Ibrahim Maalouf relaxé

Je viens d’apprendre que le trompettiste Ibrahim Maalouf a été relaxé en appel, de l’agression sexuelle envers une mineure qui avait effectué un stage dans son studio d’Ivry-sur-Seine en…  2013.

Je mets en ligne un papier que j’avais rédigé avant l’audience de la cour d’appel, prévue initialement le 23 mars, et repoussée en raison du confinement. Aucun des journaux que j’avais contactés (Mediapart, Huffington Post, Les Jours, L’observateur, Le Monde, Libération) n’avait accepté de le publier, même en version courte. Je laisse aux lecteurs et lectrices toute liberté pour interpréter ce refus. 

« Je suis extrêmement exigeante avec les enseignants qui travaillent avec les jeunes de la Maîtrise de Radio France. Or, en six ans de collaboration avec Ibrahim Maalouf, je n’ai jamais ressenti la moindre ambiguïté, ni aucune familiarité de sa part, alors que certaines adolescentes étaient fascinées par lui, au point de faire le planton devant sa loge.  Ibrahim savait très bien gérer ce genre de situation délicate, en mettant clairement une frontière entre lui et ses élèves. »

Disons le clairement : sans le témoignage de Sofi Jeannin, une Suédoise qui dirige la Maîtrise de Radio France, – 180 jeunes filles entre 13 et 17 ans-, je ne me serais pas lancée dans l’écriture de ce papier. Par les temps qui courent, il y a des coups à prendre, et j’ai plein d’autres chats à fouetter. Seulement voilà : au printemps 2019, j’ai reçu un mail énigmatique d’Ibrahim Maalouf qui voulait me parler. J’adore la musique de ce trompettiste hors pair. Mais pourquoi, diable, cherchait-t-il à me joindre ? Après une recherche sur internet, j’ai découvert que le 23 novembre 2018, le tribunal correctionnel de Créteil  l’a condamné à quatre mois de prison avec sursis pour une agression sexuelle sur une collégienne de 14 ans . Le musicien a fait appel. Et là j’ai compris la raison de son courriel.

 Du déni de la pédophilie à la « pédofolie »

Dans les années 2000, j’ai réalisé trois documentaires qui racontaient le calvaire d’enseignants accusés injustement de pédophilie[1]. J’ai même écrit un livre sur ce sujet politiquement incorrect[2]. C’est en tournant en 1999 un reportage pour Envoyé Spécial à l’Institut de santé mentale de la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN), surnommé « La Verrière », que j’ai entendu parler, pour la première fois, de « fausses allégations de pédophilie ». « Depuis peu, nous voyons arriver des enseignants qui ont été accusés de pédophilie et qui, bien que blanchis par la justice, n’arrivent pas à s’en remettre », m’avait expliqué le directeur de l’hôpital psychiatrique. Et puis, la même année, la directrice de l’école de mes trois petites filles avait annoncé que la classe verte annuelle était supprimée, car les instituteurs ne voulaient pas « courir de risque ».

C’était juste après l’affaire Dutroux. Le parcours meurtrier de « l’ogre de Charleroi » avait déclenché un tel cataclysme qu’on était passé du déni de la pédophilie, à ce que d’aucuns appelaient la « pédofolie »[3], c’est-à-dire « l’obsession des agressions sexuelles, ouvrant la porte à tous les excès », pour reprendre les mots de Marceline Gabel, qui contribua pourtant à la levée du tabou sur les abus sexuels en France. Dans un texte, intitulé « La question pédophile », l’avocat Henri Leclerc enfonçait le clou: « Notre société est en train de basculer dans un système de suspicion généralisée. Tout enseignant, tout adulte qui s’occupe d’enfants dans le cadre d’une activité associative devient un suspect en puissance. Ne va-t-on pas vers une société où l’on interdira d’aimer d’autres enfants que les siens ? » Et le président de la Ligue des droits de l’homme d’ajouter : « Or, dans ce domaine, vouloir apprécier les actes délinquants de façon nuancée, c’est courir le risque d’être accusé de défendre les pédophiles. »[4]

Les dégâts de la « circulaire Royal »

Face à la logorrhée médiatico-politique qui caractérisait les années de l’après-Dutroux, il fallait un certain courage pour se tenir un tant soit peu à l’écart de l’unanimisme ambiant, en évoquant publiquement les dérives de la lutte contre la pédophilie, qu’incarnait la fameuse « circulaire Royal » du 26 août 1997. En effet, surfant sur l’air du temps et désireuse de laver l’Éducation nationale de ses errements antérieurs, Ségolène Royal, alors ministre de l’Education nationale, s’était lancée dans une croisade contre les violences sexuelles à l’école.  Sa circulaire ne faisait pas dans la dentelle : elle enjoignait à tout fonctionnaire, sous peine de sanction, de signaler « immédiatement et directement » au procureur de la République la moindre allégation de pédophilie dont il aurait pris connaissance dans le cadre de son travail. « Le radicalisme du dispositif de signalement a entraîné une véritable épidémie d’accusations infondées, car le texte même autorise tout et n’importe quoi », m’avait expliqué Alain Aymonier, le président de la Fédération des autonomes de solidarité (FAS). »[5]

De fait, jusqu’au « Tchernobyl judiciaire »[6] que fut le procès de l’affaire d’Outreau, en mai 2004, les dérapages furent nombreux, n’importe qui pouvant effectivement dire n’importe quoi, pour d’obscurs motifs, en étant assuré de faire mouche. C’est ainsi qu’on vit des instituteurs suspendus et placés en détention provisoire, pour avoir mis la main sur l’épaule de l’un de leurs élèves ; on vit aussi des fonctionnaires zélés, dénoncer un collègue sur une simple rumeur, colportée par des élèves ou des parents malveillants qui voulaient régler leur compte à un enseignant. Les « signalements parapluie » provoquèrent des suicides, comme celui de Bernard Hanse ou de Vincent Cosson, deux professeurs d’éducation physique, finalement blanchis par la justice. Ces affaires déclenchèrent une véritable panique dans la profession, où on se mit à bannir les agrès pour éviter d’avoir à toucher les élèves en les parant.

D’après le bilan dressé par la FAS, de 1997 à 2004, quelque six cents enseignants ont été accusés à tort de pédophilie, et 73% des signalements adressés aux procureurs ont fait l’objet d’un classement sans suite, d’un non-lieu ou d’une relaxe. Clairement la machine judiciaire s’est emballée.

Une « justice d’exception »

Face à la pression conjointe de l’opinion et des pouvoirs publics s’est développée dans notre pays une véritable « justice d’exception », selon les termes de l’avocate  Florence Rault, car  « le droit s’est incliné devant les exigences vindicatives et croissantes de la dictature de l’émotion »[7].  Du Parquet aux juges du siège, en passant par les services de police et les experts, rares sont ceux qui ont su résister aux sirènes ambiantes en gardant la tête froide. « Toute affaire qui arrive sur le bureau du procureur est assurée d’un traitement judiciaire, le parquet s’estimant obligé de poursuivre, s’insurgeait ainsi la spécialiste de droit public dans un livre qu’elle a consigné avec le psychiatre Paul Bensussan. S’il s’agit d’un braquage ou d’un homicide, la justice respecte le droit ; en revanche, elle oublie tous ses principes, dès que surgit la moindre allégation d’abus sexuel ». [8]

De fait, la trentaine d’affaires que j’ai épluchées ne constituaient pas de simples « bavures », car elles présentaient des dysfonctionnements récurrents dessinant une catégorie judiciaire à part, mélange de droit d’exception et de non-droit pur et simple.  « On n’instruit pas sur des doutes mais à partir d’hypothèses qu’il faut vérifier » [9], résumait le juriste Antoine Garapon » dans la revue Esprit, où il énumérait toutes les dérives constatées : inversion de la charge de la preuve, où ce n’est plus au ministère public d’apporter la preuve des faits dénoncés, mais au mis en cause de prouver son innocence ; enquête uniquement à charge, absence de reconstitution et de confrontation ; expertises à sens unique.

« Toute attitude suspecte devient un début de preuve, y compris le fait que vous ayez des difficultés passagères avec votre épouse », m’avait expliqué Me Francis Lec, l’avocat de la FAS.» C’est ainsi que Vincent Cottalorda apprend pendant sa garde à vue qu’une fillette de six ans l’accuse de lui avoir touché « le zizi et le cucul » dans les toilettes. Découvrant l’identité de sa jeune accusatrice, il fournit deux informations qui n’intéressent guère les enquêteurs : un jour, elle s’était enfermée involontairement dans les WC de l’école, et il avait dû utiliser un tournevis pour faire sauter le loquet de la porte. Et puis, un an auparavant, il l’avait adressée à l’assistante sociale du secteur, en raison d’un comportement préoccupant. À ses dénégations, les gendarmes assènent la phrase miracle, source de tant de polémiques et d’erreurs judiciaires : « Les enfants disent toujours la vérité » . « En fait, déplorait Me Lec, la circulaire Royal a inscrit dans le marbre la présomption de crédibilité de l’enfant, qui, progressivement, a substitué à la présomption d’innocence, principe fondamental de notre système juridique, la présomption de culpabilité. »

Un « smack » controversé

« J’ai été très choquée par le procès en première instance : je suis venue témoigner de mon expérience avec Ibrahim, mais la juge ne m’a posé aucune question. Elle avait même l’air agacé par mon témoignage. » Les mots de Sofi Jeannin sont confirmés par la journaliste du Parisien, qui a noté que la  présidente du tribunal était « outrageusement hostile »[10], preuve, s’il en était besoin, que le régime judiciaire d’exception développé après l’affaire Dutroux est toujours à l’œuvre. Gageons qu’il en sera ainsi pour longtemps, car la récente et salutaire libération de la parole des femmes, victimes d’agressions sexuelles dans le cadre de leur travail, ne peut qu’accentuer la pression sur les professionnels de la justice qui n’ont malheureusement pas été formés pour éviter ce que Paul Bensussan appelle « les pièges du soupçon »[11]. La principale difficulté que ceux-ci rencontrent est l’impossibilité de réunir des preuves légales permettant d’établir la réalité de l’agression (sauf en cas de viol sur de très jeunes enfants), car en l’absence de témoins et de traces physiques du forfait, l’ensemble de la procédure repose finalement sur le témoignage du mineur accusateur confronté à la parole de l’adulte mis en cause. Pour sortir de ce dilemme insoluble – qui croire ?- tous ceux qui entendent concilier la présomption d’innocence et la protection de l’enfance, recommandent de se poser une première question : quels sont les faits reprochés et sont-ils matériellement possibles ? Cela semble tomber sous le sens, mais dans plusieurs affaires de mon corpus, cette vérification élémentaire n’a pas été faite : ainsi il a fallu seize mois à une juge d’instruction du Maine et Loire pour établir que les « allégations fantasmatiques » d’un élève de sept ans, qui accusait son instituteur d’avoir tenté de le sodomiser pendant la récréation, étaient « infondée , en raison de la configuration de la salle de classe, avec deux grandes fenêtres donnant sur une rue passante ». Seize longs mois, pendant lesquels l’instituteur a été suspendu de ses fonctions par l’Education nationale, alors qu’un simple transport sur les lieux lui aurait évité ce calvaire.

Quels sont les faits reprochés à Ibrahim Maalouf ?  D’après les comptes rendus de la presse, ils se seraient produits en décembre 2013, pendant le stage de 3ème qu’effectuait l’adolescente de quatorze ans, apprentie trompettiste, dans la société de l’artiste (alors âgé de 33 ans). Le musicien et son ex-stagiaire s’accordent sur l’objet du délit :  un baiser a bien eu lieu, le mercredi 11 décembre, devant l’Olympia, autour de 22 heures 45, au moment où se terminait un concert de Elton John. Ce soir-là, Maalouf avait rendez-vous avec Pierre Niney et une équipe de Paris Première, pour une interview dans le cadre de la promotion du film Yves Saint-Laurent, dont il avait fait la musique. L’artiste n’a cessé de clamer que le « bisou » « a été initié par la jeune fille,  ainsi que l’écrit Le Monde.  A la barre, il a mimé comment il lui a  pris les poignets  pour la repousser,  sans la brusquer »[12], ce que conteste l’accusatrice.

