se dit : « Si je ne le fais pas, les autres le feront et je serai le perdant. » Au bout du compte, la surexploitation du pâturage conduit à l’épuisement de cette ressource partagée et tous les éleveurs (et le village entier) sont lésés. La « tragédie des communs » concerne toutes les ressources en accès libre (comme l’océan, l’atmosphère ou la biodiversité) ou qui appartiennent à une collectivité d’acteurs (comme les forêts ou les terres agricoles). Je reviendrai sur les solutions proposées par Garrett Hardin – conservatrices, élitistes et malthusiennes – ou l’économiste américaine Elinor Ostrom – bien plus humanistes et progressistes – pour résoudre cette tragédie où les conflits d’intérêts se traduisent par un jeu « perdant-perdant », alors qu’une autre attitude pourrait avoir un résultat « gagnant-gagnant », bénéfique à tous .

Pour l’heure, rappelons seulement que cette question de l’« attitude » a été illustrée en 1950 par Albert Tucker (1905-1995), un mathématicien de l’université de Princeton (États-Unis), avec son fameux « dilemme du prisonnier ». Dans son scénario, deux suspects d’un crime sont placés en détention provisoire, mais la police n’a pas assez de preuves pour les inculper. Le directeur de la prison fait à chacun séparément la même offre : « Si tu dénonces ton complice et qu’il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l’autre sera condamné à dix ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de cinq ans de prison. Si aucun de vous ne se dénonce, vous prendrez tous deux six mois de prison. » Dans sa cellule, chaque prisonnier fait le même calcul, en essayant d’anticiper la réaction de celui qu’il perçoit comme son concurrent : « S’il me dénonce, il y a deux options : je me tais, et je fais dix ans de prison ; mais si je le dénonce, je ne ferai que cinq ans. Dans le cas où il ne me dénoncerait pas : je me tais et je ferai six mois de prison ; si je le dénonce, je serai libre. » Et de conclure : « Quel que soit son choix, j’ai intérêt à le dénoncer. » Les deux détenus, privilégiant leur intérêt individuel, font ce même choix et sont donc tous deux condamnés à cinq ans de prison ; alors que si l’un et l’autre s’étaient tus, jouant la carte de la coopération, ils n’auraient écopé que de six mois de prison.

Le dilemme du prisonnier pose la question de la confiance et de la coopération entre différents agents qui sont dans l’absolu meilleures pour tous, à condition qu’aucun ne trahisse, ce qu’on ne peut pas savoir à l’avance, sauf si l’on vit dans un système où la concurrence et la trahison sont lourdement sanctionnés.

Sources: Sacrée croissance!  Le chapitre d’où provient cet extrait s’est largement inspiré du livre Collapse de Jared Diamond

 

[1] Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n° 3859, 1968, p. 1243-1248.

Pourquoi la croissance nous mène dans le mur

Hier, Nicolas Hulot a dénoncé l’obsession de la « croissance à tout crin », comme étant en partie responsable de l’impasse terrible, dans laquelle l’humanité s’enfonce inexorablement.

Pourquoi la croissance n’est-elle pas la solution, mais plutôt le problème? Dans cet extrait de mon livre Sacrée croissance! j’explique la « différence capitale entre une croissance linéaire et une croissance exponentielle« . Historiquement, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, la « croissance économique » n’a pas toujours été une obsession, loin s’en faut…

Je rappelle que j’écris en …2034 et que je raconte comment nous avons évité l’effondrement, grâce à un programme gouvernemental, baptisé « La Grande Transition » (GT), conduit par un certain … Nicolas Hulot

L’histoire du hamster et du nénuphar

« Celui qui pense qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Cette citation de l’économiste américain Kenneth Boulding (1910-1993) est devenue la marotte des comités pour la GT, ce qui a d’ailleurs provoqué quelques remous. C’est vrai qu’elle n’était pas très gentille pour lesdits économistes, qui – il faut bien le reconnaître – ont connu des heures difficiles après le 14 Avril, mais elle avait le mérite de pointer l’une des plus grandes énigmes (jamais résolues) du système économique, fondé sur la croissance illimitée du PIB : comment concilier une augmentation infinie de la production avec le fait que les ressources de la planète, mais aussi sa capacité à absorber les déchets produits, sont limitées ? Complètement ignorée par l’immense majorité des économistes, y compris par ceux qui dénonçaient avec beaucoup de justesse les méfaits des dogmes libéraux, comme les « économistes atterrés »[1], cette question était d’autant plus pertinente que la fameuse « croissance » ne désignait pas une augmentation linéaire de la production, mais exponentielle.

