Les maladies chroniques et les maladies infectieuses sont interconnectées

Pour mon livre La fabrique des pandémies, j’ai interviewé 62 scientifiques internationaux, – des virologues, infectiologues, parasitologues, épidémiologistes, écologistes de la santé, médecins, vétérinaires, etc- qui tous « savaient » qu’une pandémie  pouvait à tout moment s’abattre sur l’humanité, s’ajoutant à la longue liste des « maladies infectieuses émergentes », apparues depuis une cinquantaine d’années. Ils « savaient » et n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme, en pointant la destruction de la diversité comme la cause principale de ces « émergences »,  sans être écoutés. Je retranscris ici l’entretien que j’ai réalisé avec le professeur Jeroen Douwes, épidémiologiste en Nouvelle Zélande, qui explique pourquoi nous ne sortirons pas de l’impasse , dans laquelle nous a plongés la COVID 19, si nous continuons d’oublier que « les maladies chroniques et les maladies infectieuses sont interconnectées ». Cet extrait fait partie du cinquième chapitre de mon livre, intitulé « Les maladies non transmissibles: l’hypothèse de la biodiversité ».

L’entretien avec le Prof. Douwes a été réalisé le 25 juin 2020, par skype.

« La perte de biodiversité est une arme à double tranchant : d’un côté, elle favorise le contact avec des agents pathogènes que l’homme n’avait jusque-là jamais rencontrés ; de l’autre, elle rend les humains plus susceptibles d’être affectés profondément par ces nouveaux microorganismes infectieux. En résumé, la destruction de la biodiversité signifie plus d’exposition et plus de fragilité. » C’est ce que m’a expliqué, le 25 juin 2020, le professeur Jeroen Douwes, qui, à cinquante-trois ans, dirige le Centre de recherche en santé publique de l’Université Massey, à Wellington. Et l’épidémiologiste, qui fait aussi partie du comité scientifique de l’agence de protection de l’environnement de Nouvelle-Zélande, d’enfoncer le clou, avec une franchise étonnante : « Les gouvernements dépensent d’énormes quantités d’argent pour tenter de sauver l’économie et de réduire les effets néfastes de la covid-19 en développant un vaccin. Tout cela est tout à fait légitime, mais j’aimerais bien qu’ils fassent de même pour juguler ces tueurs silencieux que sont les maladies chroniques non transmissibles, comme l’obésité, le diabète, les maladies respiratoires et les cancers. On a un peu tendance à oublier que ces pathologies chroniques tuent beaucoup plus de monde que la covid-19. C’est ma première observation. La seconde, c’est que les patients qui ont souffert de complications graves après leur infection par le SARS-CoV-2 développent fréquemment des pathologies chroniques, comme celles que j’ai précédemment énumérées. Il est donc impératif que les autorités publiques cessent de traiter séparément les deux types de pandémies, car elles sont intimement liées. Je rappelle que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’OMS, a identifié plus de trente agents infectieux provoquant des cancers. La séparation entre les maladies infectieuses et les maladies chroniques est artificielle et va contre les intérêts de la santé publique. »

Pour être franche, la « tirade » tout à fait inattendue de Jeroen Douwes m’a fait du bien, car finalement, elle confirmait une intuition qui était devenue obsédante au fur et à mesure que se déroulaient mes entretiens très rapprochés – parfois trois par jour – avec les quelque soixante scientifiques que j’ai interviewés pour ce livre : la pandémie de covid-19 est un signal d’alarme, qui va bien au-delà de l’émergence d’un virus excrété par une pauvre chauve-souris, dans des conditions qui ne sont toujours pas élucidées…

Jeroen Douwes a fait son doctorat d’épidémiologie en Hollande, où il est né. En 1998, il est venu pour faire une spécialisation en santé environnementale en Nouvelle-Zélande, qui devait durer un an et demi, mais il y est finalement resté.

« Quel est le bilan de la pandémie en Nouvelle-Zélande ?

– Au 25 juin, nous avons 1 200 cas diagnostiqués et vingt-deux morts, ce qui est très peu pour une population de 5 millions d’habitants. Dès que l’épidémie a été confirmée en Chine, le gouvernement a fermé les frontières et décrété un confinement très strict. Après huit semaines, la vie a repris son cours normal, mais les frontières sont toujours fermées. Seules les personnes de nationalité néo-zélandaise ou résidant légalement dans le pays peuvent y entrer. Cette mesure est évidemment facilitée par l’insularité du pays.

– Pensez-vous qu’on aurait pu éviter cette pandémie ?