Inquiets de l’état de santé de leur fille qui se scarifiait et souffrait de troubles alimentaires, les parents ont porté plainte en janvier 2016, plus de deux ans plus tard. Comme l’a rapporté Laure Beccuau, procureur de Créteil, c’est bien le « smack » – « un acte unique » que Maalouf aurait « regretté » -, qui est à l’origine de l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « atteinte sexuelle ». Dans l’entretien qu’elle a accordé à l’AFP, la procureur, souligne « l’état psychologique compliqué de l’adolescente, qui était dans une relation d’admiration face à son idole»[13]. Manifestement, au cours d’une nouvelle audition, l’ accusatrice a rajouté une seconde accusation : Ibrahim Maalouf aurait procédé à des attouchements dans son studio d’enregistrement. « Attrapée par le bassin, comme si on faisait l’amour mais habillés je sentais son sexe derrière moi sur mes fesses », a-t-elle déclaré à la barre.  Lors du procès, l’ancienne stagiaire, alors âgée de 18 ans, a modifié sa déposition initiale : les attouchements n’auraient pas eu lieu le jeudi-après midi, comme elle l’avait d’abord affirmé, car l’artiste a pu prouver qu’il était absent ce jour-là, mais le vendredi après-midi. Ibrahim Maalouf rejette ces accusations, en arguant  qu’après l’incident devant l’Olympia, il s’est organisé pour n’être jamais seul avec l’adolescente dans son studio, où des caméras de surveillance filment en permanence. Curieusement, le juge n’a pas estimé nécessaire de se transporter sur les lieux, ni d’organiser une reconstitution ou une confrontation. Son enquête s’est résumée à une audition de la jeune fille,  à une expertise psychiatrique de l’accusatrice et de l’accusé , et à l’interrogatoire de Maalouf qui est resté deux jours en garde à vue, sans l’assistance d’un avocat « J’ai été convoqué par la police, sans connaître le motif, m’a raconté le musicien. Le policier n’a cessé de me répéter qu’à cause de moi cette jeune fille était en danger et qu’elle avait besoin de mes excuses pour aller mieux. J’étais bouleversé. J’ai signé les procès-verbaux sans les relire, car mes musiciens m’attendaient pour un enregistrement depuis quarante-huit heures, sans savoir où j’étais ».

Finalement, l’affaire a été requalifiée en « agression sexuelle », ce qui, à  la différence du délit d’ « atteinte sexuelle », exclut le consentement du ou de la mineur(e) âgé(e) de moins de 15 ans. Depuis sa condamnation en première instance Ibrahim Maalouf est inscrit sur le fichier des délinquants sexuels.

La parole de l’enfant n’est pas « sacrée »

« Pourquoi mentirait-elle ? C’est ce qu’a dit le procureur à propos de la jeune plaignante , se souvient Sofi Jeannin. C’est étrange d’entendre cette question de la part d’un professionnel de la justice. J’ai déjà eu un élève qui était amoureux de moi. C’est un fantasme courant chez des adolescents qui reportent leur désir d’amour sur des personnes de référence qu’ils admirent. Ce fantasme fait partie de la construction des jeunes, et il n’est pas dangereux quand il se passe dans un lieu sûr ». Les propos de la directrice de la Maîtrise de Radio France sont au cœur du débat qui continue de déchirer les professionnels de la protection de l’enfance sur la « crédibilité de la parole de l’enfant ». De nombreux travaux ont été menés sur la suggestibilité des tout petits enfants, comme ceux, pionniers, du psychologue Alfred Binet. L’inventeur du quotient intellectuel a notamment montré que les enfants peuvent être influencés par l’interrogateur, en s’appropriant les informations qu’il a insinuées par ses questions. De même dans un livre-référence L’enfant témoin[14], Stephen Ceci et Maggie Bruck, professeurs de psychologie à l’Université Cornell (États-Unis) et McGill (Canada) dressent le bilan des multiples expériences conduites dans des laboratoires d’Amérique du Nord, où des scandales de l’ampleur d’Outreau ont défrayé la chronique : celles-ci ont mesuré l’effet des techniques d’interrogatoire sur le compte rendu des enfants et leur capacité à distinguer entre des faits réels et imaginaires. Et la conclusion est sans appel : « L’exactitude du rapport d’un enfant décroît à mesure qu’il est interrogé de manière suggestive par des interrogateurs qui éludent l’examen d’hypothèses alternatives. De tels interrogatoires peuvent ternir la preuve à un degré tel que la vérité risque de ne plus jamais faire surface ». Pour les adolescents en prise avec l’irruption de fantasmes sexuels, le risque de ce que le psychologue Hubert Van Gijseghem appelle un « faux positif » – à savoir une suspicion d’abus sexuels qui n’ont eu lieu que dans l’imagination de ceux qui les ont dénoncés, mais qui sont, néanmoins, traités comme des abus avérés-  est d’autant plus grand que n’a pas été pris en compte le « contexte de la divulgation, c’est-à-dire les circonstances entourant le dévoilement »[15]. Considéré comme l’un des pionniers dans la recherche scientifique sur les abus sexuels envers les enfants, le professeur de l’Université de Montréal propose d’utiliser une grille d’analyse systématique, baptisée « Statement Validity Analysis », pour aider les experts à évaluer le témoignage de l’enfant, et tout particulièrement des adolescents. Cette grille est également recommandée par des chercheurs proches du docteur Pierre Straus, qui fut le « découvreur » en France des abus sexuels sur enfants. Dans un ouvrage collectif, intitulé Allégations d’abus sexuels, parole d’enfant, parole d’adultes[16], le psychiatre Frank Zigante note  que « la probabilité qu’une énonciation  soit fausse » augmente considérablement  avec « les jeunes adolescents peu structurés et carencés affectivement, dont la fantasmatisation peut être débordante à cette époque de leur vie ».  Dans ce cas, précise son collègue Michel Boublil, l’allégation « pourra être un mensonge volontaire destiné à nuire, une croyance délirante, le symptôme d’un trouble de la personnalité, le signe d’une anxiété pathologique à l’égard de la sexualité en général ou des abus sexuels en particulier. » Parmi les dix questions que comprend la grille d’évaluation, j’en retiens deux qui me paraissent pertinentes pour l’affaire Maalouf :

– « Qui révèle l’allégation : c’est-à-dire qui fait de ce qui est dit et entendu une allégation d’abus sexuels ?

– Quel est l’état de l’accusateur? Son développement est-il harmonieux ? »

Des vies brisées

« En expertise, le magistrat nous demande d’évaluer la crédibilité de l’enfant. Or, il y a un amalgame qu’il faut lever entre crédibilité, sincérité, vérité et véracité. La crédibilité cela veut dire : “Je n’ai pas détecté chez cet enfant une tendance particulière à l’affabulation.” La sincérité, c’est le fait de croire à ce que l’on raconte. Être sincère ne signifie pas forcément dire la vérité. D’ailleurs, de quelle vérité parlons-nous ? De la vérité psychologique, c’est-à-dire de ce que le sujet ressent ? De la vérité judiciaire, c’est-à-dire de ce que la justice va pouvoir établir comme avéré ou comme infondé ? Ou de la vérité historique, c’est-à-dire de ce qui s’est réellement passé ? » [17]

Ainsi s’exprimait le psychiatre Paul Bensussan, lors d’un colloque intitulé « Écouter l’enfant et respecter la présomption d’innocence », qui réunissait des magistrats, des avocats, des psychiatres, des inspecteurs d’académie et des responsables de la protection de l’enfance. C’était la première fois qu’étaient publiquement débattus les effets dévastateurs sur les mineurs eux-mêmes des « fausses allégations de pédophilie » que Marceline Gabel considérait comme une « autre forme de maltraitance » des enfants. Dans un entretien filmé[18] que la responsable de l’Observatoire de l’enfance en danger, a réalisé avec Paul Bensussan, celle-ci tirait la sonnette d’alarme : « Les fausses allégations d’abus sexuel fabriquent une victime, car l’enfant va devoir grandir dans la conviction qu’il a été victime d’un abus sexuel. » De fait, une étude publiée par Linda Starr, une chercheuse de l’Université de Caroline du Nord, confirme les tourments psychologiques qui affectent de jeunes adultes ayant fait condamner injustement des hommes pour pédophilie : « Ces enfants, qui n’ont pas été abusés sexuellement, ont néanmoins expérimenté un trauma comparable à ceux qui l’ont réellement été »[19], a-t-elle déclaré au New York Times.

Des trente cas que j’ai étudiés, il ressort que les dégâts causés sont énormes :  pour l’accusateur qui paie les pots cassés d’un traitement judiciaire inapproprié de son mal-être ; et pour le mis en cause, dont la vie et la carrière sont brisées par l’étiquette qui lui colle à la peau. Après sa condamnation en première instance, Ibrahim Maalouf a perdu plusieurs contrats à l’étranger, ainsi que de nombreuses collaborations en France, comme celle avec la Maîtrise de Radio France. « Tant qu’il ne sera pas blanchi par la justice, je ne pourrai plus travailler avec lui, déplore Sofi Jeannin. C’est triste car ce n’est pas facile de trouver des ambassadeurs de son calibre qui aiment transmettre leurs compétences et acceptent de consacrer un peu de leur temps à la pédagogie »

[1] « L’ère du soupçon » (France 3, 2002) ; « Chasse au pédophile, quand la rumeur tue» (Canal+, 2004) et « L’école du soupçon » ( France 5 , 2007).

[2] L’école du soupçon, les dérives de la lutte contre la pédophilie, La Découverte, Paris, 2005.

[3] C’est le titre d’un livre du psychanalyste Alex Raffy, La Pédofolie. De l’infantilisme des grandes personnes, De Boeck, Bruxelles, 2004.

[4] Henri Leclerc, « La question pédophile », L’Infini, automne 1997, p. 6.

[5] La FAS propose un « appui juridique, financier et moral » à ses 715 000 adhérents, tous issus de l’enseignement public ».

[6] Le Parisien, 10 juin 2004.

[7] Vincent Magos (dir.), Procès Dutroux. Penser l’émotion, Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance/ministère de la Communauté française, Temps d’arrêt, Bruxelles, p. 129.

[8] Paul Bensussan et Florence Rault, La Dictature de l’émotion. La protection de l’enfant et ses dérives, Belfond, Paris, 2002.

[9] Esprit, 1er juillet 2004.

[10] Le Parisien, 10 novembre 2018.

[11] Paul Bensussan, Inceste, le piège du soupçon, Belfond, Paris, 1999

[12] Le Monde, 23 novembre 2018.

[13] Le Figaro et  AFP agence, 9 mars 2017.

[14] Stephen J. Ceci et Maggie Bruck, L’Enfant témoin. Une analyse scientifique des témoignages d’enfants, De Boeck Université, Bruxelles, 1998

[15] Hubert Van Gijseghem (dir.), Us et abus de la mise en mots en matière d’abus sexuel, Éditions du Méridien, Montréal, 1999

[16] Michel Manciaux et Dominique Girodet (dir.), Allégations d’abus sexuels. Parole d’enfant, paroles d’adultes, Fleurus, Paris, 1999

[17] Fédération des autonomes de solidarité, Actes du colloque « Écouter l’enfant et respecter la présomption d’innocence », 21 février 2002.

[18] Produit par ANTHEA, avec le soutien du conseil général du Var, l’entretien a été diffusé dans la collection « Parole donnée ».

[19] Maggie Jones, « Who was abused ? », New York Times, 19/9/ 2OO4.

Conférence inaugurale du colloque médical suisse Quadrimed

Voici le texte de la conférence inaugurale que j’ai tenue pour l’ouverture de la 33ème édition du colloque médical suisse Quadrimed, organisée à Crans Montana du 30 janvier au 2 février. 500 médecins ont assisté à la conférence qui s’est terminée par une ovation de plusieurs minutes.

Photos: Dr. Jean-George Frey.

« Je suis très honorée d’ouvrir ce colloque dédié aux médecins et personnels de santé suisses. J’ai fondé mon intervention sur mon film et livre « Notre poison quotidien » qui ont fait la Une de cinq magazines français en 2011, dont Usine nouvelle qui avait titré « le livre qui empoisonne l’industrie chimique ». Publié en aux Etats-Unis, le livre a été reconnu comme « l’un des livres les plus importants de l’année » par le prestigieux Kirkus review. Pour cette investigation, j’ai étudié exclusivement les produits chimiques qui contaminent la chaîne alimentaire, du champ du paysan (pesticides) à l’assiette du consommateur (additifs alimentaires et plastiques).