Pour expliquer la différence capitale entre une croissance linéaire et une croissance exponentielle, les animateurs des comités de la GT utilisaient un petit exercice mathématique qui est à la portée de tout collégien. Dans un premier temps, ils imaginaient un épargnant qui plaçait 100 € dans une tirelire – un banal petit cochon à fente –, où il ajoutait 7 € tous les ans. Au bout d’un an, il avait 107 €, puis l’année suivante 114, la dixième année 170, la cinquantième année 450 et au bout d’un siècle 800 €. Dans le second scénario, l’épargnant plaçait 100 euros sur un compte bancaire rémunéré à 7 %. La première année, il avait 100 +7 = 107 €, la deuxième année, 107 + 7 % de 107 = 107 + 7,49 = 114,49 €, la dixième année 196,72 €, la cinquantième année 2 945,7 € et, au bout d’un siècle, 86 771 € !

En effet, une croissance est dite exponentielle quand l’augmentation est proportionnelle à la quantité déjà présente. C’est le cas d’une colonie de cellules de levure qui se divisent en deux toutes les dix minutes : chaque cellule en donne deux, qui se divisent à leur tour en deux pour en donner quatre (2²), puis huit (23), seize (24), trente-deux (25), etc. Concrètement, cela veut dire que si l’on applique à un volume (par exemple de produits) un développement constant d’un pourcentage annuel fixe, la taille de ce volume doublera tous les n ans. Plus le taux est élevé, plus le doublement est rapide. En divisant soixante-dix par le taux de croissance, on obtient la durée approximative du doublement du volume initial : si le taux de croissance est de 1 %, il doublera en soixante-dix ans, s’il est de 2 %, en trente-cinq ans et, s’il est de 5 %, en quatorze ans.

En décembre 2013, j’avais rencontré l’économiste Andrew Simms, qui fut le cofondateur de la New Economics Foundation à Londres. Auteur en 2005 d’un livre très remarqué, Ecological Debt (La Dette écologique[2]), il n’avait pas été tendre avec ses confrères ni avec les politiques qui ne juraient que par la « croissance » : « Nous devons absolument changer de paradigme économique, m’avait-il dit sur un ton ferme. L’hypothèse selon laquelle quelque chose peut croître indéfiniment dans un espace limité relève d’une vieille école économique qui nie les lois fondamentales de la physique et de la chimie. La nature sait qu’au-delà d’un certain niveau, il faut cesser de croître en taille et se développer d’une autre manière, en maturité ou sagesse, si on est un humain. Sinon il se passe des choses très inquiétantes. Par exemple, qu’est ce qui se passerait si un petit hamster ne cessait de croître ? Un hamster double son poids toutes les semaines jusqu’à l’âge de six à huit semaines. S’il ne s’arrêterait pas et continuait de doubler à intervalle régulier, à l’âge d’un an il pèserait neuf milliards de tonnes et pourrait ingurgiter la production mondiale annuelle de maïs en une seule journée ! Ce n’est pas un hasard si les choses ne peuvent pas croître indéfiniment, seuls les économistes ont du mal à le comprendre[3] ! »

Dans la mise à jour de son livre Halte à la croissance ?, publiée en 2004 en français, l’économiste Dennis Meadows donnait un autre exemple, qui m’avait impressionnée : « Supposons que vous possédez un étang. Un jour, vous vous apercevez qu’au milieu de cet étang pousse un nénuphar. Vous savez que chaque jour la taille du nénuphar va doubler. […] Si vous laissez pousser la plante en toute liberté, elle aura complètement recouvert la surface au bout de trente jours… Mais le nénuphar qui pousse est si petit que vous décidez de ne pas vous inquiéter et de vous en occuper quand le nénuphar recouvrira la moitié de l’étang. […] Eh bien, vous ne vous êtes laissé qu’un jour. Le 29e jour, l’étang est à moitié recouvert. Donc le lendemain, après un doublement de la taille du nénuphar, l’étang le sera entièrement. Au départ, attendre le jour où l’étang serait à moitié recouvert pour agir paraissait raisonnable. Le 21e jour, le nénuphar ne recouvre en effet que 0,2 % de l’étang. Le 25e jour, il en recouvre 3 % seulement. Et pourtant la décision que vous avez prise ne vous a laissé qu’un jour pour sauver votre étang[4]. »

Quand je l’ai rencontré à son domicile du New Hampshire, en juillet 2013, j’avais demandé à Dennis Meadows de poursuivre la métaphore : « Si on considère que l’étang représente la Terre et le nénuphar la pression exercée par les activités humaines sur l’environnement, en termes de ressources mais aussi de déchets, à quel jour estimez-vous que nous sommes arrivés ?

– Pour être franc, je pense que nous avons déjà recouvert l’étang, m’avait répondu Dennis Meadows. Si nous ne voulons pas complètement le déborder, il est urgent que nous réagissions et que nous sortions du modèle de la croissance qui nous a conduits dans cette impasse dangereuse.