– Soyons clairs : le problème, ce ne sont pas les marchés humides chinois, qui sont anecdotiques. Cette pandémie n’est pas la dernière. Si nous ne revoyons pas de toute urgence notre rapport à la nature, nous vivrons dans une ère de confinement chronique, ce qui n’est évidemment pas une bonne nouvelle pour l’humanité. Par ailleurs, il n’est pas sûr que ce soit judicieux d’encourager la reprise frénétique des voyages et des transports d’un bout à l’autre de la planète. Les virus se déplacent aussi vite que les longs courriers et je dois dire que la vitesse de transmission du SARS-CoV-2 m’a impressionné.

– Vous avez conduit une étude exceptionnelle sur l’“association entre l’environnement naturel et l’asthme” en Nouvelle-Zélande, publiée en 2018[i]. Comment avez-vous procédé ?

– C’est vrai que cette étude est unique, car nous avons pu suivre près de 50 000 enfants nés en 1998 jusqu’en 2016, c’est-à-dire pendant dix-huit ans. Il est rare de pouvoir travailler sur une cohorte aussi importante et sur une durée aussi longue. Le gouvernement nous a autorisés à consulter les données d’état civil et sanitaires de tout le pays. Nous avions les adresses des 50 000 bébés, y compris quand leurs familles ont déménagé. Nous avons pu les croiser avec les images satellites, qui nous ont renseignés sur le type d’usage des terres et de végétation qui caractérisait le cadre de vie des enfants. La conclusion fut que le fait de vivre près d’un espace vert réduisait le risque asthmatique d’au moins 15 %, mais que l’intensité de la protection dépendait de la qualité de la végétation. La Nouvelle-Zélande compte d’importantes plantations de pins de Monterey qui constituent des facteurs de risque pour l’asthme. Même chose pour les ajoncs, qui donnent certes de belles fleurs jaunes, mais qui sont très épineux et allergènes. Pour que la protection soit efficace, il faut une végétation diverse et native de l’île.

« À partir de cette cohorte de bébés nés en 1998, nous avons réalisé une deuxième étude sur le lien entre l’exposition précoce à un environnement naturel et le « trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité » (TDAH)[ii]. Les résultats ont montré une réduction significative du risque pour les enfants qui ont grandi dans une aire rurale avec une riche biodiversité. Enfin – et là c’était encore plus surprenant –, pour une troisième étude qui est en cours de validation avant publication, nous avons suivi les 50 000 enfants depuis leur naissance jusqu’à l’âge de cinq ans[iii]. Nous avons observé que le fait de grandir dans un environnement naturel diversifié réduisait le risque de leucémie aiguë lymphoblastique de 35 %. L’un des facteurs souvent méconnus qui peut expliquer ce résultat est que les plantes à larges feuilles capturent une grande partie de la pollution de l’air. Enfin, dans un domaine qui ne concerne pas exclusivement les enfants, nous avons montré que les patients qui subissent une arthroplastie de la hanche récupèrent mieux et plus vite, en consommant nettement moins d’opiacés, s’ils vivent dans un environnement riche en biodiversité naturelle[iv].

« Les résultats de mon laboratoire sont en accord avec des centaines d’études réalisées par mes confrères partout dans le monde. Et nous disons tous la même chose : il est temps que les pouvoirs publics comprennent que la santé humaine dépend de celle des écosystèmes et des animaux, car tout est interconnecté. Il est temps aussi qu’ils agissent pour stopper la destruction de la biodiversité et le dérèglement du climat, dont les effets synergiques sont d’ores et déjà désastreux pour la santé publique. »

[i] Geoffrey Donavan et al., « Vegetation diversity protects against childhood asthma : results from a large New Zealand birth cohort », Nature Plants, vol. 4, juin 2018, p. 358-364.

[ii] Geoffrey Donavan et al., « Association between exposure to the natural environment, rurality, and attention-deficit hyperactivity disorder in children in New Zealand : a linkage study », The Lancet Planetary Health, vol. 3, n° 5, mai 2019.

[iii] Geoffrey Donovan et al., « An empirical test of the biodiversity hypothesis : exposure to plant diversity is associated with a reduced risk of childhood acute lymphoblastic leukemia », Social Science Research Network, janvier 2020.

[iv] Geoffrey Donavan et al., « Relationship between exposure to the natural environment and recovery from hip or knee arthroplasty : a New Zealand retrospective cohort study », British Medical Journal Open, vol. 9, 2019.

Mon livre « La Fabrique des pandémies » est arrivé!