C’était la première fois qu’une investigation essayait de répondre à deux questions jusqu’alors ignorées :

-Comment sont réglementés les quelque 100 000 produits chimiques qui ont envahi notre environnement et nos assiettes depuis la fin de la seconde guerre mondiale ?

-Y-a-t-il un lien entre l’exposition à ces substances chimiques et l’augmentation du taux d’incidence des cancers, maladies neurodégénératives, troubles de la reproduction, diabète et obésité que l’on constate notamment dans les pays industrialisés, au point qu’en 2006 l’OMS a tiré la sonnette d’alarme en demandant que soit mise en place une stratégie pour « contrôler » ce qu’elle appelle « une épidémie de maladies chroniques évitables ».

L’« épidémie » a fait l’objet en 2008 d’une expertise collective de l’Inserm – l’Institut national de la santé et de la recherche médicale en France. Dans leur rapport de 900 pages, les 33 experts constatent : « Si l’on tient compte des changements démographiques, à savoir l’augmentation et le vieillissement de la population française, au cours des vingt dernières années, le taux d’incidence du cancer a augmenté de 35 % chez l’homme et de 43 % chez la femme ».

Pour le cancer du sein, une femme née en 1953 a trois fois plus de « chance » d’avoir un cancer du sein que femme née en 1913. Pour le cancer de la prostate, un homme né en 1953 a douze fois plus de « chance » qu’un homme né en 1913
Pour le cancer de l’enfant, le taux d’incidence du cancer augmente  de 1, 5 % par an (cancer du cerveau et leucémie). Le cancer est la  2ème cause de mortalité chez les enfants entre 1 et 14 ans, après les accidents domestiques.

Pour un nombre croissant d’experts, la cause principale de cette évolution, c’est la pollution environnementale. C’est ce qu’a montré en 2000 une étude suédoise qui a examiné la situation médicale de 44 788 paires de jumeaux monozygotes enregistrés en Suède, au Danemark et en Finlande, pour évaluer les risques concernant vingt-huit sites de cancer. En effet, écrivent les auteurs« si le cancer était une maladie purement génétique, les vrais jumeaux feraient les mêmes types de cancer », or « c’est loin d’être le cas ». La conclusion est sans appel : « Les facteurs génétiques héréditaires contribuent de façon minoritaire à la susceptibilité pour la plupart des néoplasmes. » En revanche, les facteurs environnementaux, comme l’exposition aux produits chimiques,  jouent un rôle prépondérant.

C’est ainsi qu’en France la maladie de Parkinson a été reconnue comme maladie professionnelle agricole en 2012, et le lymphome non hodgkinien en 2015.

Si le but du système de réglementation des produits chimiques est de protéger les citoyens, force est de reconnaître que c’est un échec !

L’INEFFICACITÉ DU SYSTÈME DE RÉGLEMENTATION

Comment a été élaboré ce système de réglementation et sur quelles bases scientifiques repose-t-il ? Après une longue enquête j’ai découvert que la paternité est communément accordée à René Truhaut, (1909-1994), qui fut titulaire de la chaire de toxicologie de la faculté de Paris et est considéré comme l’un des pionniers de la cancérologie française. Dans les années 1950, il s’est ému de la présence de molécules chimiques non testées dans la chaîne alimentaire. J’ai retrouvé une archive où René Truhaut exprime clairement son inquiétude.

Le maître de René Truhaut est Paracelse, le médecin suisse du XVI ème siècle à qui on doit la fameuse phrase : « Tout peut être poison: c’est la dose qui fait la différence entre un poison et un remède », plus connue sous sa version courte : « c’est la dose qui fait le poison ». C’est ainsi que le toxicologue français proposa à l’OMS de développer une norme baptisée  la « Dose Journalière Admissible » ou « Acceptable » (DJA) qui fut d’abord adoptée en 1961 pour les additifs alimentaires et en 1963 pour les résidus de pesticides. Voici la définition qu’en donne René Truhaut : « La DJA est la quantité d’additif alimentaire qui peut être ingérée quotidiennement , et pendant toute une vie, sans aucun risque ». En d’autres termes, la DJA désigne la dose de poison chimique qu’on est censé pouvoir ingérer quotidiennement sans tomber malades.  J’ai coutume d’ajouter : sans tomber « raides morts ». Et je dis bien « poison », car s’il ne s’agissait pas d’un poison, il n’y aurait nul besoin de développer ce genre de norme.

Dans les documents que j’ai retrouvés à l’OMS, l’« initiateur du concept de la DJA », comme il se présente lui-même, ne dit rien sur les travaux qui ont inspiré son invention ni sur les études qu’il aurait pu réaliser pour la nourrir. Il se contente de dresser une chronologie des réunions  qui ont conduit les experts de l’OMS et de la FAO à adopter sa proposition.   Sincèrement soucieux des risques pour la santé publique liés à la présence de produits chimiques dans l’alimentation, René Truhaut exprime certes une préoccupation, très rare à l’époque, sur ce qu’il appelle les « risques du progrès ». Pour autant, il n’entend aucunement remettre en cause l’idée que ces innovations auraient une « utilité technologique » : il ne s’agit pas pour lui de demander l’interdiction pure et simple de substances toxiques, voire cancérigènes « ajoutées intentionnellement à la nourriture » dans le seul intérêt économique des fabricants, mais de gérer au mieux le risque qu’elles engendrent pour le consommateur, en essayant de le réduire au minimum.

Pour que chacun comprenne comment la fameuse DJA est fixée, je laisse la parole à Diane Benford  chef de l’évaluation du risque chimique à l’agence des standards alimentaires du Royaume Uni.

Le malaise de la Britannique est palpable, car, comme l’écrit lui-même René Truhaut dans un texte de 1991, avec une étonnante franchise, la DJA est un concept « un peu flou ». A commencer par la NOAEL, mot à mot « no observed adverse effect level », la « dose sans effet toxique observé », ou encore le facteur de sécurité de 100, qui fut adopté au doigt mouillé. C’est ce qu’a rapporté Bob Shipman, un expert de la Food and Drug Administration (FDA) dans une conférence où il évoqua la « méthode BOGSAT », pour « a bunch of guys sitting around the table (une bande de mecs assis autour de la table).C’est aussi ce qu’a confirmé René Truhaut en personne dans un article de 1973, où il admet que le facteur de sécurité de 100 était quelque peu « arbitraire ». Dans un document qu’elle a rédigé à destination des industriels, Diane Benford admet aussi que le facteur de sécurité de 100 est une « convention », fondée sur une « décision arbitraire ». Au passage, la Britannique souligne que la principale source « de variation et d’incertitude » du processus d’évaluation réside dans la différence qui existe entre des animaux de laboratoire élevés dans des conditions d’hygiène maximales et exposés à une seule molécule chimique, et la population humaine qui présente une grande variabilité (génétique, maladies, facteurs de risque, âge, sexe, etc.) et est soumise à de multiples expositions.

Pour dire les choses clairement : la DJA est un « bricolage », pour reprendre les termes de Erik Millstone, philosophe et historien des sciences à l’Université du Sussex: « La DJA a l’apparence d’un outil scientifique, parce qu’elle est exprimée en milligramme de produit par kilo de poids corporel, une unité qui a le mérite de rassurer les politiques, car elle a l’air très sérieuse, m’a-t-il expliqué, mais ce n’est pas un concept scientifique ! D’abord, parce que ce n’est pas une valeur qui caractérise l’étendue du risque mais son acceptabilité. Or l’ “acceptabilité” est une notion essentiellement sociale, normative, politique ou commerciale. “Acceptable”, mais pour qui ? Et derrière la notion d’acceptabilité il y a toujours la question : est ce que le risque est acceptable au regard d’un bénéfice supposé ? Or, ceux qui profitent de l’utilisation des produits chimiques sont toujours les entreprises et pas les consommateurs. Donc ce sont les consommateurs qui prennent le risque et les entreprises qui reçoivent le bénéfice. » Fin de citation.

Mais le « bricolage » ne s’arrête pas là ! A quoi sert la DJA, si on ne tient pas compte du niveau de résidus de pesticides que l’on trouve sur les fruits et légumes traités? Un exemple : le glyphosate, l’herbicide le plus vendu au monde, qui a une DJA de 0,5 mg/kg de poids corporel et que  l’on est susceptible de retrouver sur 378 aliments, d’après les données de l’Union européenne. Comment s’assurer que le consommateur n’atteindra pas sa dose journalière acceptable de glyphosate en mangeant des lentilles, des pommes de terre et des oignons ?

Pour répondre à cette question délicate, les experts ont inventé un second concept celui de LMR, qui signifie « Limite Maximale de Résidus ».

Je laisse la parole à Herman Fontier, le chef de l’Unité pesticides de l’EFSA, l’autorité européenne pour la sécurité des aliments, qui franchement ne m’a pas rassurée…

 

LES ETUDES DOUTEUSES DE L’INDUSTRIE

La DJA et les LMR sont les deux piliers du processus de réglementation des produits chimiques. Leur fondement est tout sauf scientifique, ce qui représente le premier problème. Ensuite, leur mode de calcul repose sur des études fournies par les industriels, ce qui représente un deuxième problème. Il faut savoir, en effet, que les données toxicologiques fournies par les industriels aux agences de réglementation sont secrètes, car couvertes par le secret commercial. De plus, elles ne sont jamais publiées dans les revues scientifiques à comité de lecture. Autant dire que l’opacité et la non transparence sont la règle !

C’est ce que j’ai découvert lors de ma visite au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) qui dépend de l’OMS et est chargé d’évaluer le potentiel cancérigène des produits chimiques. Or, pour faire ses monographies, le CIRC se fonde uniquement sur des études publiées. Si les études ne sont pas publiées, l’évaluation n’est pas possible, ce qui permet aux industriels de dire que leurs produits ne posent pas de problème ! C’est ce que m’a expliqué l’épidémiologiste américain Vincent Cogliano, qui dirigeait alors les monographies du CIRC.

Bel aveu!

En fait, quand  le CIRC peut enfin évaluer un pesticide, c’est que les dégâts  sanitaires ou environnementaux qu’il a causés sont déjà considérables. Ce fut le cas du DDT. C’est précisément parce que les inquiétudes concernant l’impact de cet insecticide ne cessaient d’augmenter que des laboratoires indépendants ont décidé de réaliser des études qui furent publiées, ce qui a permis au CIRC de l’évaluer. Même chose pour le glyphosate qui fut classé comme « cancérigène probable pour les humains » en 2015. La classification du CIRC ne reposait pas sur les études toxicologiques fournies par Monsanto pour établir la DJA ou les LMR, car elles étaient couvertes par le secret commercial.

D’ailleurs, il est courant que les normes fixées soient changées sur simple demande des industriels, la preuve , s’il en était besoin, que la DJA et les LMR sont une mascarade. Ainsi que je l’ai révélé dans mon livre Le Roundup face à ses juges, la LMR du glyphosate pour les lentilles a été multipliée par 50 (en passant de 0,2 mg/kg à 10 mg) sur simple courrier de Monsanto à l’EFSA qui a obtempéré !

Par ailleurs, les industriels de la chimie ont développé de multiples techniques pour cacher ou minimiser la toxicité de leurs produits.  C’est ce que l’épidémiologiste américain, David Michaels, appelle « la fabrique du doute ». Dans un ouvrage très documenté, il raconte qu’au début des années 1960, l’industrie chimique s’est inspirée des méthodes de l’industrie du tabac pour maintenir l’illusion d’un débat scientifique en finançant des études biaisées destinées à semer le doute chez les agences de réglementation mais aussi dans l’opinion publique. David Michaels qui fut nommé par Barak Obama à la tête de l’OSHA, l’agence américaine chargée de la sécurité au travail, décrit les multiples « tricks » (trucs) qui permettent cet enfumage : comme l’effet dilution  qui consiste à mélanger des personnes exposées à la substance étudiée et des personnes non exposées. C’est ce qu’avait fait Monsanto lors d’une étude conduite sur le 2,4,5,T, un herbicide qui était l’un des composants de l’agent orange, et qui avait la caractéristique de produire de la dioxine, lors de son processus de fabrication. Pour dénigrer les propriétés cancérigènes de la dioxine  et donc éviter de payer des réparations aux vétérans de la guerre du Vietnâm, un scientifique payé par Monsanto avait mélangé dans son étude des ouvriers exposés à la dioxine, lors d’un accident survenu dans une usine de Virginie, à des ouvriers non exposés. Résultat: il y avait autant de cancers dans le groupe exposé que dans le groupe témoin, donc, circuler il n’y a rien à voir. J’ai révélé cette manipulation dans mon livre et film Le monde selon Monsanto.