– Est-ce trop tard ?

– J’ai travaillé pendant de nombreuses années avec mon épouse Donella[5], qui était l’une des co-auteurs de Halte à la croissance ?, m’avait répondu Dennis Meadows, après un long silence. Nos bureaux se touchaient. Sur sa porte, il y avait un écriteau qui disait : “Si je savais que le monde allait disparaître demain, je planterais un arbre aujourd’hui.” Et quand on demandait à Donella : “Avons-nous encore le temps ?” Elle répondait : “Nous avons juste ce qu’il faut. Alors, commençons !”. »

La « parenthèse historique de la croissance »

Comment en est-on arrivé là ? « Pourquoi une telle focalisation sur la production et une telle obsession ? ». Comment expliquer « ce déchaînement sans frein des énergies, cet excès dans l’usage (et le mésusage) du travail et de la nature, cette démesure qui semble tout à fait “naturels”[6] ? » Ces questions que posait Dominique Méda dans son ouvrage La Mystique de la croissance ont largement inspiré les ateliers les plus fréquentés qu’organisa la commission sur la Grande Transition, baptisés « La parenthèse historique de la croissance ». Pour animer les séances dans tout le pays, de nombreux professeurs d’histoire, d’économie, de sociologie, de mathématiques, de philosophie et même de biologie furent sollicités et collaborèrent étroitement, en renouant avec les pratiques de l’Antiquité, où l’économique (du grec oikos, pour « maison », et nomos, pour « règle, usage, loi ») désignait l’art de bien administrer une maison ou un domaine, et était subordonné, comme le politique, à l’éthique, elle même « soumise au primat de la nature[7] ».

En effet, au temps d’Aristote (384-322 av. J.-C.), considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’humanité, il n’y avait pas d’économistes, car cette « profession a vu le jour plus de 2 000 ans après sa mort[8] ». Pour le philosophe, si l’on travaille et produit, c’est pour satisfaire les besoins matériels de l’individu et de la Cité qui sont nécessaires à l’accomplissement du bonheur et du bien vivre. C’est pourquoi les activités fondamentales sont l’agriculture, l’élevage, la chasse, la pêche et la fabrication d’objets indispensables à la vie quotidienne. Dans un monde idéal, chaque famille ou communauté humaine devrait viser l’autosuffisance économique, mais comme ce n’est pas possible, car tout ce dont on a besoin pour vivre ne peut être produit en un même endroit, on doit échanger et donc utiliser de l’argent. Dans son livre L’Éthique à Nicomaque, Aristote élabore la première théorie de la valeur et de la monnaie ; et, dans La Politique, il met en garde contre les dérives du commerce, qu’il considère comme une activité condamnable lorsqu’il vise exclusivement l’enrichissement. Écrites il y a près de 2 500 ans, ses paroles sur le « pouvoir corrosif de l’argent[9] » ont enthousiasmé les apprentis de la GT, qui y ont trouvé une explication aux maux qui menaçaient la planète : le philosophe dénonçait une « profession qui roule tout entière sur l’argent, qui ne rêve qu’à lui, qui n’a d’autre élément ni d’autre fin, qui n’a point de terme où puisse s’arrêter la cupidité[10] ».

Les études monumentales conduites par l’économiste et historien britannique Angus Maddison (1926-2010)[11] montrent que, de l’Antiquité à l’an 1000, la croissance de l’économie mondiale a été très faible. Si l’on produit plus alors, c’est simplement parce que la population augmente et qu’il y a plus de bras pour travailler ; mais aussi plus de bouches à nourrir, donc le niveau de vie moyen reste le même. Les périodes de croissance de la richesse globale sont suivies de périodes de déclin, dues aux guerres, aux épidémies, aux aléas du climat et aux famines. De l’an 1000 à 1500, ce qu’on appellera plus tard le « PIB mondial » double une première fois, à une époque où la Chine et l’Inde constituent les « deux poids lourds de l’économie mondiale[12] ». De 1500 à 1700, la taille de l’économie double de nouveau, puis le rythme s’accélère : 1700-1820 (cent vingt ans), 1820-1870 (cinquante ans), 1870-1913 (quarante ans), 1913-1950 (quarante ans), 1950-1965 (quinze ans), 1998-2010 (douze ans).

