Inflation chez Monsanto: n’en jetez plus!

Scott Partridge, vice-président de Monsanto, affirme dans une interview à Usine Nouvelle qu’ « il  y a plus de 800 études qui ont été menées sur la question de la dangerosité du glyphosate et toutes confirment l’absence de risque de l’utilisation du produit » et qu » il n’y a aucune étude légitime qui mette en évidence le lien entre le cancer et l’utilisation du glyphosate« .

D’abord, je constate que la firme de Saint-Louis a une tendance inflationniste remarquable: le 21 mars 2015, réagissant avec fébrilité à la décision du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) – qui dépend de l’OMS -, de classer le glyphosate « cancérigène probable pour les humains« , Philip Miller, un autre vice-président de Monsanto, affirmait que le «  CIRC a reçu mais écarté intentionnellement des douzaines d’études scientifiques […] qui soutiennent la conclusion que le glyphosate ne constitue pas un risque pour la santé humaine« .  

En trois ans on est donc passé de « plusieurs douzaines d’études » à « 800 »! Pendant les deux ans où j’enquêtais pour mon film et le livre Le Roundup face à ses juges, j’ai remué ciel et terre pour savoir quelles étaient les « douzaines d’études » auxquelles se référait Philip Miller, et je n’ai rien trouvé de sérieux! Et pour cause: toutes les études toxicologiques conduites par Monsanto, dans le cadre de l’homologation du glyphosate, n’ont jamais été publiées dans les journaux scientifiques, et sont même couvertes par le secret commercial! 

En revanche, pour réaliser sa classification, le CIRC a épluché un millier d’études indépendantes – c’est-à-dire conduites par des chercheurs qui n’ont aucun intérêt financier dans le résultat de leur recherche– qui ont toutes été publiées dans les journaux scientifiques. En d’autres termes: les données de ces études sont publiques et peuvent être consultées par toute personne compétente qui le souhaite. Après un examen rigoureux, les experts du CIRC ont retenu 250 études sur lesquelles ils ont fondé leur classification. 

Comme toujours le diable est dans le détail, et pour décrire le « détail », il faut du temps. Je mets donc un extrait de mon livre « Le Roundup face à ses juges » qui, je l’espère, éclairera le lecteur. 

2015 : Monsanto dénigre le travail du CIRC

La décision du CIRC de classer le glyphosate dans le groupe 2A, celui des « cancérigènes probables pour les humains », a été rendue publique le vendredi 20 mars 2015 sur le site Web de l’organisme. L’information a fait l’effet d’une bombe, provoquant une réponse immédiate de Monsanto, alors que le rapport complet des experts n’était pas encore publié – il ne le sera qu’en juillet 2015. Elle a pris la forme d’un communiqué de presse signé par Philip Miller, le vice-président de la multinationale, en charge des affaires réglementaires mondiales. La ligne de défense, ou plutôt d’attaque, reposait sur trois arguments principaux : 1) « Tous les usages autorisés du glyphosate sont sûrs pour la santé humaine, et soutenus par l’une des bases de données les plus importantes jamais réunies pour un produit d’usage agricole » ; 2) « Nous ne comprenons pas comment le CIRC a pu parvenir à une conclusion aussi dramatiquement différente de celle obtenue par toutes les agences de réglementation du monde » ; 3) « Le CIRC a reçu mais écarté intentionnellement des douzaines d’études scientifiques […] qui soutiennent la conclusion que le glyphosate ne constitue pas un risque pour la santé humaine[i]. » Quelques jours plus tard, dans une interview accordée à l’agence Reuters, un dirigeant de la multinationale n’hésitait pas à caractériser la monographie du CIRC de junk science, c’est-à-dire de « science de caniveau »[ii]. Autant dire que la guerre était déclarée et que, comme nous le verrons ultérieurement elle sera d’une extrême violence (voir infra, chapitre 8).