Malheureusement, de nombreux scientifiques n’hésitent pas à se prêter à ce genre d’exercice en travaillant dans des laboratoires privés qui pratiquent ce qu’on appelle la « defense research », la« recherche défensive », à savoir la science conçue dans le seul but de défendre les produits des industriels. C’est ce que m’ont raconté Michael Thun, qui fut vice-président de la société américaine du cancer et Peter Infante, un épidémiologiste américain qui a fait toute sa carrière à l’OSHA, et qui dénonce le rôle néfaste des « mercenaires de la science » ou plus crûment la « science prostituée ».

Je vais citer brièvement plusieurs techniques récurrentes, utilisée par les industriels pour cacher la toxicité de leurs produits,  qui expliquent l’inefficacité du système de réglementation des poisons chimiques :

  • Conflits d’intérêt

Malheureusement les agences de réglementation n’exigent pas la publication des conflits d’intérêt des auteurs qui ont réalisé les études qu’elles évaluent. Elles acceptent aussi des études non publiées, et même de simples résumés de données.

Par ailleurs, jusqu’en 2000, les conflits d’intérêt des auteurs des publications scientifiques n’étaient pas non plus publiés. Depuis 2001, 13 revues scientifiques de renom (The Lancet, JAMA) l’exigent mais il y a peu de contrôles.

Pourtant, cette exigence n’est pas anodine : des chercheurs  ont comparé les études  conduites sur l’aspartame ou le bisphénol A. Ils ont constaté que 100% des études conduites par l’industrie étaient favorables à ces deux produits, tandis que la majorité des études conduites par des laboratoires indépendants concluaient à des effets nocifs. C’est ce qu’on appelle le « funding effect », c’est-à-dire l’effet du financement sur les résultats scientifiques. En d’autres termes: dis-moi qui te finance, et je te dirais quels sont tes résultats…

Le Lobbying

Dawn Forsythe, qui a dirigé jusqu’à la fin 1996 le département des affaires gouvernementales de la filiale américaine de Sandoz Agro, un fabricant suisse de pesticides, m’a raconté que sa mission consistait à créer des « groupes pro-pesticides », c’est-à-dire des associations de paille dans les 50 états de l’Union. Les représentants de ces « groupes » – des universitaires ou de simples citoyens- dûment payés étaient chargés de répondre à la presse, dès qu’un problème surgissait.

Le « Ghost writing »  ou la technique des « auteurs fantômes ».

Ainsi que je l’ai raconté dans mon livre Le Roundup face à ses juges, les  Monsanto Papers ont révélé cette technique développée par la multinationale américaine dans l’affaire du glyphosate. Elle consiste à demander à un universitaire renommé de mettre son nom sur une étude préparée par Monsanto, contre rémunération.

Les  « revolving doors » ou portes tournantes. La firme Monsanto est championne de cette pratique : dans mon livre Le monde selon Monsanto, j’ai montré qu’une centaine de cadres de Monsanto avaient occupé des postes à la FDA ou à l’EPA, l’agence de protection de l’environnement, et vice versa.

La collusion entre l’industrie et les agences de réglementation

Les Monsanto papers ont aussi révélé les liens étroits entre Jess Rowland  qui dirigeait le processus de révision du glyphosate et Monsanto. Dans un courriel déclassifié, la toxicologue Marion Copley accuse son chef d’ « intimider le personnel  afin de modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie ».

Dans le dossier du glyphosate toujours : une ONG autrichienne a montré que le rapport remis par l’EFSA à l’Union européenne pour prolonger l’autorisation de commercialiser les herbicides à base de glyphosate était un copié-collé d’un document secret transmis par Monsanto !

LA SPÉCIFICITÉ DES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS

Comme on vient de le voir, le système de réglementation des produits chimiques qui contaminent notre environnement et notre assiette est un outil de politique publique qui vise à protéger non pas les citoyens, mais les industriels et les autorités, qui ont besoin de normes, pour se couvrir, au cas où surgirait un problème.

De plus, il est totalement inadapté pour des molécules chimiques qu’on appelle les « perturbateurs endocriniens ».

Quand mon livre et film Notre poison quotidien sont sortis en 2011, rares étaient ceux qui avaient entendu parler des perturbateurs endocriniens, dont la spécificité était complètement ignorée par les experts des agences de réglementation. Le concept a été défini par la zoologue américaine Théo Colborn qui en 1987 reçut la mission de dresser un bilan écologique des grands lacs.  Elle a consulté mille études et a découvert que les bélugas du golfe de Saint Laurent souffraient de cancers et de malformations congénitales ; ou que dans les lacs Ontario ou du Michigan les nids des goélands argentés étaient occupés par deux femelles (elle les a surnommés les « goélands gays », puis que les panthères mâles de Floride étaient féminisées ou encore que les crocodiles de Floride présentaient de graves malformations congénitales qui réduisaient considérablement leur fertilité.

C’est ainsi qu’elle réunit à Wingspread en 1991 une vingtaine de scientifiques internationaux qui constataient les mêmes anormalités dans la faune. C’est lors de cette conférence pionnière qu’a été forgé le concept de « perturbateur endocrinien », ainsi qu’elle me l’a raconté.

 

Parmi les scientifiques réunis à Wingspread il y avait Niels Skakkebaek de l’hôpital universitaire de Copenhague. Il a  analysé soixante et un articles publiés de 1938 à 1990, concernant un total de 14 947 hommes fertiles ou en bonne santé, issus de tous les continents, et a mis en évidence une décroissance régulière de la production spermatique au cours du temps. En effet, alors que les études de 1938 rapportaient une concentration moyenne de 113 millions de spermatozoïdes par millilitre de sperme, celles de 1990 faisaient état d’une concentration moyenne de 66 millions par millilitre. En clair : la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat a baissé de moitié en moins de cinquante ans !

Il y avait aussi Ana Soto et Carlos Sonnenchein, chercheurs à l’université Tuft de Boston, qui ont découvert fortuitement les effets toxiques des perturbateurs endocriniens contenus dans les plastiques.

La caractéristique des perturbateurs endocriniens c’est qu’ils agissent à de très faibles doses, et que le fameux principe de Paracelse – « c’est la dose qui fait le poison » ne fonctionne pas pour eux.

Dans les années 1960 , l’affaire de la thalidomide avait déjà éveillé l’attention des scientifiques car elle faisait voler en éclat le dogme de la « barrière du placenta », censée protéger  les fœtus contre les effets nocifs de substances qui contaminaient le corps de leurs mères.

En 1962, les journaux du monde entier firent leur une avec des images d’enfants atteints d’ atroces anomalies des membres. La maladie fut baptisée « phocomélie », car tels des phoques, les victimes avaient les mains attachées directement au tronc. Les malformations s’accompagnaient parfois de surdité, de cécité et d’autisme, de dégâts cérébraux et de troubles épileptiques. Le coupable : la thalidomide, un médicament allemand prescrit contre les nausées matinales des femmes enceintes. En cinq ans, la drogue a déformé 8 000 enfants.

Les chercheurs découvrent que certains bébés exposés ont été épargnés, alors que leurs mères avaient pris la funeste pilule sur une longue période ; à l’inverse, d’autres sont affreusement mutilés, alors que leurs mères n’ont pris le médicament qu’une seule fois. Les scientifiques comprennent que l’impact tératogène « dépend du moment où est prise la drogue, et non pas de la dose». Les mères qui ont pris le médicament – fût-ce une ou deux pilules – entre la cinquième et la huitième semaine de grossesse ont mis au monde des enfants aux membres mutilés, parce que c’était précisément le moment où se forment les bras et les jambes du fœtus.

Cette caractéristique des perturbateurs endocriniens – ce n’est pas la dose qui fait le poison mais le moment de l’exposition in utero– fut confirmée par une autre affaire : celle du distilbène. Le DES est la première hormone de synthèse fabriquée intentionnellement par Charlie Dodds qui est aussi l’inventeur du Bisphénol A. Il a été prescrit à des millions de femmes pour prévenir les fausses couches  de la fin des années 1940 jusqu’à 1975. Il constitue aujourd’hui « le modèle des agents environnementaux ayant un potentiel oestrogénique », comme me l’a expliqué John McLachlan, directeur de recherche à l’Université de Tulane, qui travaille sur le DES depuis plus de quarante ans. Il a constaté les mêmes effets de la molécule sur les animaux de laboratoire exposés à de faibles doses in utero que sur les filles et petites filles des mères qui avaient pris le médicament : cancers de l’utérus et du vagin et troubles de l’appareil génital, comme l’adénose cervico-vaginale, infertilité ; chez les garçons, prévalence accrue de cryptorchidie, hypospadias, cancer des testicules et une faible concentration de spermatozoïdes.

Lors d’un colloque sur l’environnement et les hormones organisé à La Nouvelle Orléans en octobre 2009, John McLachlan a révélé que les effets du DES étaient transgénérationnels, puisqu’on les retrouvait sur quatre générations, chez les animaux de laboratoire et chez les humains. Il a expliqué que l’affaire du distilbène était une illustration de ce qu’il appelle « l’origine fœtale des maladies de l’adulte ».

Lors de ce colloque, Retha Newbold, biologiste dans le département toxicologie du NIEHS – L’Institut américain des sciences de la santé environnementale- a révélé que les perturbateurs endocriniens – comme le Bisphénol A, le distilbène, les phtalates ou le PFOA des poêles antiadhésives- étaient des molécules obésogènes, qui provoquent l’obésité chez les enfants exposés in utero à de très faibles doses, à un moment crucial de l’organogénèse.

Des centaines d’études réalisées par des laboratoires indépendants ont montré aussi que le mode d’action des hormones de synthèse invalide totalement le système de réglementation des produits chimiques, fondé sur le principe de « la dose fait le poison ». En effet, les effets des perturbateurs endocriniens peuvent être beaucoup plus importants à de très faibles doses qu’à fortes doses, quand ils se substituent aux hormones naturelles dans les premières semaines de la grossesse.

De plus, les effets des perturbateurs endocriniens peuvent se démultiplier car ils agissent en synergie avec d’autres molécules similaires. C’est ce qu’on appelle « l’effet cocktail ».

Pour mon enquête, j’ai rencontré plusieurs chercheurs qui travaillent sur l’effet cocktail, comme Tyrone Hayes, un spécialiste des batraciens de l’Université de Berkeley, ou Andreas Kortenkamp, qui dirige le centre de toxicologie de l’université de médecine de Londres. Il est l’ auteur d’un rapport sur le cancer du sein qu’il a présenté aux députés européens, en avril 2008. Pour lui, l’augmentation permanente du taux d’incidence de ce cancer, qui frappe aujourd’hui une femme sur huit dans les pays industrialisés et représente la première cause de mort par cancer des femmes de 34-54 ans, est due principalement aux perturbateurs endocriniens.

C’est aussi l’avis de Ulla Hass, une toxicologue qui travaille à l’Institut danois de la recherche alimentaire et vétérinaire, situé à Copenhague ou de Linda Birnbaum, directrice du prestigieux NIEHS.

Le concept de « charge chimique corporelle » a été créé au début des années 2000 par le Center for Disease Control d’Atlanta, l’organisme chargé de la veille sanitaire aux États-Unis. Le CDC conduisit alors le premier programme de « biomonitoring » du monde, consistant à mesurer les résidus de plus de 200 produits chimiques dans les urines et le sang de plus de 2000 volontaires américains.

Les résultats furent malheureusement sans surprise : des traces de phtalates, de bisphénol A, de retardateurs de flammes bromés (utilisés dans les meubles, tapis ou équipements électriques), de PCB, de pesticides (DDT, lindane, glyphosate), de muscs synthétiques (présents dans les déodorants d’intérieur, les détergents, les cosmétiques), de PFOA (poêles Téfal) et de triclosan (utilisé dans certains dentifrices) furent retrouvés dans la majorité des prélèvements.