Comme le souligne Dominique Méda, « l’ensemble des travaux existants convergent pour estimer que l’étape de “décollage” qui caractérise le début du processus de croissance a commencé dans les vingt dernières années du xviiisiècle au Royaume-Uni, entre 1830 et 1860 aux États-Unis et en France, un peu plus tard en Allemagne[13] ». Ce « décollage » correspond à l’émergence du capitalisme industriel, qui, plus que la richesse, dont le désir n’est pas nouveau, vise l’accumulation des profits. Amorcé dès le xve siècle, avec l’arrivée en Europe des richesses pillées dans le Nouveau Monde, ce processus s’est accéléré avec la première révolution industrielle (celle des machines à vapeur, de l’industrie textile et de la métallurgie), puis avec la deuxième révolution industrielle (celle du pétrole, de l’électricité, de la chimie et de la sidérurgie). Sur le plan politique, cette ère, qui se caractérise par un bouleversement profond dans le travail et les processus de production (propriété privée et salariat), une nouvelle conception de la science associée au progrès technique et l’affirmation de l’individualisme comme valeur suprême, entérine le triomphe de la bourgeoisie sur la noblesse. Pour y parvenir, la bourgeoisie industrielle et financière avait besoin d’alliés qui légitiment et pérennisent son pouvoir : ce fut le rôle des économistes, eux-mêmes issus des rangs de la bourgeoisie, dont la profession naquit au xviiie siècle.

[1] Les économistes atterrés avaient rédigé, en 2010, un manifeste très pertinent sur la « crise et la dette en Europe », où ils présentaient « dix fausses évidences et vingt-deux mesures en débat pour sortir de l’impasse (Manifeste d’économistes atterrés, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010).

[2] Andrew Simms, Ecological Debt. The Health of the Planet and the Wealth of Nations, Pluto Press, Londres, 2005.

[3] Entretien avec l’auteure, 3 décembre 2013.

[4] Donella Meadows, Dennis Meadows et Jorgen Randers, Les Limites de la croissance (dans un monde fini), Rue de l’échiquier, Paris, 2004, p. 58.

[5] Donella Meadows, écologiste de la première heure, est décédée en 2001.

[6] Dominique Méda, La Mystique de la croissance, op. cit., p. 45-46.

[7] Gilles Dostaler, Les Grands Auteurs de la pensée économique, Alternatives économiques, Hors série Poche, n° 57, octobre 2012. Cet ouvrage passionnant, que je recommande à tous ceux qui veulent en savoir plus l’histoire de l’économie, est constitué de cinquante-six articles publiés dans la revue Alternatives économiques par Gilles Dostaler (1946-2011), qui fut professeur d’économie de l’Université du Québec à Montréal.

[8] Ibid., p. 12.

[9] Ibid., p. 19.

[10] Aristote, La Politique, Gonthier, Paris, 1971, p. 31 (cité par Gilles Dostaler, ibid., p. 13).

[11] Angus Maddison, L’Économie mondiale. Une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2002.

[12] Voir Wikipédia, « Liste historique des régions et pays par PIB (PPA) », <ur1.ca/iatxe>. Pour en savoir plus sur les travaux d’Angus Maddison, voir Alternatives économiques, Hors série Poche, n° 21, novembre 2005.

[13] Dominique Méda, La Mystique de la croissance, op. cit., p. 63.

 

Les « boucles de rétroaction positive » ou comment le dérèglement climatique peut s’emballer

Il est une chose, dont les climatologues parlent rarement, et pour cause: elle fait très peur et elle est très difficile à mesurer. Il s’agit des « boucles de rétroaction positive ». Si vous voulez comprendre ce que c’est, lisez l’extrait ci-dessous de mon livre Sacrée croissance! Mais avant, fermez les yeux et imaginez qu’en avril 2014, François Hollande, assisté de Nicolas Hulot, a lancé la « Grande Transition » vers une société décarbonée et durable. Comme lors des attentats du 11 septembre 2001, toutes les chaînes de télévision et les radios se sont mobilisées pour expliquer clairement -enfin!- aux Français et Françaises comment fonctionne le dérèglement climatique et pourquoi il menace la survie de l’humanité.  Grâce à cette grande opération de communication, chaque citoyen(ne) a compris que pour stopper le changement climatique, il ne suffisait pas de changer les ampoules, mais qu’il fallait complètement revoir notre mode de vie. 