Mon livre est arrivé! Intitulé « La fabrique des pandémies : préserver la biodiversité, un impératif pour la santé planétaire », il est publié par les éditions La Découverte. Je publie sur mon Blog l’introduction que j’ai rédigée. 

Introduction. Une « épidémie de pandémies »

« Voir un lien entre la pollution de l’air, la biodiversité et le covid-19 relève du surréalisme, pas de la science », a affirmé l’ancien ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche Luc Ferry dans L’Express du 30 mars 2020, où il a fustigé les écologistes qui « confondent crise sanitaire et crise environnementale dans un but de récupération politique ». Ce livre entend montrer à quel point l’auteur du pamphlet Le Nouvel Ordre écologique est un philosophe bien mal informé[i][1].

On savait…

Depuis le milieu des années 2000, en effet, des dizaines de scientifiques internationaux tirent la sonnette d’alarme : la pression qu’exercent les activités humaines sur la biodiversité crée les conditions d’une « épidémie de pandémies », pour reprendre les termes de Serge Morand, parasitologue et écologue de la santé qui travaille pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et le CNRS, et qui vit en Thaïlande depuis 2012 – il a écrit les encadrés « pédagogiques » figurant dans cet ouvrage, ce dont je le remercie vivement, ainsi que de son soutien décisif pour l’écriture de ce livre. Le cocktail qui favorise les émergences de maladies infectieuses est bien identifié, documenté et expliqué : la déforestation, pratiquée à large échelle dans les pays du Sud pour implanter des monocultures de soja, qui nourriront les animaux des élevages industriels européens ou de palmiers à huile qui alimenteront les réservoirs de nos voitures ; la fragmentation des forêts tropicales et espaces naturels, causée par le développement du réseau routier, des barrages et exploitations minières, mais aussi par l’urbanisation ; et la globalisation, qui encourage le déplacement de milliards d’humains, d’animaux et de marchandises d’un bout à l’autre de la planète. Toutes ces activités provoquent le dysfonctionnement, voire la destruction, des services écosystémiques, ce qui menace la santé des humains, des animaux et des plantes.

Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), fièvres hémorragiques de Congo-Crimée et du virus Ébola, fièvre de Lassa, syndrome respiratoire du Moyen-Orient (dû au coronavirus MERS-CoV), Nipah, grippe aviaire H1N1, fièvre de la vallée du Rift, zika, chikungunya et, maintenant, covid-19 : toutes ces maladies sont des « zoonoses », c’est-à-dire qu’elles sont transmises par des animaux aux humains. Elles font partie des « nouvelles maladies émergentes », dont le nombre a littéralement explosé au cours des cinquante dernières années : alors que dans les années 1970, une nouvelle pathologie infectieuse était découverte tous les dix à quinze ans, depuis les années 2000, le rythme s’est considérablement accéléré pour passer à au moins cinq émergences identifiées par an. La pandémie qui paralyse le monde depuis le début 2020 n’est donc que la face émergée de l’iceberg. D’autres pandémies vont suivre : là-dessus, les soixante-deux scientifiques interrogés pour ce livre sont formels. Et c’est pourquoi, de manière unanime, ils affirment que la solution n’est pas de courir après un énième vaccin, censé protéger contre une énième maladie infectieuse, au risque d’entrer dans une ère de confinement chronique de la population mondiale, mais de s’interroger sur la place des humains sur la planète, sur leur lien avec le reste du monde vivant, dont ils ne représentent qu’une espèce parmi d’autres. À l’unisson aussi, ils clament : « On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. »

On savait. Sur tous les continents, en effet, des scientifiques de différentes disciplines (infectiologues, parasitologues, écologues, géographes, mathématiciens, démographes, ethnobotanistes, médecins, vétérinaires, etc.) ont montré que le meilleur antidote contre l’émergence de maladies infectieuses est la préservation de la biodiversité. Ils ont identifié les mécanismes à l’œuvre, comme l’« effet dilution » grâce auquel une riche biodiversité locale a un effet régulateur sur la prévalence et la virulence des agents pathogènes, dont l’activité est maintenue à bas bruit dans les écosystèmes équilibrés.