Dès lors, les trois arguments avancés par le vice-président Miller pour rejeter l’évaluation du CIRC seront repris en boucle par tous les représentants de Monsanto et consorts, ainsi que j’ai pu moi-même le constater le 17 avril 2015, moins d’un mois après le déclenchement des hostilités. Ce jour-là, j’avais été invitée à faire une conférence à la Webster University de… Saint Louis, dans le Missouri, la ville où siège le quartier général de Monsanto[1] ! Cette conférence s’inscrivait dans une tournée que m’avait organisée l’ambassade de France aux États-Unis pour la présentation de mon film Sacrée croissance ! à l’ONU et la sortie de mon livre Notre poison quotidien aux États-Unis. Dans toutes les villes où je suis intervenue – New York, Gainsville (Floride), Chicago et Boston –, j’avais dédié ma conférence au processus de réglementation des produits chimiques, en montrant comment il favorise les industriels au détriment de la santé des citoyens qu’il est pourtant censé protéger. À Saint Louis – contexte oblige ! –, j’avais décidé de fonder ma démonstration sur l’exemple du glyphosate. Quelques minutes avant de prendre la parole, j’avais été informée que deux représentants de Monsanto étaient dans la salle : Philip Eppard et Samuel Murphey, qui occupaient de bien étranges fonctions, le premier étant le « chef de l’engagement académique » (academic engagement lead) et le second celui de la « réponse rapide » (rapid response lead), ainsi que le stipulent leurs cartes de visite que j’ai précieusement gardées… Toujours est-il qu’après avoir présenté la décision du CIRC, j’ai demandé leur avis à mes deux illustres auditeurs. J’ai senti un embarras certain, alors que tous les regards du public se tournaient vers eux. Le chef de la « réponse rapide » a sorti un document qui n’était autre que le communiqué du vice-président Philip Miller… J’ai alors méthodiquement répondu aux trois arguments que Samuel Murphey avait laborieusement lus : « 1) De nombreuses études réalisées par des scientifiques indépendants montrent que le glyphosate n’est pas “sûr pour la santé humaine”, mais curieusement elles ne font pas partie de la “base de données” dont dispose Monsanto ; 2) comme je viens de l’expliquer au cours de ma conférence, le travail des agences de réglementation est controversé en raison des conflits d’intérêts qui caractérisent leurs experts et d’une tendance récurrente à écarter les études indépendantes au profit de celles fournies par l’industrie ; 3) j’aimerais savoir quelles sont les “douzaines d’études” que le CIRC aurait “écartées” et où on peut se les procurer ? »

Ma question a plongé dans une profonde perplexité les deux cadres de Monsanto qui ont bafouillé, provoquant l’hilarité du public, constitué essentiellement d’étudiants, d’universitaires et de représentants d’associations écologiques[2]. Dans la foulée, j’annonçais publiquement que je préparais un nouveau film et livre, qui seraient entièrement dédiés au glyphosate et au Roundup.

À la fin de la conférence, j’ai échangé quelques mots au demeurant fort cordiaux avec Philip Eppard et Samuel Murphey qui m’ont invitée à solliciter une interview avec un « représentant habilité de Monsanto », dans le cadre de ma nouvelle investigation. Quinze mois plus tard, le 15 juillet 2016, alors que je préparais un tournage aux États-Unis, j’ai écrit un mail à MM. Eppard et Murphey qui en substance disait ceci : « Comme je vous l’avais indiqué lors de notre rencontre à l’Université de Saint Louis, je prépare un film sur le glyphosate qui est l’objet d’une énorme attention internationale. Je m’efforce de passer en revue toutes les données scientifiques qui concernent la molécule, c’est pourquoi je serais très heureuse de pouvoir interviewer Philip Miller qui a publiquement manifesté son désaccord avec la classification du CIRC, en arguant que l’agence de l’OMS avait “écarté des douzaines d’études scientifiques”. Je suis disposée à rencontrer M. Miller à la date qui lui convient, de préférence entre le 16 et 22 août. »

Le courriel que j’avais adressé à Philip Eppard m’est revenu avec un message d’erreur. Quant à Samuel Murphey, il m’a répondu le 1er août en me fournissant une dizaine de liens vers les sites Web de Monsanto et d’agences de réglementation comme l’EFSA (l’Autorité européenne de sécurité des aliments) ou le BfR – l’agence allemande, dont il sera beaucoup question dans ce livre –, ou vers des « vidéos d’une minute » disponibles sur YouTube, vantant les mérites de l’herbicide et qu’il m’invitait à incorporer dans mon film. La fin du courriel était sans appel : « Cependant, après des discussions au sein de notre équipe, nous ne sommes pas en mesure de rendre le docteur Miller ni aucun autre représentant de Monsanto disponible pour une interview[3]. » Dont acte !