On n’avait jamais vu cela : du Nord au Sud de la planète, dans les usines, les bureaux, les foyers, les cafés, les écoles ou les commerces, les citoyens et citoyennes se sont rassemblés devant les postes de télévision ou de radio pour écouter, tétanisés, les terribles nouvelles. Avec un remarquable effort de pédagogie, les experts ont expliqué qu’avant l’ère industrielle (au milieu du xixe siècle), la concentration moyenne de l’atmosphère en dioxyde de carbone (CO2) était de 278 ppm, mais que, le 9 mai 2013, elle avait franchi le seuil de 400 ppm[1], le niveau le plus élevé depuis 800 000 ans. D’après leurs calculs, en 2012, plus de 365 milliards de tonnes de carbone avaient été émises dans l’atmosphère provenant de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et de la production de ciment. S’y ajoutaient 180 milliards de tonnes causées par le changement d’affectation des sols, comme la déforestation. Plus de la moitié de ces émissions avaient eu lieu après le milieu des années 1970, avec une accélération notable au cours des vingt dernières années, puisqu’entre 1992 et 2012, elles avaient augmenté de 38 %. Ces émissions anthropiques – c’est-à-dire issues de l’activité humaine – de gaz « à effet de serre » avaient entraîné un réchauffement de la Terre de 0,85 °C entre 1880 et 2012, les trois dernières décennies ayant été les plus chaudes qu’ait connues l’hémisphère Nord depuis au moins 1 400 ans.

Sur les plateaux de télévision, les climatologues ont commenté la carte du monde qui m’avait tant impressionnée quand j’avais lu un rapport intermédiaire du GIEC, publié deux semaines avant le 14 Avril et qui était passé inaperçu[2]. On y voyait les effets du changement climatique déjà constatés sur tous les continents : augmentation de la fréquence et de l’intensité des inondations, sécheresses, incendies, tempêtes et cyclones, provoquant des dégâts humains et matériels considérables et une baisse de la production alimentaire. Les experts ont aussi expliqué pourquoi le niveau de la mer augmentait inexorablement, pourquoi les océans s’acidifiaient, quelles étaient les conséquences de la fonte de la banquise, des glaciers et des calottes glaciaires, ou du dégel du permafrost de Sibérie. Et ils ont introduit une notion complètement inconnue du grand public, qui a provoqué quelques (rares) réactions d’hystérie collective : les « boucles de rétroaction positives ».

Les scientifiques ont expliqué que le processus du réchauffement climatique n’est pas linéaire, mais exponentiel. Et que certains facteurs agissent comme des turbocompresseurs qui accélèrent la tendance en cours dès que sont franchis des « seuils de basculement » (tipping points). On apprit ainsi que la fonte des glaces polaires, dont l’albédo (leur capacité à réfléchir une grande partie du rayonnement solaire) est très élevé, allait accélérer la désintégration du pergélisol des régions arctiques. Or, ces sols gelés couvrant un cinquième de la surface terrestre contiennent d’énormes quantités de carbone et de méthane (un gaz vingt-et-une fois plus réchauffant que le CO2) ; lesquelles, en se libérant, pourraient augmenter la température de la Terre d’un degré supplémentaire. Un réchauffement global de 3° provoquerait par ailleurs l’effondrement de l’Amazonie, dont les arbres et les sols cesseraient d’absorber du carbone, pour en libérer au contraire d’énormes quantités, ajoutant 250 ppm dans l’atmosphère. À ce stade de 4 ou 5 degrés de réchauffement, les humains pourraient assister impuissants au dégazage des hydrates de méthane[3], emprisonnés dans la glace des fonds marins polaires, comme cela s’est produit il y a 55 millions d’années lors du « maximum thermique » du passage paléocène-éocène (PETM), où la concentration de CO2 a atteint 1 000 ppm en 20 000 ans, provoquant un réchauffement de la planète de 6°. « La différence, expliqua Jim Zachos, un paléo-océanographe américain, c’est que le rythme des émissions actuelles de carbone est trente fois plus rapide qu’à l’époque du PETM[4]… »

Inutile de préciser que le « pire scénario du GIEC », comme nous continuons de l’appeler, aurait entraîné des conséquences funestes pour la vie sur Terre. À l’époque, les scientifiques évoquaient le commencement de la « sixième extinction des espèces » (voir infra, chapitre 6) et envisageaient des perspectives guère plus réjouissantes pour les humains : dans son rapport, le GIEC évoquait les centaines de millions de réfugiés climatiques, fuyant les zones rendues inhabitables par la désertification, la montée de la mer ou les ravages causés par les cyclones. Il mettait en garde contre le coût économique de l’inaction – lequel, d’après les Nations unies, pourrait s’élever à 300 milliards de dollars par an. Et il soulignait les risques de famines, de conflits autour des ressources devenues plus rares, comme l’eau, les énergies fossiles (voir infra, chapitre 4) ou les stocks de poissons. Mais aussi d’épidémies meurtrières (typhus, choléra, dengue, virus Ébola), sans parler de l’émergence de nouveaux agents pathogènes jusque-là inconnus.

Pour éviter ce scénario catastrophe, la conclusion des experts était sans appel : si l’on voulait limiter la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère à 450 ppm pour maintenir le réchauffement de la Terre au-dessous de 2°, il fallait impérativement réduire les émissions mondiales de 40 % à 70 % d’ici 2050 et les éliminer presque totalement d’ici la fin du siècle.