Or, le système de réglementation actuel ne tient pas compte de cette « soupe chimique » qui a envahi nos corps, en se contentant d’évaluer – très mal- les effets potentiels de chaque molécule prise séparément, en ignorant qu’à la différence des pauvres rats de laboratoire,  dans la vraie vie nous ne sommes jamais exposés à un seul produit, mais à une multitude qui peuvent interagir.

RECOMMANDATIONS

Les conditions de production des études et le processus de leur évaluation par les agences de réglementation sont hautement problématiques. Il appartient aux pouvoirs publics d’exiger une refonte du processus d’évaluation, sans quoi « l’épidémie de maladies chroniques évitables » , pointée par l’OMS, se poursuivra ».

Voici les recommandations faites pour tous ceux et celles (scientifiques indépendants, ONG) qui ont véritablement le souci de l’intérêt général et de la santé publique:

  • Mettre fin au secret commercial qui couvre les données des études toxicologiques remises aux agences de réglementation
  • Exiger la publication des études toxicologiques dans les journaux scientifiques. Les agences de réglementation ne devraient prendre en compte que les études publiées, comme le fait le CIRC.
  • Assurer plus de transparence dans le processus d’évaluation : l’EFSA devrait s’inspirer du CIRC: l’identité des auteurs qui rédigent les rapports doivent être communiquées, ainsi que leurs éventuels conflits d’intérêt.
  • Présence d’observateurs (ONG) lors des séances d’évaluation + libre accès aux données toxicologiques.
  • Respecter la réglementation européenne : si une au moins deux études indépendantes montrent qu’un produit est cancérigène, mutagène, tératogène ou un perturbateur endocrinien, il doit être interdit.
  • Appliquer le principe de précaution
  • Rétablir la charge de la preuve : c’est aux industriels de montrer que leurs produits sont inoffensifs et pas aux victimes de montrer qu’ils sont toxiques
  • Revoir les programmes de formation médicale, en créant une chaire de  santé environnementale.
  • Demander l’interdiction des perturbateurs endocriniens, comme la France l’a fait pour le Bisphénol A dans les récipients alimentaires.
  • Lancer une grande campagne d’information sur les effets des perturbateurs endocriniens à destination des adolescents et des jeunes en âge de procréer, mais aussi des médecins.
  • Organiser des études annuelles de biomonitoring dans tous les pays européens
  • Encourager la transition de l’agriculture vers l’agroécologie et l’agriculture biologique, car les pesticides empoisonnent nos champs, l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, et nos aliments.

En 2012, j’ai réalisé une nouvelle enquête – un film et un livre- intitulés Les moissons du futur, pour répondre à cette question : peut-on nourrir le monde sans pesticides ? Aux industriels qui prétendent le contraire, je dis qu’aujourd’hui on ne nourrit pas le monde avec les pesticides ! 900 millions de personnes souffrent de malnutrition, tandis qu’1,4 milliard souffrent d’obésité. Pour mon enquête, j’ai travaillé étroitement avec Olivier de Schutter, qui était alors rapporteur des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. En 2011, il a présenté un rapport à Genève sur la nécessité de changer de paradigme agricole, en promouvant l’agro-écologie. Je l’ai accompagné au Mexique, où l’association des pédiatres lui a expliqué que de plus en plus d’enfants souffraient en même temps de malnutrition et d’obésité. C’est la conséquence d’un modèle agro-alimentaire, truffé de produits chimiques, tératogènes, obésogènes, ou cancérogènes. Une étude publiée en 2009 par le parlement européen a révélé que si on interdisait en Europe les seuls pesticides cancérigènes, on économiserait 26 milliards d’Euros par an. De son côté, David Pimentel de l’Université Cornell a estimé, dès 1992, que le coût environnemental et sanitaire de l’usage des pesticides aux Etats Unis s’élevait à dix milliards de dollar. Depuis, la facture s’est envolée.

La bonne nouvelle c’est que les solutions existent comme le montre mon film et livre Les moissons du futur !

les perturbateurs endocriniens imprègnent toute la population française

Commençons par la bonne nouvelle: la France s’est enfin doté d’un programme de biosurveillance permettant de mesurer la présence des polluants chimiques dans les organismes de sa population. Confié à Santé Publique France, celui-ci a vu le jour dans le cadre du Grenelle de l’environnement qui s’est tenu en 2007. Sept ans plus tard (!) était lancée l’enquête Esteban (2014-2016) qui a permis de prélever les urines, le sérum et les cheveux  de 1104 enfants et 2503 adultes, dans lesquels ont été recherchées des molécules largement utilisées pour la fabrication de produits de consommation courante: Bisphénols, phtalates, parabènes, éthers de glycol, retardateurs de flamme bromés et composés perfluorés. Cette première enquête ne concernait pas les métaux et les pesticides qui seront traités ultérieurement.

Les résultats publiés aujourd’hui montrent que ces polluants du quotidien sont présents dans l’organisme de tous les Français.

Pour commenter ces résultats, je m’appuie sur l’investigation que j’avais menée pour mon film et livre Notre poison quotidien.

Qu’est-ce qu’un programme de biosurveillance?

Le concept a été créé au début des années 2000 par le Center for Disease Control d’Atlanta (CDC), l’organisme chargé de la veille sanitaire aux États-Unis. Le CDC conduisait alors le premier programme de « biomonitoring » du monde, visant  à évaluer la « charge chimique corporelle » (chemical body burden) de la population américaine. Publié en mars 2001, le premier rapport avait constaté la présence des 212 molécules recherchées dans la quasi-totalité des 2 400 volontaires testés.  Le bisphénol A figurait largement en tête, devant le polybromodiphényléther (PBDE), un retardateur de flammes, le PFOA (revêtement des poêles antiadhésives) et bon nombre de pesticides (ou leurs métabolites), comme l’alachlore (le Lasso), l’atrazine, le chlorpyriphos, mais aussi les insecticides organochlorés, les PCB, le glyphosate, etc.

Devant l’inertie des autorités européennes et française ( où persistait la  politique de l’autruche , consistant à ne pas chercher pour ne pas trouver, afin de justifier  leur inertie) plusieurs  organisations non gouvernementales ont financé des études de biosurveillance :  le WWF (le Fonds mondial pour la nature) a publié en avril 2004 les résultats d’une enquête de grande envergure, baptisée « Detox ». L’ONG a  mené une campagne de prélèvements sanguins auprès de trente-neuf députés européens, quatorze ministres de la Santé ou de l’Environnement. Les résultats furent à la hauteur de ceux constatés par le CDC américain : soixante-seize substances chimiques toxiques ont été retrouvées dans le sang des représentants européens (sur les 101 recherchées).  En moyenne, chaque député était porteur d’un cocktail de quarante et un produits toxiques, composé de substances persistantes (qui ne se dégradent pas dans la nature) et bioaccumulatives (qui s’accumulent dans le corps). Plus récemment, Générations Futures a testé chez sept volontaires (dont je faisais partie, avec Nicolas Hulot, Delphine Batho, Yannick Jadot, Isabelle Autissier, José Bové, et Yann Arthus Bertrand) la présence de 200 perturbateurs endocriniens à partir d’une mèche de cheveux. Résultat: nous avions tous entre 19 et 68 perturbateurs endocriniens dans notre corps!

Quels polluants ont été recherchés par l’enquête Esteban?

Bisphénols A, S et F : ces molécules sont utilisées pour la fabrication de polycarbonates (plastiques durs) et de résines époxy que l’on retrouve dans des équipements électroniques, des emballages alimentaires, des papiers thermiques, des peintures ou encore des vernis. Les bisphénols S et F sont utilisés depuis plusieurs années comme alternatives au bisphénol A ou BPA (interdit en France depuis 2015 pour les récipients alimentaires, comme les biberons, boîtes de conserve, cannettes de soda, ou bonbonnes d’eau ) mais leur production reste minoritaire.

Phtalates: emballages alimentaires, jouets, revêtements de sol en vinyle, produits cosmétiques, produits d’entretien ménagers, peintures. D’après l’enquête Esteban, l’alimentation participerait à 90% de l’exposition totale.

Parabènes : produits cosmétiques et de soins personnels.

Ethers de glycol : peintures, encres, vernis, colles, produits d’entretien ménagers, cosmétiques, pesticides.

Retardateurs de flamme bromés :  appareils ménagers,  textiles,  mousses et plastiques .

Composés perfluorés : Le PFOA et le PFOS sont utilisés comme imperméabilisants textiles, mousses anti-incendies, dans les revêtements antiadhésifs, et certains emballages alimentaires etc. Tefal dit ne plus utiliser de PFOA pour ses fameuses « poêles Tefal »  depuis 2015.

Notons que l’usage de tous ces produits est réglementé, avec des normes comme la Dose Journalière Acceptable (DJA), qui désigne la petite quantité de produit que nous sommes censés pouvoir ingérer sans tomber malades. Ou plutôt sans tomber… raides morts. Car, comme je l’ai démontré dans Notre poison quotidien, la DJA ne sert à rien, quand il s’agit de molécules chimiques considérées comme des perturbateurs endocriniens. Ce qui est le cas de tous les produits testés dans l’enquête Esteban.

Qu’est-ce qu’un perturbateur endocrinien?

Le terme « endocrine disruptor » a été inventé par la zoologue Théo Colborn (auteure de  Our stolen Futur, publié en France sous le titre L’homme en voie de disparition?). Dans les années 1980, celle-ci a consulté un millier d’études publiées par des scientifiques nord-américains qui constataient des troubles de la reproduction récurrents dans la faune sauvage: malformations congénitales et infertilité des bélugas du Golfe de Saint Laurent (Pierre Béland),   des Goélands argentés des lacs Ontario et Michigan (Glen Fox) ou des alligators du lac Apopka (Louis Guillette) , féminisation des panthères mâles de Floride (Charles Facemire). Tous ces scientifiques ont été réunis par Théo Colborn lors de la conférence de Wingspread en 1991.

J’ai eu l’honneur d’interviewer Théo Colborn peu avant sa mort. Voici la définition qu’elle m’a donnée d’un perturbateur endocrinien:

« C’est une substance chimique qui interfère avec la fonction du système endocrinien. Quelle est la fonction du système endocrinien ? Il coordonne l’activité de la cinquantaine d’hormones que fabriquent les glandes de notre organisme, comme la thyroïde, l’hypophyse, les glandes surrénales, mais aussi les ovaires ou les testicules. Ces hormones jouent un rôle capital, car elles règlent des processus vitaux comme le développement embryonnaire, le taux de glycémie, la pression sanguine, le fonctionnement du cerveau et du système nerveux, ou la capacité à se reproduire. C’est le système endocrinien qui contrôle tout le processus de construction d’un bébé, depuis la fécondation jusqu’à la naissance : chaque muscle, la programmation du cerveau ou des organes, tout cela en dépend. Le problème, c’est que nous avons inventé des produits chimiques qui ressemblent aux hormones naturelles et qui peuvent se glisser dans les mêmes récepteurs, en allumant une fonction ou en l’éteignant. Les conséquences peuvent être funestes, surtout si l’exposition à ces substances a lieu pendant la vie intra-utérine. »

Pour bien mesurer l’enjeu de ces propos, il faut comprendre très précisément comment opèrent les hormones naturelles une fois qu’elles sont libérées par les glandes dans le sang et les fluides qui entourent les cellules. Elles sont souvent comparées à des « messagers chimiques » qui circulent dans l’organisme à la recherche de « cellules cibles » présentant des « récepteurs » qui leur sont compatibles. L’autre image souvent utilisée est celle d’une « clé » (l’hormone) capable de pénétrer dans une « serrure » (le récepteur) pour ouvrir une « porte » (une réaction biologique). Une fois qu’une hormone s’est attachée à un récepteur, celui-ci exécute les instructions qu’elle lui transmet, soit en modifiant les protéines contenues dans la cellule cible, soit en activant des gènes pour créer une nouvelle protéine qui provoque la réaction biologique appropriée.

« Le problème, m’a expliqué Theo Colborn, c’est que les perturbateurs endocriniens ont la capacité d’imiter les hormones naturelles en se fixant sur les récepteurs et en déclenchant une réaction biologique au mauvais moment ; ou, au contraire, ils bloquent l’action des hormones naturelles en prenant leur place sur les récepteurs. Ils sont également capables d’interagir avec les hormones en modifiant le nombre de récepteurs ou en interférant avec la synthèse, la sécrétion ou le transport des hormones. »

Quels sont les effets des perturbateurs endocriniens?

