Comment Monsanto a caché la toxicité du glyphosate

Actuellement se tient en Californie le  procès opposant Dewayne Johnson,  un jardinier atteint d’un lymphome non hodgkinien (LNH) – un cancer du système lymphatique-  qui a passé du Roundup dans les cours de récréations et espaces publics, et Monsanto. S’il gagne, cela fera jurisprudence et redonnera de l’espoir aux quelque 4000 agriculteurs et jardinier américains, souffrant de la même pathologie, qui ont répondu à l’appel du cabinet Miller, ainsi que je le raconte dans Le Roundup face à ses juges. J’y raconte l’histoire de Christine Sheppard, une productrice de café de Hawaï, qui a désherbé pendant des années ses plantations avec du Roundup, avant d’être diagnostiquée d’un LNH. C’est la première victime qui a contacté le cabinet Miller et son avocat Timothy Litzenburg, après son appel à témoins. 

La question centrale du procès c’est de savoir si Monsanto connaissait, et a donc caché, la cancérogénicité du glyphosate, la matière active du Roundup. Pour moi, la réponse est clairement: oui! C’est ce qu’a notamment révélé la publication des « Monsanto Papers ». Ce sont des milliers de documents internes de la firme que le cabinet Miller avait obtenus, dans le cadre des procédures en cours, et qu’un juge de Californie a accepté de déclassifier. L’ONG US Right to Know s’est chargée de les éplucher et de les mettre en ligne. Pour ma part, j’ai passé des jours à décortiquer cette masse de documents. 

Voici la synthèse que j’en ai fait dans mon livre Le Roundup face à ses juges

Les manipulations de Monsanto et la complicité de l’EPA

Les Monsanto papers confirment aussi que la multinationale ment et manipule sans aucun état d’âme. Comme nous l’avons vu, elle n’a cessé de marteler que « le glyphosate n’est pas génotoxique », c’est-à-dire qu’il n’affecte pas l’ADN. En fait, elle est persuadée du contraire et a imaginé les pires stratagèmes pour se « border » au cas où… C’est ainsi qu’en 1999, elle a demandé à Mark Martens, son toxicologue en chef pour l’Europe et l’Afrique, de cornaquer le Britannique James Parry (décédé en 2010), qui était alors considéré comme l’un des grands noms de la génotoxicité. Auteur de trois cents publications de référence, le scientifique fut chargé de rédiger un rapport qui a fini aux oubliettes. En effet, ainsi que le révèle un document remis par les avocats des parties civiles au juge californien[i], « après avoir examiné la littérature publiée ainsi que les études non publiées de Monsanto sur la génotoxicité », le professeur Parry conclua que « le glyphosate est un clastogène potentiel in vitro », c’est-à-dire une substance qui « cause un dommage structurel au matériel génétique ». N’ayant visiblement pas compris la manœuvre dont il était l’objet, il recommanda à Monsanto de « conduire de multiples tests supplémentaires pour déterminer la génotoxicité » de l’herbicide. « Nous ne ferons pas les études que demande Parry », s’énerve un cadre dénommé William Heydens, qui demande à Mark Martens : « A-t-il déjà travaillé pour l’industrie ? », en espérant que ce rapport « n’a pas coûté trop cher ». Et de suggérer que soit « trouvé un autre expert » pour combler ce qui en interne est appelé le « trou de la génotoxicité » (genotox hole). Dans un courriel collectif envoyé en 2001 par un dirigeant de la firme, Mark Martens est vilipendé : « Mark n’a pas bien géré cela et on en est presque arrivé à voir Parry déclarer le glyphosate génotoxique[ii]… »