À dire vrai, cette fin de non-recevoir ne m’a pas surprise. Je l’avais déjà expérimentée lorsque je réalisais Le Monde selon Monsanto. Après une rencontre également très cordiale avec Yann Fichet, le directeur des affaires institutionnelles et industrielles de la filiale française, installée à Lyon, et des mois de relances infructueuses, j’avais finalement décidé de me rendre avec mon équipe dans le quartier bien-nommé de Crève-Cœur, à Saint Louis, où siège Monsanto. Depuis ma chambre d’hôtel, j’avais enregistré mon ultime conversation téléphonique avec Christopher Horner, le responsable des relations publiques qui lui aussi avait affirmé avoir eu « plusieurs conversations internes », avant de m’éconduire définitivement[iii]. Pour avoir étudié pendant deux ans le mode de fonctionnement du leader mondial des OGM, je sais que ses dirigeants honnissent tout particulièrement les journalistes qui ont des questions précises à leur poser. Tant qu’il s’agit de filmer quelques images des laboratoires high tech et d’interroger un spécialiste de la communication sur les « bienfaits des OGM » ou l’« innocuité du glyphosate », les portes du « Monsanto Tour » s’ouvrent sans problème. Le journaliste est alors baladé avec des collègues dans un bus pour faire le tour des installations, montrant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes… Mais dès que le prétendant demande à interviewer une personne précise – comme par exemple Philip Miller – avec des questions précises, comme celle qui concerne les « douzaines d’études » que le CIRC aurait ignorées, il n’y a plus personne…

[1] La conférence était organisée par le professeur Lionel Cuillé, qui dirige le département des études françaises à l’Université Webster et représente le consulat de France de Chicago à Saint Louis.

[2] Toute cette séquence a été filmée par un vidéographe amateur que j’avais sollicité avant d’arriver à Saint Louis.

[3] La fonction de Samuel Murphey avait changé, puisqu’il a signé son mail en tant que « External Affairs Lead, Chemistry » (chef des affaires extérieures, chimie).

[i] « Monsanto disagrees with IARC classification for glyphosate », Monsanto.com, 20 mars 2015, <frama.link/AwW_jRbm>.

[ii] Carey Gillam, « Scientist defends WHO group report linking herbicide to cancer », Reuters, 26 mars 2015.

[iii] Voir Marie-Monique Robin, Le Monde selon Monsanto, op. cit., p. 14-15.

Demain: les experts du CIRC n’ont pas trouvé non plus quelles étaient les « douzaines d’études » évoquées par Philip Miller. Alors 800!!

Christine Sheppard: la première plaignante américaine

Dewayne Johnson, le jardinier américain, qui vient de gagner son procès contre Monsanto, est l’un des quelque 5000 plaignants américains qui ont porté plainte contre la firme américaine. Tous sont des agriculteurs ou jardiniers qui souffrent d’un lymphome non hodgkinien – un cancer du système lymphatique- et qui ont utilisé régulièrement du Roundup ou des herbicides à base de glyphosate. La première plaignante s’appelle Christine Sheppard, un ex-productrice de café à Hawaï. Elle est l’un des protagonistes de mon film et livre Le Roundup face à ses juges. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était à Orange, en Virginie, où elle avait un rendez-vous avec son avocat Timothy Litzenburg, du cabinet Miller, qui a lancé les procédures américaines. Ce cabinet, spécialisé dans les « class actions » (recours collectifs) contre les multinationales, a lancé un appel à témoins, au printemps 2015, après que le Centre International de Recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a classé le glyphosate comme « cancérigène probable pour les humains« . Pour établir leur classification, les 19 experts réunis par le CIRC avaient analysé 250 études indépendantes portant sur le glyphosate et avaient notamment conclu que le lien entre l’exposition à l’herbicide et le lymphome non hodgkinien était particulièrement bien établi scientifiquement. Après la première victoire de Dewayne Johnson, ARTE a décidé de rediffuser Le Roundup face à ses juges mardi 14 août. Le film est dors et déjà visible sur le site de la chaîne

Je mets en ligne un extrait de mon livre où je raconte en détails l’histoire de Christine Sheppard et pourquoi Timothy Litzenburg et le cabinet Miller ont décidé de se lancer dans cette bataille historique. 