La caractéristique des hormones de synthèse comme le Bisphénol A, les phtalates ou les parabens c’est qu’elles agissent à de très faibles doses.  Contrairement aux autres molécules, pour les pertubateurs endocriniens, ce n’est pas la « dose qui fait le poison » (selon le principe de Paracelse), mais le moment de l’exposition. Voilà pourquoi la bonne vieille « DJA » si chère à nos régulateurs ne sert à rien! En octobre 2019, j’ai filmé à la l’Université de la Nouvelle Orléans un symposium sur les perturbateurs endocriniens, où participaient une centaine de scientifiques. Parmi eux: Retha Newbold, biologiste dans le département toxicologie du très renommé National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS). Elle a présenté ses travaux sur le Bisphénol A qui engendre des troubles de la reproduction, des cancers et de l’obésité chez des souris exposées in utero, des dysfonctionnements qui peuvent se transmettre jusqu’à la troisième génération. Retha Newbold a conclu son allocution par ces mots qui m’avaient fait froid dans le dos: « Les mammifères qui ont été exposés dans le ventre de leurs mères à de très faibles doses de perturbateurs endocriniens développent après leur naissance toutes sortes de maladies: c’est ce que nous appelons l’ origine fœtale des maladies de l’adulte ».

Les effets des perturbateurs endocriniens sur la santé sont documentés par des milliers d’études:

  • Infertilité et stérilité. Ainsi que l’a montré dès 1990 le scientifique danois, Niels Skakkebaek la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat a baissé de moitié en moins de cinquante ans (de 1940 à 1990). En Europe, on estime que 20 % des jeunes couples ont du mal à avoir un enfant, en raison de la perte et baisse de qualité des spermatozoïdes des jeunes gens.
  • Cancers hormono-dépendants (sein, prostate et testicules). Une femme née en 1953 a trois fois plus de « chance » d’avoir un cancer du sein qu’une femme née en 1913. Un homme né en 1953 a douze fois plus de « chance » d’avoir un cancer de la prostate qu’un homme né en 1913.
  • Troubles de l’attention
  • Obésité
  • Diabète

J’ai récemment été auditionnée par l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST). Voici la liste des recommandations que j’ai présentée:

  • Mettre fin au secret commercial qui couvre les données des études toxicologiques fournies par les industriels aux agences de réglementation.
  • Exiger la publication des études toxicologiques dans les journaux scientifiques. Les agences de réglementation ne devraient prendre en compte que les études publiées, comme le fait le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC).
  • Assurer plus de transparence dans le processus d’évaluation. L ’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) devrait s’inspirer du CIRC : l’identité des auteurs qui rédigent les rapports doit être communiquée, ainsi que leurs éventuels conflits d’intérêt.
  • Présence d’observateurs indépendants (ONG) lors des séances d’évaluation des produits avec un libre accès aux données toxicologiques.
  • Respecter la réglementation européenne : si au moins deux études indépendantes montrent qu’un produit est cancérigène, mutagène, tératogène ou un perturbateur endocrinien, il doit être interdit.
  • Appliquer principe de précaution.
  • Rétablir la charge de la preuve : c’est aux industriels de montrer que leurs produits sont inoffensifs et pas aux victimes de montrer qu’ils sont toxiques.
  • Revoir les programmes de formation médicale, en incluant un enseignement sur la santé environnementale et notamment les perturbateurs endocriniens .
  • Interdire les perturbateurs endocriniens, comme la France l’a fait pour le Bisphénol A dans les récipients alimentaires.
  • Lancer une grande campagne d’information sur les effets des perturbateurs endocriniens à destination des femmes enceintes, mais aussi des médecins.
  • Lancer une campagne publique de bio-surveillance pour détecter les résidus de glyphosate chez les citoyens français. Comme je le raconte dans mon livre Le Roundup face à ses juges, au printemps 2016, Générations Futures a mesuré les résidus de l’herbicide, considéré comme un perturbateur endocrinien, chez trente « cobayes » , dont je faisais partie. Nous avions tous du glyphosate dans nos urines.  Depuis plus de 6000 « pisseurs volontaires » ont fait tester leurs urines.  Tous sont imprégnés, et particulièrement les enfants.  Le parquet de Paris a recensé 1 505 plaintes déposées en France pour « mise en danger de la vie d’autrui », « tromperie aggravée » et « atteintes à l’environnement ».

Il est temps que les pouvoirs publics assument leurs responsabilités en prenant les mesures qui s’imposent pour protéger efficacement la population des effets mortifères des produits chimiques  plutôt que de protéger l’intérêt des industriels.

 

Comment les sociétés antérieures ont évité l’effondrement

« L’effondrement n’est pas l’unique destinée de notre génération ou de la suivante. Il existe des alternatives« , écrit l’économiste Gaël Giraud dans une tribune qu’il vient de co-signer dans Le Monde. Je suis d’accord. Mais il n’en reste pas moins que l’effondrement est possible, comment faire pour l’éviter? Fort heureusement, l’histoire connut de vraies success stories qui doivent être pour nous des sources d’espoir et d’inspiration. Elles nous montrent qu’il y a deux manières de résoudre les problèmes environnementaux graves : soit du bas vers le haut, soit du haut vers le bas. Pour ma part, je pense que nous parviendrons à relever les défis extra-ordinaires qui menacent l’avenir de notre « maison commune », si nous sommes capables d’allier les deux stratégies.

Dans la première catégorie (down up),  il y a l’histoire de la Nouvelle-Guinée, une île située au nord de l’Australie, dont les Européens ont longtemps pensé que l’intérieur était inhabité en raison de la forteresse de montagnes qui bordaient ses côtes. Dans les années 1930, des pilotes survolèrent les Haute Terres et découvrirent un paysage transformé par des millions d’habitants, avec des jardins, des fossés pour l’irrigation et le drainage, des cultures en terrasses ou sur buttes, où poussaient des bananiers, du taro, de la canne à sucre, du manioc, des patates douces et une grande quantité de fruits et légumes. Installés depuis 46 000 ans sur ces terres, les aborigènes pratiquaient une agriculture durable depuis au moins 10 000 ans. À un moment de leur histoire, ils avaient largement déforesté, puis ils inventèrent un système de sylviculture unique en plantant une espèce d’arbre, le casuarina oligodon, qui présente la caractéristique de croître rapidement et de fournir un bois de qualité pour la construction et la combustion. Enfin, cette société agricole veillait à maîtriser sa croissance démographique (grâce à la technique du coïtus interruptus et l’avortement) et elle était plutôt égalitaire : elle n’avait pas de chefs, mais des big men (grands hommes) peu épris de bling-bling et qui vivaient dans les mêmes huttes que les autres villageois…

Dans la catégorie du haut vers le bas (top down), il y a l’exemple du Japon de l’ère des Togukawa, à partir du xviie siècle. À cette époque, l’archipel connaissait une grave crise environnementale due à un intense déboisement, commencé dix siècles plus tôt, au point que le pays vint à manquer de la précieuse ressource. Or, le bois, utilisé pour construire les maisons, les outils, les ustensiles et les armes, servait aussi de fourrage, engrais ou combustible. Les shoguns (généraux) imposèrent des mesures draconiennes pour reboiser le pays et assurer la pérennité des forêts : ils nommèrent des fonctionnaires chargés de clôturer les zones déboisées pour qu’elles puissent se régénérer, établirent des registres forestiers, interdirent l’abattage de certaines espèces, comme les cèdres ou les chênes, et édictèrent des quotas attribués à chaque famille. De la sorte, à la fin du xixe siècle, au moment où il reprenait ses échanges avec le monde extérieur, le Japon  vivait de façon durable, en presque totale autarcie .

Ces expériences  montrent l’importance de la décision collective et individuelle pour régler de graves problèmes environnementaux qui menacent la survie de la société dans son ensemble. C’est cette capacité qui a manqué aux Mayas ou aux habitants de l’île de Pâques, deux civilisations qui ont littéralement disparu.  Pourquoi ? Si nous voulons nous-mêmes éviter l’effondrement, il est important que nous comprenions les mécanismes à l’œuvre dans l’échec. La première explication, c’est que le groupe d’humains n’est pas parvenu à anticiper le problème avant qu’il n’arrive parce qu’il n’en avait jamais connu de similaire. C’est le cas des Mayas qui déboisèrent les collines pour étendre les cultures. Parfois, le groupe peut avoir eu une expérience similaire très ancienne, mais celle-ci n’a pas été transmise, ni oralement ni par écrit : celle de la terrible sécheresse connue par les Mayas au iiie siècle n’a pas servi à leurs descendants quand elle s’est répétée au ixe siècle. Parfois, l’échec s’explique aussi par l’incapacité du groupe à percevoir un problème qui est déjà là. C’est ce qui s’est passé dans le Montana (Etats-Unis), où les propriétaires des mines ou des entreprises forestières n’habitaient pas dans l’État et avaient intérêt à minimiser l’impact des dégâts qu’ils causaient, parce qu’ils n’en souffraient pas directement, ce qui est une attitude récurrente des grandes compagnies. En Nouvelle-Guinée, en revanche, c’est la collectivité qui gérait les ressources de son territoire et chaque individu était responsable du bien-être de l’île. Il arrive aussi que le problème soit difficile à percevoir, parce que sa survenue est très lente. C’est le cas avec le réchauffement climatique.

Dans son livre Collapse, Jared Diamond explique qu’il avait découvert le Montana lorsqu’il était adolescent au milieu des années 1950. Il n’y était retourné qu’en 1998 et avait été frappé de voir que la neige avait quasiment disparu du sommet des montagnes, car les glaciers avaient largement fondu. Les gens du pays étaient surpris de sa réaction, car ils avaient perdu la mémoire de ce qu’était la montagne quarante plus tôt, les changements ayant été imperceptibles d’année en année. C’est ce qu’on appelle l’« amnésie des paysages ».

Il arrive que le groupe ait identifié le problème, mais qu’il n’essaie pas de le résoudre ou échoue, en raison de ce que les scientifiques appellent le “comportement rationnel”, précisément parce qu’il repose sur un calcul rationnel même s’il est répréhensible d’un point de vue moral. Ceux qui ont causé le problème se sentent à l’abri parce qu’il n’y a pas de lois qui permettent de les poursuivre ou, s’il y en a, elles ne sont pas efficacement appliquées. Ils représentent une petite minorité qui ne pense qu’à faire de gros profits immédiats et savent que les dégâts seront répartis sur un grand nombre de personnes. Cela n’encourage pas les perdants à se battre, car chacun ne perd qu’un petit peu et ne peut escompter qu’un petit bénéfice, incertain et lointain.

La tragédie des communs

C’est ce qu’on appelle en sociologie la « tragédie des biens communs », un concept développé en 1968 par l’Américain Garrett Hardin (1915-2003)[1]. L’écologue y prend l’exemple d’un groupe d’éleveurs qui font paître leurs vaches sur un pré communal, gratuit et libre d’accès. L’intérêt individuel et à court terme de chaque éleveur est d’introduire le maximum d’animaux pour obtenir plus de viande et plus de lait que ses collègues, car chacun se dit : « Si je ne le fais pas, les autres le feront et je serai le perdant. » Au bout du compte, la surexploitation du pâturage conduit à l’épuisement de cette ressource partagée et tous les éleveurs (et le village entier) sont lésés. La « tragédie des communs » concerne toutes les ressources en accès libre (comme l’océan, l’atmosphère ou la biodiversité) ou qui appartiennent à une collectivité d’acteurs (comme les forêts ou les terres agricoles). Je reviendrai sur les solutions proposées par Garrett Hardin – conservatrices, élitistes et malthusiennes – ou l’économiste américaine Elinor Ostrom – bien plus humanistes et progressistes – pour résoudre cette tragédie où les conflits d’intérêts se traduisent par un jeu « perdant-perdant », alors qu’une autre attitude pourrait avoir un résultat « gagnant-gagnant », bénéfique à tous .