Dans un autre document déclassifié, l’infortuné Mark Martens explique comment les surfactants – ces fameux adjuvants que contient la formulation du Roundup – augmentent l’absorption du glyphosate à travers la peau des utilisateurs. Or, ces surfactants, qui, je le rappelle, ne sont jamais testés pour établir les normes d’exposition (DJA et LMR) des herbicides à base de glyphosate, inquiètent vivement l’EPA, ainsi que le révèlent plusieurs courriels internes qu’a pu consulter Carey Gillam, de US Right to Know. En avril 2016, alors qu’à l’instar de son homologue européenne, l’agence américaine se débattait pour justifier la réautorisation du glyphosate, l’un de ses cadres, Khue Nguyen, demandait instamment à Monsanto de lui fournir « toutes les études disponibles montrant la sécurité et la composition des formulations complètes utilisées actuellement mais aussi au début des années 1980 ». Mieux vaut tard que jamais ! Cela n’empêcha pas le même Khue Nguyen de raconter des bobards à un jardinier amateur de quatre-vingt-trois ans qui s’était adressé à l’EPA pour faire part de ses inquiétudes : « Les fabricants de pesticides sont obligés de communiquer à l’EPA la nature des adjuvants qu’ils utilisent, écrit-il avec un bel aplomb, le 16 avril 2016. Pour le Roundup, ceux-ci ne sont pas préoccupants, si l’herbicide est utilisé en respectant le mode d’emploi[iii]. » Le potentiel toxique des adjuvants est un vieux sujet de discussion parmi les toxicologues de Monsanto. Dans un mail du 12 février 2001, Mark Martens – encore lui ! – écrit à trois collègues : « Si quelqu’un m’annonçait qu’il veut tester la formulation complète du Roundup, je sais comment je réagirais : avec une vive inquiétude. » Un an plus tard, le 25 avril 2012, William Heydens, que j’ai déjà cité, fait un bel aveu à sa consœur Donna Farmer (qui est toujours en poste aujourd’hui) : « J’ai discuté de la situation avec Holson et DeSesso, et sans surprise nous avons conclu que nous sommes plutôt bien avec le glyphosate, mais vulnérables avec les surfactants. […] Comme je te l’ai entendu dire : le glyphosate est OK, mais la formulation, et donc les surfactants, cause les dommages[iv]. »

Les documents déclassifiés par le juge californien dévoilent encore la collusion permanente entre Monsanto et l’EPA, dont les responsables sont plus prompts à défendre les intérêts de la firme que ceux des citoyens. Dans une lettre datée du 4 mars 2013, la toxicologue Marion Copley (décédée en janvier 2014) accuse ainsi son chef Jess Rowland, qui dirige le processus de révision du glyphosate, d’« intimider le personnel » afin de « modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie » et assure que « la recherche sur le glyphosate montre qu’il devrait être classé comme cancérigène probable pour les humains[v] ». On découvre aussi comment les responsables de l’EPA ont tout fait pour faire échouer une évaluation des risques causés par l’exposition alimentaire aux résidus de glyphosate que voulait conduire une agence fédérale rattachée au Center for Diseases Control and Prevention (CDC) d’Atlanta. Annoncée pour octobre 2015, l’évaluation n’était toujours pas publiée près de deux ans plus tard[vi].

[i] Plaintiffs’ Case Management Statement. Pursuant to the Court’s February 1, 2017 order, Plaintiffs submit this joint case management statement (disponible sur le site de US Right to Know, <frama.link/MV4t_Qhc>).

[ii] Cité par Stéphane Foucart, « Ce que les Monsanto papers révèlent du Roundup », Le Monde, 18 mars 2017.

[iii] Cité par Carey Gillam, « Internal EPA documents show scramble for data on Monsanto’s Roundup herbicide », Huffington Post, 7 août 2017.

[iv] Cité par Danny Hakim, « Monsanto Emails raise issue of influencing research on Roundup weed killer », New York Times, 1er août 2017.

[v] Cité par Carey Gillam, « Questions about EPA-Monsanto collusion raised in cancer lawsuits », Huffington Post, 13 février 2017.

[vi] Carey Gillam, « Collusion or coincidence ? Records show EPA efforts to slow herbicide review came in coordination with Monsanto », Huffington Post, 17 août 2017.