Légende: Christine Sheppard et Timothy Litzenburg, lors de leur audition au Tribunal International Monsanto (TIM) qui s’est tenu à La Haye, les 15 et 16 octobre 2016. 

Le lymphome non hodgkinien de Christine Sheppard

« Je n’oublierai jamais ce jour de septembre 2015, où j’ai découvert le lien qu’avait établi le CIRC entre l’utilisation du Roundup et le lymphome non hodgkinien. J’étais sur mon ordinateur et j’ai crié à mon mari : “Viens voir !” » Quand elle m’a raconté cette anecdote, le 21 mai 2016, Christine Sheppard avait encore les yeux qui brillaient d’excitation. « C’était incroyable, a-t-elle poursuivi. J’avais enfin l’explication de ma maladie. L’information provenait du site du Bureau de l’évaluation des risques environnementaux et sanitaires (OEHHA) de Californie, qui annonçait qu’il avait proposé d’inclure le glyphosate sur la liste des produits cancérigènes reconnus par l’État – ce qui, à terme, impliquait que cela devrait être signalé sur tous les bidons de Roundup vendus en Californie. Peu de temps après, j’ai appris qu’un cabinet d’avocats recherchait des victimes pour mener des actions en justice contre Monsanto. C’était comme une petite lumière qui s’allumait, enfin, dans la nuit… »

Lors de son audience au TIM, Christine Sheppard a longuement expliqué le « calvaire » qu’elle a vécu. D’origine britannique, cette directrice marketing d’une entreprise informatique s’est installée en 1980 en Californie, où son mari Ken, un ingénieur en aéronautique, avait été promu. En 1995, le couple décide de changer de vie : « Nous étions fatigués des voyages professionnels qui nous éloignaient de notre fille, a-t-elle expliqué. Nous avions envie de faire quelque chose ensemble et de profiter de la vie en réalisant un vieux rêve qui était de travailler la terre. » C’est ainsi que la famille Sheppard déménage à Kona sur l’île d’Hawaii, où elle a acheté une plantation de café. « Comme nous n’y connaissions rien, nous avons suivi une formation au collège d’agriculture tropicale, et on nous a dit : “Pour désherber entre les rangs de café, utilisez le Roundup !”, a raconté Christine. On nous a montré des photos de personnes en train de le pulvériser, sans masque, sans gants, sans rien du tout. Notre technicien agricole nous a dit d’utiliser un pulvérisateur à pompe que je mettais sur mon dos. Je passais du Roundup sur les deux hectares de café, avant chaque taille et chaque récolte, environ quatre ou cinq fois par an. C’était mon travail de désherber, parce que mon mari s’occupait plutôt des constructions. Personne ne nous a dit que c’était dangereux… »

Les Sheppard apprennent très vite leur nouveau métier et leur ferme devient une référence dans toute la région de Kona. Grâce à ses compétences en marketing, Christine met en place le premier réseau de vente directe de café sur Internet. C’est elle qui se charge de l’envoi des commandes et de l’accueil des clients à la ferme, tandis que Ken s’occupe de la torréfaction des grains. En 2001, le couple décide de passer en bio et prépare sa reconversion, prévue sur cinq ans. Mais le projet n’aboutira jamais : « En août 2003, on m’a diagnostiqué un lymphome non hodgkinien, stade 4, avec 10 % de chance de survie, a dit Christine, la voix nouée par l’émotion. Nous pensions que j’allais mourir… Je n’arrêtais pas de demander à mon médecin : pourquoi moi ? Mais personne ne pouvait me dire pourquoi j’avais ce cancer, alors que j’avais une vie très saine, avec beaucoup d’activités physiques, et que je ne fumais pas. J’ai subi une chimiothérapie très violente à Honolulu, mais un an plus tard, le lymphome était toujours là. Mon oncologue m’a dit qu’il fallait que je subisse une greffe de cellules souches dans un hôpital de Los Angeles. Pour payer cette opération très risquée, nous avons dû vendre la plantation de café. Ce fut terrible, mais nous n’avions pas le choix, car notre assurance privée ne couvrait qu’une partie des frais. Après quatre mois d’hospitalisation, où j’ai alterné les séances de chimiothérapie et de radiothérapie, j’ai appris, effondrée, que malgré la greffe, le lymphome subsistait dans mon abdomen. Mon oncologue m’a alors proposé de participer à un essai thérapeutique d’un nouveau médicament qui m’a été injecté en avril 2015. Ça a marché !