[1] Une concentration de 400 ppm (parties par million) signifie que le CO2 représente 0,04 % des molécules d’air sec ; la mesure a été relevée à l’observatoire de Mauna Loa (Hawaii).

[2] GIEC, Climate Change 2014. Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Summary for Policymakers, 31 mars 2014, p. 7.

[3] Surnommés « glace qui brûle » ou « glace de méthane », les hydrates de méthane sont inflammables dès qu’ils fondent et entrent en contact avec l’oxygène.

[4] « Lesson from 55 million years ago says climate change could be faster than expected », Daily Telegraph, 17 février 2006.

Comment certaines sociétés ont évité l’effondrement

Dans mon post précédent, j’ai expliqué pourquoi les civilisations mayas ou de l’île de Pâques se sont effondrées, entraînant la disparition de leur culture mais aussi de la totalité de leur population. Or, l’effondrement n’était pas inéluctable. Pour cela il eût suffi que soient prises des mesures collectives et individuelles pour anticiper et relever les défis environnementaux qui menaçaient la vie de la collectivité. Dans mon livre Sacrée croissance!, Jared Diamond, – le biologiste américain , auteur de Collapse (L’effondrement)- rapporte plusieurs exemples de sociétés qui ont su éviter le pire. 

Extrait de mon livre:

Les success stories de ceux qui ont su éviter la catastrophe

 « Fort heureusement, dit Jared Diamond, l’histoire connut aussi de vraies success stories qui doivent être pour nous des sources d’espoir et d’inspiration. Elles nous montrent qu’il y a deux manières de résoudre les problèmes environnementaux graves : soit du bas vers le haut, soit du haut vers le bas. » Dans la première catégorie, a-t-il expliqué, il y a l’histoire de la Nouvelle-Guinée, une île située au nord de l’Australie, dont les Européens ont longtemps pensé que l’intérieur était inhabité en raison de la forteresse de montagnes qui bordaient ses côtes. Dans les années 1930, des pilotes survolèrent les Haute Terres et découvrirent un paysage transformé par des millions d’habitants, avec des jardins, des fossés pour l’irrigation et le drainage, des cultures en terrasses ou sur buttes, où poussaient des bananiers, du taro, de la canne à sucre, du manioc, des patates douces et une grande quantité de fruits et légumes. Installés depuis 46 000 ans sur ces terres, les aborigènes pratiquaient une agriculture durable depuis au moins 10 000 ans, ce que j’ai vu de mes propres yeux ! À un moment de leur histoire, ils avaient largement déforesté, puis ils inventèrent un système de sylviculture unique en plantant une espèce d’arbre, le casuarina oligodon, qui présente la caractéristique de croître rapidement et de fournir un bois de qualité pour la construction et la combustion. Enfin, cette société agricole veillait à maîtriser sa croissance démographique (grâce à la technique du coïtus interruptus et l’avortement) et elle était plutôt égalitaire : elle n’avait pas de chefs, mais des big men (grands hommes) peu épris de bling-bling et qui vivaient dans les mêmes huttes que les autres villageois.

Dans la catégorie du haut vers le bas (top down), Jared Diamond avait cité l’exemple du Japon de l’ère des Togukawa, à partir du xviie siècle. À cette époque, l’archipel connaissait une grave crise environnementale due à un intense déboisement, commencé dix siècles plus tôt, au point que le pays vint à manquer de la précieuse ressource. Or, le bois, utilisé pour construire les maisons, les outils, les ustensiles et les armes, servait aussi de fourrage, engrais ou combustible. Les shoguns (généraux) imposèrent des mesures draconiennes pour reboiser le pays et assurer la pérennité des forêts : ils nommèrent des fonctionnaires chargés de clôturer les zones déboisées pour qu’elles puissent se régénérer, établirent des registres forestiers, interdirent l’abattage de certaines espèces, comme les cèdres ou les chênes, et édictèrent des quotas attribués à chaque famille. De la sorte, à la fin du xixe siècle, au moment où il reprenait ses échanges avec le monde extérieur, le Japon « vivait de façon durable, en presque totale autarcie ».