Pour l’heure, rappelons seulement que cette question de l’« attitude » a été illustrée en 1950 par Albert Tucker (1905-1995), un mathématicien de l’université de Princeton (États-Unis), avec son fameux « dilemme du prisonnier ». Dans son scénario, deux suspects d’un crime sont placés en détention provisoire, mais la police n’a pas assez de preuves pour les inculper. Le directeur de la prison fait à chacun séparément la même offre : « Si tu dénonces ton complice et qu’il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l’autre sera condamné à dix ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de cinq ans de prison. Si aucun de vous ne se dénonce, vous prendrez tous deux six mois de prison. » Dans sa cellule, chaque prisonnier fait le même calcul, en essayant d’anticiper la réaction de celui qu’il perçoit comme son concurrent : « S’il me dénonce, il y a deux options : je me tais, et je fais dix ans de prison ; mais si je le dénonce, je ne ferai que cinq ans. Dans le cas où il ne me dénoncerait pas : je me tais et je ferai six mois de prison ; si je le dénonce, je serai libre. » Et de conclure : « Quel que soit son choix, j’ai intérêt à le dénoncer. » Les deux détenus, privilégiant leur intérêt individuel, font ce même choix et sont donc tous deux condamnés à cinq ans de prison ; alors que si l’un et l’autre s’étaient tus, jouant la carte de la coopération, ils n’auraient écopé que de six mois de prison.

Le dilemme du prisonnier pose la question de la confiance et de la coopération entre différents agents qui sont dans l’absolu meilleures pour tous, à condition qu’aucun ne trahisse, ce qu’on ne peut pas savoir à l’avance, sauf si l’on vit dans un système où la concurrence et la trahison sont lourdement sanctionnés.

Sources: Sacrée croissance!  Le chapitre d’où provient cet extrait s’est largement inspiré du livre Collapse de Jared Diamond

 

[1] Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, n° 3859, 1968, p. 1243-1248.

Le clivage gauche/droite est obsolète

L’annonce que j’allais voter EELV aux prochaines élections a suscité un débat fort intéressant. Normal: tous ceux qui ont vraiment conscience que la « maison brûle » ne peuvent qu’enrager de voir cinq listes concourir dans la catégorie « écologie ». Je mets la liste « Renaissance » (LRM) à part, car pour être crédible (je l’ai écrit: on a le droit de changer, sinon on est foutu) il eût fallu que le parti présidentiel ait montré par des actes qu’il avait compris l’urgence écologique. Mais force est de reconnaître qu’en deux ans de pouvoir, il n’a RIEN fait. Beaucoup de paroles et de mesurettes à la marge, mais sur le fond aucune décision d’envergure. 
J’ai été interpelée sur le positionnement droite/gauche de EELV. Pour moi aujourd’hui, le clivage essentiel n’est plus là, mais il est, d’abord,  entre productivistes et non productivistes. Je rappelle qu’un grand nombre de « grands projets inutiles » – comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou EuropaCity- étaient (et sont) portés par des élus socialistes et communistes. Dimanche dernier, j’étais à Gonesse pour soutenir la résistance au projet d’EuropaCity. Juste avant, j’avais reçu , ainsi que tous les intervenants, un courrier de Jean-Pierre Blazy, maire PS de Gonesse, qui m’a consternée. Après avoir noté que EuropaCity « ne saura pas un centre commercial: il n’y aura pas de caddy. Il s’agit d’un pôle dédié aux loisirs et à la culture avec des restaurants, des hôtels et des commerces, comme tout pôle touristique (…) il amènera de l’esthétisme en banlieue« .

Quel esthétisme! Je rappelle que le projet prévoit de bétonner 240 hectares de terres agricoles (EuropaCity + ZAC), et que les promoteurs espèrent 30 millions de visiteurs par an, dont 34% viendront en voiture. Bilan carbone: l’équivalent d’une ville de 140 000 habitants, alors que personne n’habitera sur place! Les opposants , dont la caractéristique commune n’est pas d’être de droite ou de gauche mais d’être antiproductivistes ont conçu un magnifique projet alternatif, baptisé CARMA (Coopération pour une ambition agricole rurale et métropolitaine d’avenir) qui lui me fait rêver!Visant à rendre  aux terres de Gonesse leur destin d’origine – nourrir les habitants de l’Ile-de France -, CARMA  propose d’y installer une zone de production maraichère et agricole de grande envergure, qui pourra fournir en produits frais, sains et de proximité les habitants des environs et notamment les cantines des écoles et des hôpitaux. Cet espace agricole sera doté d’un structure de conditionnement et de diffusion en circuit-court, d’une usine de méthanisation pour les déchets, d’un centre de formation agricole, et sera un hub pour les métiers d’avenir : rénovation thermique, éco-construction, mobilité durable. On y trouvera aussi des circuits de randonnée, des aires de promenades et de forêts, faisant des zones urbaines riveraines des lieux d’habitations recherchées. CARMA c’est l’économie du futur! Malheureusement Jean-Pierre Blazy, l’élu socialiste, n’a toujours rien compris et s’accroche à une vision du développement obsolète, qui est l’une des causes de l’impasse globale dans laquelle nous nous enfonçons.

J’en profite pour souhaiter à Raphaël Gluckmann et Claire Nouvian de parvenir au plus vite à débarrasser le PS (ou ce qu’il en reste) de ses vieux oripeaux productivistes. Sinon Place Publique aura raté sa mission: rompre le lien historique entre la social-démocratie et le productivisme, et j’ajouterais le « croissancisme », c’est-à-dire l’obsession du « toujours plus » – toujours plus de production et de consommation- comme moteur de l’économie. Inutile de préciser que l’autre représentant de la « gauche classique », à savoir le PC, est aussi loin d’avoir fait l’indispensable mutation. J’ai participé samedi dernier à un apéritif dans le passage de Haguette, au coeur de Saint-Denis (93), un terrain vague destiné à « être construit » où un collectif très dynamique a installé un magnifique jardin partagé, ouvert aux écoliers et aux personnes âgées. Très clairement Laurent Russier, le maire PC de Saint-Denis, a du mal à comprendre que l’avenir des villes est dans ce genre d’initiatives plutôt que dans la construction d’un immeuble ou d’un énième terrain de foot…

Un autre point déterminant pour moi, c’est la remise en cause du libéralisme économique, qui dans cette phase ultime du capitalisme mondialisé, a besoin des « accords de libre échange » pour continuer à prospérer (et donc à provoquer ses multiples dégâts). Là-dessus, je pense que l’engagement de EELV et notamment de Yannick Jadot est sans ambiguïté: le parti et sa tête de liste n’ont cessé de s’opposer  au TAFTA, CETA, ou à l’accord avec le Mercosur.

Enfin, j’ai été interpelée sur le « panier de crabes » qu’a longtemps représenté EELV. Je suis d’accord. J’ai moi-même dénoncé, y compris dans une université d’été du parti, l’ego surdimensionné de certains de ses élu(e)s qui ont finalement fait beaucoup de mal à la cause écologique, en utilisant EELV comme un tremplin pour leur carrière personnelle. Ces élue)s ont aujourd’hui quitté le bateau sans aucun état d’âme. Bon débarras! Mais je le répète: on a le droit de changer, sinon on est foutus! Si on n’accepte pas l’idée du « droit au changement », alors que dire de la « mutation écologique » de Jean-Luc Mélenchon ou de Benoît Hamon, qui furent tous les deux des apparatchik du PS, à un moment où socialisme ne rimait pas du tout avec écologie? Or, je suis convaincue que les deux hommes ont sincèrement changé,  et c’est tant mieux!

 

Pourquoi je vais voter EELV

Une fois n’est pas coutume. J’ai décidé de sortir de ma réserve viscérale, probablement due au métier de journaliste que j’exerce depuis trente-cinq ans. Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises: nous sommes dans une situation d’urgence absolument sans précédent et nous ne nous en sortirons pas en gardant les vieux logiciels du XXème siècle. Si nous voulons éviter l’effondrement et permettre à nos enfants de vivre dignement sur notre planète, il nous faut revoir de fond en comble nos modes de pensée, de production, de consommation et tout simplement de vie. Il ne s’agit pas de petites transformations à la marge, mais bel et bien de lancer un vaste programme de transition écologique qui englobe tous les domaines: l’alimentation, l’énergie, les transports, l’habitat, les loisirs, l’éducation, l’argent. Impossible d’y arriver tout seuls avec nos petits bras. Nous avons besoin des politiques, et notamment au niveau européen. On peut certes déplorer – comme je n’ai cessé de le faire pour le glyphosate ou les perturbateurs endocriniens- que les institutions européennes soient gangrénées par les lobbyings, en privilégiant les intérêts privés (industries ou banques) plutôt que d’oeuvrer pour l’intérêt général. Mais, il est trop tard pour attendre une hypothétique révision des traités. Nous n’avons plus le temps! Il nous faut agir avec ce que nous avons, en visant à renverser la table de l’intérieur. Étant donnée l’ampleur des enjeux- dérèglement climatique, extinction de la biodiversité, explosion des inégalités- l’échelle européenne est la bonne: si nous ne portons pas le combat à ce niveau, nous ne parviendrons pas à enclencher et financer l’indispensable transition écologique, dans le peu de temps qui nous reste.

J’ai dit plusieurs fois mon écoeurement face à la multiplication des listes qui accordent une place centrale à l’écologie politique: Génération-s (Benoît Hamon), Place Publique (Raphaël Gluckmann ), La France insoumise (Manon Aubry), Urgence écologie (Dominique Bourg) et EELV (Yannick Jadot). Je le redis haut et fort: cette dispersion favorise les listes qui oeuvrent pour le statu quo. Elle jette aussi un doute sur les motivations profondes de ceux et celles qui portent ces listes: ont-ils vraiment compris l’urgence dans laquelle nous sommes? Roulent-ils vraiment pour l’écologie ou pour eux-mêmes? Encore une fois, pour relever les défis du XXIème siècle, il nous faut inventer de nouvelles manières de faire de la politique, en apprenant à travailler sur des convergences qui permettent de rassembler, afin que l’écologie politique cesse d’être une idée minoritaire pour devenir majoritaire. Ce qu’il nous faut c’est construire une « nouveau pacte national de la résistance », comme le propose le mouvement des « Jours heureux » (créé par des jeunes).

J’ai été sollicitée pour rejoindre au moins deux de ces listes, mais j’ai décliné la proposition, estimant que j’étais plus efficace avec mes films et livres. Je compte plusieurs ami(e)s dans chacune de ces listes, il n’était donc pas évident de les départager…

Finalement je me suis dit que j’allais voter pour EELV, car nous avons besoin d’un groupe Verts fort au parlement européen. Nous avons besoin d’un groupe d’élu(e)s qui sont des écologistes pur sucre, capables d’appliquer les lunettes de l’écologie sur TOUTES les questions traitées dans le cadre de l’Union européenne: le transport, l’énergie, l’habitat, l’agriculture, la culture, les migrants, la finance, etc.  Pas à la marge, au gré des humeurs ou stratégies, mais SYSTÉMATIQUEMENT. Le groupe des Verts au Parlement européen existe et fonctionne bien. Je l’ai vu travailler et bosser sur les dossiers. Il faut qu’il grossisse pour qu’il puisse peser encore davantage.

Mais dès lundi, je reprendrai mon bâton de pèlerine pour encourager tous ceux et celles qui ont vraiment compris  que notre « maison brûle » à travailler ensemble sur un programme politique commun, seul capable  d’éteindre l’incendie. Et là je demanderai à mes ami(e)s d’EELV de faire preuve d’un peu de bienveillance: pour gagner, il faut accepter que les gens changent et que d’anciens « ennemis », comme les élus PS productivistes qui ont soutenu nombre de grands projets inutiles – comme l’aéroport de Notre Dame des Landes ou EuropaCity- deviennent des alliés. Le droit de changer est la condition sine qua non du succès…

 

 

 

 

La fabrique du doute

J’étais hier l’invitée de C politique, où j’ai parlé de journalisme, de glyphosate et des coups tordus de Monsanto. J’ai évoqué aussi la « fabrique du doute« , cette technique d’intoxication (au sens propre et au sens figuré) de l’opinion publique et des décideurs mise au point par l’industrie du tabac pour entretenir artificiellement une fausse polémique scientifique sur les effets cancérigènes de la cigarette. J’ai raconté tout cela en 2011 dans mon livre Notre poison quotidien qui accompagnait le film éponyme.

Le « savoir-faire » des cigarettiers a largement inspiré les industriels de la chimie, dont Monsanto (et Bayer) qui dépense des millions de dollars pour entretenir le doute sur la toxicité du glyphosate.