« Depuis je suis en rémission, mais je souffre des effets secondaires des traitements que j’ai subis. Je suis atteinte d’une neuropathie périphérique qui me provoque d’insoutenables sensations de brûlures dans les pieds et les mains ; je souffre aussi de cécité nocturne et de problèmes cardiaques. Normalement je ne voyage pas et j’évite les endroits où il y a beaucoup de gens, car mon système immunitaire est très fragile. J’ai pris le risque de venir à La Haye parce qu’il est très important de participer à ce tribunal. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre ait à vivre ce que j’ai vécu. Je veux que Monsanto arrête d’empoisonner notre planète, je veux que la firme reconnaisse ce qu’elle a fait et qu’elle rende des comptes. C’est pourquoi je suis ici. »

2015-2017 : 3 000 Américains portent plainte contre Monsanto

Dès septembre 2015, Christine et Ken Sheppard ont contacté le cabinet Miller, qui avait lancé un appel aux personnes atteintes d’un lymphome non hodgkinien pouvant prouver qu’elles avaient utilisé du Roundup. Installé à Orange, en Virginie, ce cabinet est spécialisé dans les class actions (les recours collectifs) menées au civil pour obtenir des « compensations financières et des dommages et intérêts punitifs » au nom des victimes de multinationales. Aux États-Unis, ces procès ont lieu devant un jury de citoyens tirés au sort, à moins que l’entreprise accusée préfère négocier un règlement à l’amiable pour éviter que ses forfaits fassent la une des journaux. C’est la solution qu’avait choisie Monsanto en 2002, face à une double class action qui réunissait plus de 5 000 habitants d’Anniston (Alabama), où l’entreprise possédait une usine de PCB. Pendant plusieurs décennies, la production de ces huiles chimiques extrêmement toxiques, utilisées notamment comme isolants dans les transformateurs électriques, avait contaminé l’air, l’eau et les sols de la ville. Finalement, après des années de procédure qui avaient coûté plusieurs millions de dollars, Monsanto avait accepté de payer 700 millions de dollars, la plus forte amende jamais payée dans l’histoire industrielle américaine. Sur les 600 millions réservés à l’indemnisation des victimes, les avocats avaient empoché 40 %. Car dans ce genre de procédure, typiquement américaine, ce sont les avocats qui avancent les frais, en espérant toucher le jackpot, une fois la victoire assurée.

Dans le cas du glyphosate, le cabinet Miller a dû renoncer à monter une class action, au sens strict du terme, parce qu’à la différence des malades de Anniston, chez qui on avait pu mesurer un taux précis de PCB dans le sang, les causes d’un lymphome non hodgkinien peuvent être multiples. « La justice américaine exige que chaque victime ait son propre procès, car chaque histoire est différente », m’a expliqué Timothy Litzenburg, l’avocat du cabinet Miller en charge du dossier. Christine Sheppard fut la première « cliente » de ce « litige de masse » (mass tort). En mai 2016, 500 « clients » avaient rejoint l’ex-productrice de café. En octobre 2016, lors du Tribunal de La Haye, ils étaient plus d’un millier et, en juillet 2017, ils étaient plus de 3 000.