« Les histoires que je viens de vous raconter, avait commenté Jared Diamond, montrent l’importance de la décision collective et individuelle pour régler de graves problèmes environnementaux qui menacent la survie de la société dans son ensemble. C’est cette capacité qui a manqué aux Mayas ou aux habitants de l’île de Pâques. Pourquoi ? Si nous voulons nous-mêmes éviter l’effondrement, il est important que nous comprenions les mécanismes à l’œuvre dans l’échec. La première explication, c’est que le groupe d’humains n’est pas parvenu à anticiper le problème avant qu’il n’arrive parce qu’il n’en avait jamais connu de similaire. C’est le cas des Mayas qui déboisèrent les collines pour étendre les cultures. Parfois, le groupe peut avoir eu une expérience similaire très ancienne, mais celle-ci n’a pas été transmise, ni oralement ni par écrit : celle de la terrible sécheresse connue par les Mayas au iiie siècle n’a pas servi à leurs descendants quand elle s’est répétée au ixe siècle. Parfois, l’échec s’explique aussi par l’incapacité du groupe à percevoir un problème qui est déjà là. C’est ce qui s’est passé dans le Montana, où les propriétaires des mines ou des entreprises forestières n’habitaient pas dans l’État et avaient intérêt à minimiser l’impact des dégâts qu’ils causaient, parce qu’ils n’en souffraient pas directement, ce qui est une attitude récurrente des grandes compagnies. En Nouvelle-Guinée, en revanche, c’est la collectivité qui gérait les ressources de son territoire et chaque individu était responsable du bien-être de l’île. Il arrive aussi que le problème soit difficile à percevoir, parce que sa survenue est très lente. C’est le cas avec le réchauffement climatique. »

Jared Diamond expliqua alors qu’il avait découvert le Montana lorsqu’il était adolescent au milieu des années 1950. Il n’y était retourné qu’en 1998 et avait été frappé de voir que la neige avait quasiment disparu du sommet des montagnes, car les glaciers avaient largement fondu. Les gens du pays étaient surpris de sa réaction, car ils avaient perdu la mémoire de ce qu’était la montagne quarante plus tôt, les changements ayant été imperceptibles d’année en année. C’est ce qu’on appelle l’« amnésie des paysages ».

« Ensuite, a poursuivi le biologiste américain, il arrive que le groupe ait identifié le problème, mais qu’il n’essaie pas de le résoudre ou échoue, en raison de ce que les scientifiques appellent le “comportement rationnel”, précisément parce qu’il repose sur un calcul rationnel même s’il est répréhensible d’un point de vue moral. Ceux qui ont causé le problème se sentent à l’abri parce qu’il n’y a pas de lois qui permettent de les poursuivre ou, s’il y en a, elles ne sont pas efficacement appliquées. Ils représentent une petite minorité qui ne pense qu’à faire de gros profits immédiats et savent que les dégâts seront répartis sur un grand nombre de personnes. Cela n’encourage pas les perdants à se battre, car chacun ne perd qu’un petit peu et ne peut escompter qu’un petit bénéfice, incertain et lointain. »

Demain: le dérèglement climatique et les boucles de rétroaction positives

Les causes de l’effondrement à venir…

Dans mon livre Sacrée croissance!, j’écris en… 2034, et je raconte comment l’humanité à pu éviter l’effondrement. J’imagine que le 16 octobre 2014, François Hollande, alors président de la république, organise au Bourget les « États généraux » pour préparer le lancement de la « Grande transition ». Y participe Jared Diamond, auteur du livre Collapse (L’effondrement) qui tient une conférence. S’appuyant sur de nombreuses études scientifiques, l’auteur américain y explique les causes qui ont provoqué l’effondrement de la civilisation des Mayas ou de l’Île de Pâques. Ces deux exemples illustrent parfaitement pourquoi nous sommes en train de nous enfoncer dans une impasse à l’issue tragique, si nous ne changeons pas de mode de vie, en oubliant les leçons du passé… 

Voici l’extrait de mon livre. 

Le précédent de la chute des Mayas et de l’île de Pâques

Ensuite, PowerPoint à l’appui, Jared Diamond avait présenté plusieurs exemples de civilisations ayant disparu, comme la Crète de Minos au xiie siècle avant J.-C. ou le royaume khmer d’Angkor (qui compta jusqu’à 750 000 habitants) au xive siècle après J.-C. « On a longtemps suspecté que ces effondrements mystérieux avaient été déclenchés par des problèmes écologiques, avait-il expliqué en introduction, à savoir que les gens avaient détruit de manière non intentionnelle les ressources environnementales dont leur société dépendait. Cette hypothèse d’un suicide écologique a été confirmée par des archéologues, climatologues, historiens, paléontologues et palynologues (les spécialistes du pollen). Ceux-ci ont identifié huit facteurs qui peuvent conduire à un écocide : la déforestation et la destruction des habitats naturels (érosion des sols et salinisation), des aléas climatiques sévères, la surchasse et la surpêche, les effets d’espèces introduites sur les espèces natives, la croissance démographique et l’augmentation de l’impact écologique par habitant. Il est intéressant de noter que les sociétés qui ont été confrontées à une grave dégradation de leur environnement ne se sont pas toutes effondrées, avait poursuivi Jared Diamond. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, celles qui ont disparu n’étaient pas les plus primitives de leur temps, mais les plus créatives et avancées, comme celle des Mayas. »

