Les « boucles de rétroaction positive » ou comment le dérèglement climatique peut s’emballer

Il est une chose, dont les climatologues parlent rarement, et pour cause: elle fait très peur et elle est très difficile à mesurer. Il s’agit des « boucles de rétroaction positive ». Si vous voulez comprendre ce que c’est, lisez l’extrait ci-dessous de mon livre Sacrée croissance! Mais avant, fermez les yeux et imaginez qu’en avril 2014, François Hollande, assisté de Nicolas Hulot, a lancé la « Grande Transition » vers une société décarbonée et durable. Comme lors des attentats du 11 septembre 2001, toutes les chaînes de télévision et les radios se sont mobilisées pour expliquer clairement -enfin!- aux Français et Françaises comment fonctionne le dérèglement climatique et pourquoi il menace la survie de l’humanité.  Grâce à cette grande opération de communication, chaque citoyen(ne) a compris que pour stopper le changement climatique, il ne suffisait pas de changer les ampoules, mais qu’il fallait complètement revoir notre mode de vie. 

On n’avait jamais vu cela : du Nord au Sud de la planète, dans les usines, les bureaux, les foyers, les cafés, les écoles ou les commerces, les citoyens et citoyennes se sont rassemblés devant les postes de télévision ou de radio pour écouter, tétanisés, les terribles nouvelles. Avec un remarquable effort de pédagogie, les experts ont expliqué qu’avant l’ère industrielle (au milieu du xixe siècle), la concentration moyenne de l’atmosphère en dioxyde de carbone (CO2) était de 278 ppm, mais que, le 9 mai 2013, elle avait franchi le seuil de 400 ppm[1], le niveau le plus élevé depuis 800 000 ans. D’après leurs calculs, en 2012, plus de 365 milliards de tonnes de carbone avaient été émises dans l’atmosphère provenant de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et de la production de ciment. S’y ajoutaient 180 milliards de tonnes causées par le changement d’affectation des sols, comme la déforestation. Plus de la moitié de ces émissions avaient eu lieu après le milieu des années 1970, avec une accélération notable au cours des vingt dernières années, puisqu’entre 1992 et 2012, elles avaient augmenté de 38 %. Ces émissions anthropiques – c’est-à-dire issues de l’activité humaine – de gaz « à effet de serre » avaient entraîné un réchauffement de la Terre de 0,85 °C entre 1880 et 2012, les trois dernières décennies ayant été les plus chaudes qu’ait connues l’hémisphère Nord depuis au moins 1 400 ans.

Sur les plateaux de télévision, les climatologues ont commenté la carte du monde qui m’avait tant impressionnée quand j’avais lu un rapport intermédiaire du GIEC, publié deux semaines avant le 14 Avril et qui était passé inaperçu[2]. On y voyait les effets du changement climatique déjà constatés sur tous les continents : augmentation de la fréquence et de l’intensité des inondations, sécheresses, incendies, tempêtes et cyclones, provoquant des dégâts humains et matériels considérables et une baisse de la production alimentaire. Les experts ont aussi expliqué pourquoi le niveau de la mer augmentait inexorablement, pourquoi les océans s’acidifiaient, quelles étaient les conséquences de la fonte de la banquise, des glaciers et des calottes glaciaires, ou du dégel du permafrost de Sibérie. Et ils ont introduit une notion complètement inconnue du grand public, qui a provoqué quelques (rares) réactions d’hystérie collective : les « boucles de rétroaction positives ».

Les scientifiques ont expliqué que le processus du réchauffement climatique n’est pas linéaire, mais exponentiel. Et que certains facteurs agissent comme des turbocompresseurs qui accélèrent la tendance en cours dès que sont franchis des « seuils de basculement » (tipping points). On apprit ainsi que la fonte des glaces polaires, dont l’albédo (leur capacité à réfléchir une grande partie du rayonnement solaire) est très élevé, allait accélérer la désintégration du pergélisol des régions arctiques. Or, ces sols gelés couvrant un cinquième de la surface terrestre contiennent d’énormes quantités de carbone et de méthane (un gaz vingt-et-une fois plus réchauffant que le CO2) ; lesquelles, en se libérant, pourraient augmenter la température de la Terre d’un degré supplémentaire. Un réchauffement global de 3° provoquerait par ailleurs l’effondrement de l’Amazonie, dont les arbres et les sols cesseraient d’absorber du carbone, pour en libérer au contraire d’énormes quantités, ajoutant 250 ppm dans l’atmosphère. À ce stade de 4 ou 5 degrés de réchauffement, les humains pourraient assister impuissants au dégazage des hydrates de méthane[3], emprisonnés dans la glace des fonds marins polaires, comme cela s’est produit il y a 55 millions d’années lors du « maximum thermique » du passage paléocène-éocène (PETM), où la concentration de CO2 a atteint 1 000 ppm en 20 000 ans, provoquant un réchauffement de la planète de 6°. « La différence, expliqua Jim Zachos, un paléo-océanographe américain, c’est que le rythme des émissions actuelles de carbone est trente fois plus rapide qu’à l’époque du PETM[4]… »

Inutile de préciser que le « pire scénario du GIEC », comme nous continuons de l’appeler, aurait entraîné des conséquences funestes pour la vie sur Terre. À l’époque, les scientifiques évoquaient le commencement de la « sixième extinction des espèces » (voir infra, chapitre 6) et envisageaient des perspectives guère plus réjouissantes pour les humains : dans son rapport, le GIEC évoquait les centaines de millions de réfugiés climatiques, fuyant les zones rendues inhabitables par la désertification, la montée de la mer ou les ravages causés par les cyclones. Il mettait en garde contre le coût économique de l’inaction – lequel, d’après les Nations unies, pourrait s’élever à 300 milliards de dollars par an. Et il soulignait les risques de famines, de conflits autour des ressources devenues plus rares, comme l’eau, les énergies fossiles (voir infra, chapitre 4) ou les stocks de poissons. Mais aussi d’épidémies meurtrières (typhus, choléra, dengue, virus Ébola), sans parler de l’émergence de nouveaux agents pathogènes jusque-là inconnus.

Pour éviter ce scénario catastrophe, la conclusion des experts était sans appel : si l’on voulait limiter la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère à 450 ppm pour maintenir le réchauffement de la Terre au-dessous de 2°, il fallait impérativement réduire les émissions mondiales de 40 % à 70 % d’ici 2050 et les éliminer presque totalement d’ici la fin du siècle.

[1] Une concentration de 400 ppm (parties par million) signifie que le CO2 représente 0,04 % des molécules d’air sec ; la mesure a été relevée à l’observatoire de Mauna Loa (Hawaii).

[2] GIEC, Climate Change 2014. Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Summary for Policymakers, 31 mars 2014, p. 7.

[3] Surnommés « glace qui brûle » ou « glace de méthane », les hydrates de méthane sont inflammables dès qu’ils fondent et entrent en contact avec l’oxygène.

[4] « Lesson from 55 million years ago says climate change could be faster than expected », Daily Telegraph, 17 février 2006.