« Vous venez de tous les États-Unis », a expliqué Timothy Litzenburg à Christine lors de leur première rencontre, le 21 mai 2016, dans son bureau d’Orange. Jusque-là, l’avocat et sa cliente n’avaient échangé que par téléphone ou par courriel, car des milliers de kilomètres les séparaient, le premier vivant près de Washington, la seconde en Californie. « La majorité d’entre eux sont des agriculteurs, qui, comme vous, ont utilisé régulièrement les produits de Monsanto sur leurs cultures, a poursuivi Timothy Litzenburg. Il y a aussi des paysagistes, qui travaillent sur la pelouse de leurs clients ou sur des golfs ; il y a, enfin, quelques propriétaires privés, qui ont utilisé l’herbicide de manière régulière dans leur jardin. Tous souffrent d’un lymphome non hodgkinien après avoir été exposés au Roundup de Monsanto. »

En novembre 2015, l’avocat a déposé une première plainte au nom de Christine Sheppard auprès de la Cour fédérale de Californie. Plainte que Monsanto a immédiatement contestée au motif que l’affaire ne relevait pas de cette juridiction, parce que les faits allégués s’étaient déroulés à Hawaii et que le siège de Monsanto est situé dans le Missouri. Une deuxième plainte a donc été déposée, le 2 février 2016 à la cour de district d’Honolulu. Baptisée « Sheppard et al v. Monsanto Company », la plainte stipule que Monsanto « savait ou avait des raisons de savoir que les produits de la gamme Roundup étaient […] intrinsèquement dangereux et non sûrs lorsqu’ils étaient utilisés selon les instructions fournies par le défendeur. […] Monsanto a toujours clamé que le Roundup était inoffensif, en promouvant des données falsifiées et en attaquant des études légitimes qui ont révélé ses dangers. Monsanto n’a cessé de conduire une campagne de désinformation afin de convaincre les agences gouvernementales, les agriculteurs et le public que le Roundup est sûr ».

« Comme vous le savez sûrement, Monsanto continue d’affirmer que son produit ne cause pas de cancer ni de lymphome non hodgkinien, a dit Timothy Litzenburg à Christine, lors du rendez-vous de mai 2016. D’ailleurs, la firme vient de porter plainte contre le Bureau de l’évaluation des risques environnementaux et sanitaires (OEHHA) de Californie, qui avait proposé d’inclure le glyphosate sur la liste de Proposition 65. » Dans le jargon californien, la « Prop 65 » est une loi votée en 1986 qui exige que l’État publie une liste, mise à jour tous les ans, des produits chimiques qui causent des cancers, des malformations congénitales ou des troubles de la reproduction[1]. Comme nous l’avons vu, après la décision du CIRC, l’OEHHA avait proposé que le glyphosate rejoigne les quelque neuf cents produits que comptait alors la liste. Le 21 janvier 2016, Monsanto déposait une plainte contre l’organisme californien auprès de la Cour supérieure de Freno. Dans un communiqué signé par l’incontournable Philip Miller, la multinationale arguait que « le glyphosate ne cause pas de cancer. C’est pourquoi l’inclusion du glyphosate sur la liste de la Proposition 65 de Californie serait sans fondement scientifique et provoquerait une inquiétude injustifiée chez les consommateurs. […] Les conclusions prises par le CIRC lors de la réunion en France sont erronées, non transparentes et basées sur des données qui ont été interprétées de manière sélective[i] ».

« Nous sommes face à une multinationale multimillionnaire qui dispose de ressources quasi illimitées, a dit Timothy Litzenburg lors de sa rencontre avec Christine. Notre atout est d’avoir avec nous la science indépendante et rigoureuse ; de l’autre côté, Monsanto a la capacité de financer ses propres études. Nous avons commencé à examiner les documents transmis par Monsanto à l’Agence de protection de l’environnement ainsi que les documents internes de la firme, dont nous avons demandé la déclassification, pour découvrir qui savait quoi et quand. La bataille va être rude et longue, mais nous avons bon espoir de la gagner…

– Pour moi, ça a été un vrai soulagement de savoir que quelqu’un allait mettre son nez dans ce dossier, a dit Christine, visiblement émue. Je remercie votre cabinet de faire ce travail, car il est inimaginable qu’une personne individuelle se lance dans un procès contre Monsanto. Je n’ai pas les poches asses pleines pour m’attaquer à eux. Je serais ruinée financièrement avant même que le procès commence. C’est impossible de faire ça toute seule, j’ai besoin d’aide. »

[1] Le nom officiel de la Proposition 65 est Safe Drinking Water and Toxic Enforcement Act. La loi exige que les commerces qui vendent des produits relevant de la liste de « Prop 65 » informent les clients des dangers qu’ils courent en utilisant ces produits.