On savait. Mais les politiques font la sourde oreille, en continuant de promouvoir une vision techniciste et anthropocentrée de la santé, qui fait la part belle aux intérêts des multinationales pharmaceutiques et de l’agrobusiness, lesquelles partagent les mêmes actionnaires et fonds de pension, dont les dirigeants sont lobotomisés par la recherche de profits à court terme. Ce grand aveuglement collectif est entretenu par la balkanisation des disciplines scientifiques et des instances ministérielles, qui fonctionnent en « silos », sans aucune connexion entre elles. Les témoins de ce livre déplorent ainsi le manque de vision globale qui seul permettra de sortir de l’« ignorantisme » dénoncé par le sociologue Edgar Morin[ii] et donc de pouvoir agir efficacement contre le retour des pestes. À l’heure des grands défis de l’anthropocène – dérèglement climatique, extinction de la biodiversité, explosion des inégalités –, dont le risque pandémique constitue le dernier avatar, ils préconisent une conception holistique de la santé à l’interface hommes-animaux-écosystèmes, telle que proposée par les promoteurs de One Health (Une seule santé) ou de Planetary Health (La santé planétaire).

On savait. Mais la politique de l’autruche signe un manque de courage, évitant d’emprunter la seule issue qui vaille : la remise en cause du modèle économique dominant, fondé sur l’emprise prédatrice des humains sur les écosystèmes, qui pourrait conduire à l’effondrement de la vie sur Terre. La majorité des scientifiques qui s’expriment dans ce livre est convaincue que non seulement l’effondrement est possible, mais qu’il est déjà en marche.

Un livre de confinement

L’idée de ce livre est née après la lecture d’un article publié dans le New York Times le 28 janvier 2020 et intitulé « We made the coronavirus epidemic » (c’est nous qui avons fait l’épidémie de coronavirus). Intriguée, j’ai plongé dans Internet pour comprendre pourquoi le journaliste et écrivain scientifique David Quammen affirmait avec force arguments que nous, les humains, étions responsables de la pandémie qui allait mettre à genoux l’économie mondiale. C’est ainsi qu’au fil de ma recherche, j’ai découvert l’œuvre de Serge Morand.

Le 12 mars 2020, je l’ai contacté par Skype – confinement oblige – et je n’oublierai jamais son accueil : « Vous tombez bien, m’a-t-il dit, ça fait longtemps que j’attends qu’un réalisateur fasse ce que vous avez fait dans Le Monde selon Monsanto, à savoir réunir dans un même film tous les scientifiques qui, comme moi, essaient de tirer la sonnette d’alarme, en montrant par leurs travaux qu’il y a un lien direct entre la crise de la biodiversité et la crise sanitaire. » Serge m’a ouvert son carnet d’adresses et, pendant plus de trois mois, nous avons multiplié les échanges virtuels. Grâce à son aide, j’ai pu identifier et contacter soixante-deux scientifiques, qui m’ont permis d’écrire un projet de documentaire, dont le tournage devait commencer – si les conditions le permettent – début 2021.

En raison de la pandémie, j’ai dû modifier ma pratique : d’habitude, je tourne d’abord un film, qui nourrit l’écriture d’un livre, mais pour la première fois, j’ai fait l’inverse. Et je dois dire que ce fut une expérience exceptionnelle. Pendant cinq mois, jonglant avec les décalages horaires, j’ai échangé longuement, par écrans interposés, avec des femmes et des hommes issus des cinq continents, qui m’ont décrit avec passion leurs études de terrain ou de laboratoire et m’ont transmis leur amour de la Science. La Science avec un grand « S », celle qui ne passe pas de compromis douteux avec les puissances d’argent et qui ambitionne de servir l’humanité. Je les remercie du fond du cœur pour la confiance qu’ils et elles m’ont accordée.

Avant que le lecteur entame la lecture de ces pages, je voudrais rendre hommage à mes vieux parents, qui sont tombés gravement malades pendant l’été 2020. J’ai décidé de les rejoindre dans la maison de mon enfance, pour prendre soin d’eux. Ma mère nous a quittés un soir d’octobre. Je ne sais combien de temps mon père lui survivra. Mais tous les deux m’ont beaucoup soutenue pour que je termine ce « livre de confinement », qui « remet de la cohérence dans les désordres angoissants qui nous assaillent ». Je dois même dire que cette expérience nécessaire et douloureuse de l’accompagnement d’êtres très chers en fin de vie a fortement résonné avec la parole des scientifiques qui constitue la matière de ce livre : « Réapprenons à prendre soin », nous disent-ils avec un respect de la vie qui m’a tout simplement fait un bien fou.

Marie-Monique Robin, Gourgé, novembre 2020.

[1] Toutes les notes de référence sont classées par chapitre, en fin de ce livre, p. xxx.

Notes de l’introduction

[i] Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, Paris, 1992.

[ii] Edgar Morin, Connaissance, ignorance, mystère, Fayard, Paris, 2017, p. 11.