Le biologiste américain montra alors une photo d’un temple de Palenque, au cœur de la forêt tropicale du Chiapas (Mexique). Cette ville qui avait été l’un des hauts lieux de la civilisation maya fut mystérieusement abandonnée au ixe siècle, ainsi que d’autres cités comme Copán ou Tikal. Je l’avais visitée en 2009 et j’avais été impressionnée par les vestiges archéologiques qui témoignaient d’une histoire glorieuse, commencée plus de 2 000 ans avant Jésus-Christ[1]. Les Mayas, en effet, avaient découvert l’écriture (sur des livres en écorce de figuier), étaient férus d’astronomie, de mathématiques et d’architecture, et pratiquaient l’agriculture irriguée (avec des réservoirs d’eau, des canaux et des aqueducs) qui pendant des siècles avait permis de nourrir des millions d’habitants. D’après les scientifiques, la chute de cette civilisation sophistiquée fut d’abord due à la déforestation : au fur et à mesure que croissait la population, les paysans déboisèrent les collines qui surplombaient les vallées de moins en moins fertiles, provoquant un phénomène d’érosion dans tout le secteur ; ensuite, une sécheresse prolongée due à une modification du climat affecta gravement la production alimentaire ; enfin, le comportement « bling bling » de l’élite porta le coup de grâce : les notables aimaient étaler leurs richesses en parant leurs demeures de stuc, dont la fabrication nécessitait d’énormes quantités de bois (pour chauffer le calcaire), accélérant ainsi la déforestation, tandis que les rois des cités passaient leur temps à guerroyer et à exhiber leur puissance en faisant ériger des temples de plus en plus somptueux, plutôt que de s’occuper de la gestion quotidienne de leur territoire.

Le comportement « bling bling » est aussi l’une des deux causes principales de l’effondrement de la société de l’île de Pâques, dont les statues monumentales (les moai) continuent d’enthousiasmer les visiteurs, comme le premier d’entre eux, le navigateur Jakob Roggeveen. Le Néerlandais débarqua sur l’île, située dans le Sud-Est du Pacifique au large des côtes chiliennes, le jour de Pâques de 1722 (d’où le nom). Il constata que, contrairement au reste de l’Océanie, la végétation était rabougrie avec des arbres ne dépassant pas les trois mètres de haut. « L’île de Pâques constitue l’exemple parfait d’une société qui s’est autodétruite en surexploitant ses propres ressources, avait expliqué Jared Diamond. Entre le ixe et le xive siècle, toute la forêt a été exterminée et, avec elle, la faune et la flore dont se nourrissaient en partie les habitants. La disparition des arbres, comme les palmiers, a provoqué l’érosion des sols, et donc un effondrement de la production alimentaire, puis des famines qui ont décimé la population. De nombreux actes de cannibalisme ont été rapportés. Et l’une des causes de cette destruction insensée de l’environnement, ce sont précisément les statues ! » En effet, les cent treize moaï de tuf érigées sur des terrasses empierrées (ahu) avaient certes une valeur religieuse, mais elles représentaient aussi des symboles de richesse exhibés par les chefs de clan[2]. Et pour les déplacer (la plus haute mesure dix mètres de haut et pèse soixante-quinze tonnes), les Pascuans utilisaient des traineaux en bois, tirés avec des cordes de bois sur des rails constitués de rondins de bois.

« La tragédie de l’île de Pâques est une métaphore du sort funeste qui nous attend, avait conclu Jared Diamond, car tout indique que nous sommes en train de perpétrer le plus grand écocide de l’histoire de l’humanité. Grâce à la mondialisation, le commerce international, le trafic aérien et Internet, les pays partagent aujourd’hui les mêmes ressources et peuvent s’affecter mutuellement, comme autrefois les nombreux clans de l’île. Quand les difficultés sont devenues sérieuses, les habitants de Pâques n’avaient aucun endroit pour fuir ni personne pour les aider, de même que les Terriens n’auront aucun refuge quand le réchauffement climatique rendra la planète invivable. Sachez, cependant, que nous avons encore un tout petit peu de temps pour éviter ce scénario catastrophe, si nous sommes capables de tirer les leçons des civilisations qui ont su échapper à l’effondrement. »

[1] Les Mayas occupaient un territoire qui comprenait le sud du Mexique et les territoires actuels du Belize, du Guatemala, du Salvador et du Honduras.

[2] L’ensemble archéologique de l’île de Pâques compte 887 moaï, dont la plupart n’ont pas été achevées et ont été retrouvées dans les carrières de tuf et de basalte ; de même, sur les trois cents ahu, seuls cent treize comportent une statue.

Demain: comment certaines civilisations ont pu éviter l’effondrement…