[i] « Monsanto takes legal action to prevent flawed listing of glyphosate under California’s Prop 65 », communiqué de Philip Miller sur le site de Monsanto, 21 janvier 2016, <frama.link/VnU3avZt>.

Comment Monsanto a caché la toxicité du glyphosate

Actuellement se tient en Californie le  procès opposant Dewayne Johnson,  un jardinier atteint d’un lymphome non hodgkinien (LNH) – un cancer du système lymphatique-  qui a passé du Roundup dans les cours de récréations et espaces publics, et Monsanto. S’il gagne, cela fera jurisprudence et redonnera de l’espoir aux quelque 4000 agriculteurs et jardinier américains, souffrant de la même pathologie, qui ont répondu à l’appel du cabinet Miller, ainsi que je le raconte dans Le Roundup face à ses juges. J’y raconte l’histoire de Christine Sheppard, une productrice de café de Hawaï, qui a désherbé pendant des années ses plantations avec du Roundup, avant d’être diagnostiquée d’un LNH. C’est la première victime qui a contacté le cabinet Miller et son avocat Timothy Litzenburg, après son appel à témoins. 

La question centrale du procès c’est de savoir si Monsanto connaissait, et a donc caché, la cancérogénicité du glyphosate, la matière active du Roundup. Pour moi, la réponse est clairement: oui! C’est ce qu’a notamment révélé la publication des « Monsanto Papers ». Ce sont des milliers de documents internes de la firme que le cabinet Miller avait obtenus, dans le cadre des procédures en cours, et qu’un juge de Californie a accepté de déclassifier. L’ONG US Right to Know s’est chargée de les éplucher et de les mettre en ligne. Pour ma part, j’ai passé des jours à décortiquer cette masse de documents. 

Voici la synthèse que j’en ai fait dans mon livre Le Roundup face à ses juges

Les manipulations de Monsanto et la complicité de l’EPA

Les Monsanto papers confirment aussi que la multinationale ment et manipule sans aucun état d’âme. Comme nous l’avons vu, elle n’a cessé de marteler que « le glyphosate n’est pas génotoxique », c’est-à-dire qu’il n’affecte pas l’ADN. En fait, elle est persuadée du contraire et a imaginé les pires stratagèmes pour se « border » au cas où… C’est ainsi qu’en 1999, elle a demandé à Mark Martens, son toxicologue en chef pour l’Europe et l’Afrique, de cornaquer le Britannique James Parry (décédé en 2010), qui était alors considéré comme l’un des grands noms de la génotoxicité. Auteur de trois cents publications de référence, le scientifique fut chargé de rédiger un rapport qui a fini aux oubliettes. En effet, ainsi que le révèle un document remis par les avocats des parties civiles au juge californien[i], « après avoir examiné la littérature publiée ainsi que les études non publiées de Monsanto sur la génotoxicité », le professeur Parry conclua que « le glyphosate est un clastogène potentiel in vitro », c’est-à-dire une substance qui « cause un dommage structurel au matériel génétique ». N’ayant visiblement pas compris la manœuvre dont il était l’objet, il recommanda à Monsanto de « conduire de multiples tests supplémentaires pour déterminer la génotoxicité » de l’herbicide. « Nous ne ferons pas les études que demande Parry », s’énerve un cadre dénommé William Heydens, qui demande à Mark Martens : « A-t-il déjà travaillé pour l’industrie ? », en espérant que ce rapport « n’a pas coûté trop cher ». Et de suggérer que soit « trouvé un autre expert » pour combler ce qui en interne est appelé le « trou de la génotoxicité » (genotox hole). Dans un courriel collectif envoyé en 2001 par un dirigeant de la firme, Mark Martens est vilipendé : « Mark n’a pas bien géré cela et on en est presque arrivé à voir Parry déclarer le glyphosate génotoxique[ii]… »

Dans un autre document déclassifié, l’infortuné Mark Martens explique comment les surfactants – ces fameux adjuvants que contient la formulation du Roundup – augmentent l’absorption du glyphosate à travers la peau des utilisateurs. Or, ces surfactants, qui, je le rappelle, ne sont jamais testés pour établir les normes d’exposition (DJA et LMR) des herbicides à base de glyphosate, inquiètent vivement l’EPA, ainsi que le révèlent plusieurs courriels internes qu’a pu consulter Carey Gillam, de US Right to Know. En avril 2016, alors qu’à l’instar de son homologue européenne, l’agence américaine se débattait pour justifier la réautorisation du glyphosate, l’un de ses cadres, Khue Nguyen, demandait instamment à Monsanto de lui fournir « toutes les études disponibles montrant la sécurité et la composition des formulations complètes utilisées actuellement mais aussi au début des années 1980 ». Mieux vaut tard que jamais ! Cela n’empêcha pas le même Khue Nguyen de raconter des bobards à un jardinier amateur de quatre-vingt-trois ans qui s’était adressé à l’EPA pour faire part de ses inquiétudes : « Les fabricants de pesticides sont obligés de communiquer à l’EPA la nature des adjuvants qu’ils utilisent, écrit-il avec un bel aplomb, le 16 avril 2016. Pour le Roundup, ceux-ci ne sont pas préoccupants, si l’herbicide est utilisé en respectant le mode d’emploi[iii]. » Le potentiel toxique des adjuvants est un vieux sujet de discussion parmi les toxicologues de Monsanto. Dans un mail du 12 février 2001, Mark Martens – encore lui ! – écrit à trois collègues : « Si quelqu’un m’annonçait qu’il veut tester la formulation complète du Roundup, je sais comment je réagirais : avec une vive inquiétude. » Un an plus tard, le 25 avril 2012, William Heydens, que j’ai déjà cité, fait un bel aveu à sa consœur Donna Farmer (qui est toujours en poste aujourd’hui) : « J’ai discuté de la situation avec Holson et DeSesso, et sans surprise nous avons conclu que nous sommes plutôt bien avec le glyphosate, mais vulnérables avec les surfactants. […] Comme je te l’ai entendu dire : le glyphosate est OK, mais la formulation, et donc les surfactants, cause les dommages[iv]. »

Les documents déclassifiés par le juge californien dévoilent encore la collusion permanente entre Monsanto et l’EPA, dont les responsables sont plus prompts à défendre les intérêts de la firme que ceux des citoyens. Dans une lettre datée du 4 mars 2013, la toxicologue Marion Copley (décédée en janvier 2014) accuse ainsi son chef Jess Rowland, qui dirige le processus de révision du glyphosate, d’« intimider le personnel » afin de « modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie » et assure que « la recherche sur le glyphosate montre qu’il devrait être classé comme cancérigène probable pour les humains[v] ». On découvre aussi comment les responsables de l’EPA ont tout fait pour faire échouer une évaluation des risques causés par l’exposition alimentaire aux résidus de glyphosate que voulait conduire une agence fédérale rattachée au Center for Diseases Control and Prevention (CDC) d’Atlanta. Annoncée pour octobre 2015, l’évaluation n’était toujours pas publiée près de deux ans plus tard[vi].

[i] Plaintiffs’ Case Management Statement. Pursuant to the Court’s February 1, 2017 order, Plaintiffs submit this joint case management statement (disponible sur le site de US Right to Know, <frama.link/MV4t_Qhc>).

[ii] Cité par Stéphane Foucart, « Ce que les Monsanto papers révèlent du Roundup », Le Monde, 18 mars 2017.

[iii] Cité par Carey Gillam, « Internal EPA documents show scramble for data on Monsanto’s Roundup herbicide », Huffington Post, 7 août 2017.

[iv] Cité par Danny Hakim, « Monsanto Emails raise issue of influencing research on Roundup weed killer », New York Times, 1er août 2017.

[v] Cité par Carey Gillam, « Questions about EPA-Monsanto collusion raised in cancer lawsuits », Huffington Post, 13 février 2017.

[vi] Carey Gillam, « Collusion or coincidence ? Records show EPA efforts to slow herbicide review came in coordination with Monsanto », Huffington Post, 17 août 2017.