Voici un extrait de mon livre.

Tabac et cancer du poumon : le rideau de fumée

« L’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes, a affirmé Devra Davis, lors d’une conférence au Musée Carnegie d’histoire naturelle de Pittsburgh, le 15 octobre 2009. C’est aussi celle d’un modèle de duplicité et de tromperie[1] qui a servi à tous les industriels de la chimie. » Il n’est pas facile de rencontrer l’épidémiologiste américaine, qui a dirigé à Pittsburgh le premier centre de cancérologie expérimentale et vit aujourd’hui à Washington. Quand je l’ai contactée à l’automne 2009, elle parcourait les États-Unis, d’amphithéâtres en réunions publiques, pour présenter son livre L’Histoire secrète de la guerre contre le cancer, tout en préparant un nouvel ouvrage sur les dangers du téléphone portable[i].

Douée d’un réel talent oratoire, mêlant anecdotes privées et informations scientifiques, la scientifique de soixante-quatre ans sait conquérir son public. Lors de la conférence de Pittsburgh, elle a raconté, diapositives à l’appui, qu’elle a grandi à Denora (Pennsylvanie), un haut lieu de l’industrie sidérurgique, où « les gens venaient s’installer, parce qu’il y avait de la fumée et la fumée signifiait qu’il y avait du travail. La ville était recouverte de suie, car les hauts fourneaux étaient alimentés avec du charbon[ii] ». Elle a rapporté aussi qu’en 1986, alors qu’elle travaillait à l’Académie nationale des sciences, elle a informé son « boss », Frank Press, de son intention d’écrire un livre sur les causes environnementales du cancer, mais que celui-ci lui a vivement conseillé de n’en rien faire, car « cela ruinerait sa carrière ». « Pourtant, a-t-elle expliqué, depuis qu’en 1971 le président Nixon a déclaré la guerre contre le cancer, la maladie n’a cessé de progresser. Pourquoi ? Parce que, depuis le début, nous nous battons avec les mauvaises armes, en privilégiant la recherche de traitements plutôt que la prévention. Je ne dis pas que les traitements ne sont pas importants et je suis bien placée pour le savoir, car mon père est mort d’un myélome multiple et ma mère d’un cancer de l’estomac. Mais je dis que tant qu’on ne s’attaquera pas aux polluants chimiques, aux hormones de synthèse, aux pesticides ou aux ondes, on ne pourra pas gagner la guerre contre le cancer. Pour cela, il faut avoir le courage d’affronter de puissants intérêts et les mensonges des industriels qui cachent la dangerosité de leurs produits, comme l’ont fait pendant si longtemps les fabricants de tabac. »

« Pourquoi dites-vous que l’histoire du tabac n’est pas qu’une histoire de cigarettes ?, ai-je demandé à Devra Davis après la conférence.

Parce que ce sont les fabricants de tabac qui ont écrit le scénario qui sert depuis à toute l’industrie chimique pour nier la toxicité de ses produits. Ils ont perfectionné le système mis en place par les industriels du plomb pour entretenir en permanence le doute sur le danger du tabac en ayant recours à des scientifiques grassement payés pour publier des études truquées. Ce fut une incroyable manipulation qui a permis de retarder pendant plus de cinquante ans les mesures de prévention[iii] ! »

Il est impossible de reprendre ici toutes les pièces de ce volumineux dossier, qui a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages[iv]. Je me contenterai donc d’en retracer les grandes lignes, pour me concentrer sur le « scénario » évoqué par Devra Davis, car il éclaire les méthodes utilisées par l’industrie chimique pour manipuler les agences de réglementation et l’opinion publique : s’il y a une chose que j’ai comprise au cours de ma longue enquête, c’est en effet que seul un système bien rodé et récurrent permet d’expliquer le délire chimique dans lequel l’humanité est plongée depuis un demi-siècle.

Victime précoce du tabagisme, comme beaucoup d’adolescents de ma génération, je dois reconnaître que l’histoire du tabac est à cet égard particulièrement édifiante. Son lien avec le cancer des voies respiratoires a été identifié dès 1761 par le médecin britannique John Hill[v]. Un siècle plus tard, le Français Étienne Frédéric Bouisson constatait que sur soixante-huit patients atteints d’un cancer de la bouche, soixante-trois étaient des fumeurs de pipe[vi]. Mais c’est surtout à partir des années 1930 que des études ont montré que le tabac était un puissant cancérigène. L’une d’entre elles a été réalisée par l’Argentin Angel Honorio Roffo, que j’ai déjà évoqué à propos du congrès de Bruxelles de 1936 : il avait montré les effets cancérigènes des rayons solaires, mais aussi des hydrocarbures, dont fait partie le goudron de cigarette[vii][2]. C’est ce qu’avait expliqué à Bruxelles l’épidémiologiste allemand Franz Hermann Müller, alors qu’il préparait la première étude de cas-témoins sur les effets du tabagisme. Publiée en 1939, celle-ci montra que les « très gros fumeurs » avaient seize fois plus de « chance » de mourir d’un cancer du poumon que les non-fumeurs[viii]. Elle révéla aussi que parmi les quatre-vingt-six victimes dont l’histoire avait été reconstituée, une sur trois n’avait jamais fumé mais avait été exposée à des substances toxiques, comme les poussières de plomb (dix-sept cas), le chrome, le mercure ou les amines aromatiques.

Au moment où Müller publiait son étude, l’Allemagne nazie se lançait dans la plus grande campagne antitabac de tous les temps. Ainsi que le raconte l’historien des sciences américain Robert Proctor dans son livre passionnant The Nazi War on Cancer (La guerre nazie contre le cancer), celle-ci s’inscrivait dans l’idéologie hitlérienne « de l’hygiène raciale et de la pureté aryenne du corps », pour laquelle le tabac était un « poison génétique, une cause d’infertilité, de cancer et de crises cardiaques, un gouffre pour les ressources nationales et la santé publique[ix] ». Au grand dam de Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande, qui était un grand amateur de cigares, des mesures draconiennes furent prises avec l’efficacité redoutable de l’appareil national-socialiste, comme l’interdiction de fumer dans les trains et les lieux publics ou de vendre des cigarettes aux femmes enceintes. En avril 1941, était inauguré en grande pompe à Iéna le premier institut de recherche sur les dangers du tabac (Wissenschaftliches Institut zur Erforschung der Tabakgefahren), qui pendant sa courte existence – il fut fermé à la fin de la guerre –, produisit sept études sur les conséquences de l’addiction à la nicotine. La plus importante a été publiée en 1943 par Eberhard Schairer et Erich Schöniger, qui s’inspirèrent de l’étude de cas-témoins de Franz Muller pour comparer les habitudes de vie de 195 victimes d’un cancer du poumon à celles de 700 hommes non malades. Avec des résultats sans appel : sur les 109 victimes d’un cancer du poumon pour lesquelles les familles fournirent des données satisfaisantes, seules trois étaient des non-fumeurs (certains des fumeurs avaient aussi été exposés à l’amiante ou à des agents toxiques industriels)[x].

Mais pour des raisons probablement liées au passé criminel du IIIe Reich, ce ne sont pas les études allemandes qui resteront dans les annales de la lutte contre le tabac. Cet honneur revient à celle de l’épidémiologiste britannique Richard Doll (1912-2005), dont tout indique pourtant qu’il s’est largement inspiré des travaux pionniers de ses prédécesseurs d’outre-Rhin. Robert Proctor raconte ainsi que le jeune étudiant en médecine, alors socialiste convaincu, avait assisté en 1936 à une conférence sur la radiothérapie à Francfort ; le radiologue SS Hans Holfelder y avait fait un exposé, diapositives à l’appui, montrant comment les rayons X, comparés à des « troupes d’assaut nazies », détruisaient les « cellules cancéreuses » incarnées par des Juifs[xi]. En 1950, Richard Doll publie une étude dans laquelle il montre que le risque d’avoir un cancer du poumon « augmente avec la quantité de tabac fumé » et qu’« il peut être cinquante fois plus élevé pour ceux qui fument plus de vingt-cinq cigarettes par jour[xii] ». Conduite dans vingt hôpitaux londoniens, auprès de 649 hommes et 60 femmes souffrant d’un cancer du poumon, cette enquête de cas-témoins fit de Doll l’« une des autorités prééminentes dans le domaine de la santé publique[xiii] », et lui vaudra d’être anobli par la reine en 1971 – nous verrons plus loin qu’il n’hésitera pas à mettre sa notoriété au service de l’industrie chimique, à laquelle il rendra de précieux services contre monnaie sonnante et trébuchante (voir infra, chapitre 11).

En attendant, pour les fabricants de cigarettes, rien ne va plus : entre 1950 et 1953, six études (dont celle de Richard Doll) font la une des journaux d’Amérique et d’Europe. Et puis, en 1954, c’est le coup de grâce : Cuyler Hammond et Daniel Horn, deux épidémiologistes de l’American Cancer Society (ACS), publient la première enquête prospective, fondée sur une cohorte exceptionnelle de 187 776 hommes blancs de cinquante à soixante-neuf ans ; 22 000 volontaires de l’ACS – essentiellement des femmes formées à la conduite d’entretien – ont été envoyés dans tout le pays pour interroger chaque témoin au moins deux fois, à cinq ans d’intervalle. Au terme de la période étudiée, les fumeurs présentaient une surmortalité de 52 %[xiv].

« Notre produit, c’est le doute »

Constatant que leurs ventes commencent à fléchir, les industriels du tabac s’organisent. En 1953, ils créent le Tobacco Industry Research Committee (TIRC, Comité de la recherche de l’industrie du tabac), en plaçant à sa tête… le docteur Clarence Cook Little, l’ancien directeur de l’American Cancer Society, qui avait fait la couverture de Times Magazine en 1937, avec un large sourire et une pipe à la bouche[xv]. Celui-ci s’empresse de minimiser les résultats de l’étude de ses collègues de l’ACS, en brandissant l’argument qui sera désormais le leitmotiv du TIRC : « L’origine, la nature et le développement du cancer et des maladies cardiovasculaires sont des problèmes complexes, déclare-t-il dans une interview à l’US News and World Report, c’est pourquoi il faut plus de recherche, bien conçue, patiemment exécutée et interprétée avec courage et de manière impartiale dans notre recherche de la vérité[xvi]. » « La stratégie du TIRC fut de créer le doute, m’a expliqué Devra Davis. Dorénavant, dès qu’une étude confirmera les dangers du tabac, l’institut proposera des millions de dollars aux universités pour qu’une nouvelle étude soit réalisée, évidemment sous son contrôle. L’afflux d’argent maintiendra artificiellement une illusion de débat scientifique, permettant à l’industrie de dire que la question de la dangerosité du tabac n’est toujours pas réglée, alors qu’elle l’était depuis longtemps ! »

Ce qu’affirme l’épidémiologiste américaine est confirmé par un document secret qui faisait partie d’un carton anonyme reçu par Stanton Glantz, un chercheur de l’université de Californie, en 1994. L’incroyable colis contenait des milliers de pages provenant de Brown & Williamson Tobacco Corporation. Surnommées les cigarettes papers, elles serviront de pièces à conviction dans les grands procès américains contre les fabricants de tabac. Au milieu de cette mine d’informations, il y avait une perle rédigée par l’un des dirigeants de la firme : « Notre produit, c’est le doute, dans la mesure où c’est le meilleur moyen de contrer les “faits” que le public a dans la tête. C’est aussi le moyen de créer une controverse. […] Si dans nos efforts en faveur de la cigarette, nous nous cantonnons à des faits bien documentés, nous pouvons dominer la controverse. C’est pourquoi nous recommandons d’encourager la recherche[xvii]. »

Tout est dit noir sur blanc et, de fait, l’industrie a financé de nombreuses études truquées sur le tabagisme actif et passif, tout en déployant des ressources considérables pour entretenir le doute des consommateurs. Pour cela, elle s’est appuyée sur les journaux qui ont relayé ses messages sous formes d’encarts publicitaires chèrement payés. La première initiative d’envergure date du 4 janvier 1954, lorsque 448 supports de presse, dont The New York Times, publient un pamphlet, intitulé « The Frank Statement » : « La recherche médicale récente indique que le cancer du poumon peut être dû à de nombreuses causes, proclament les cigarettiers, mais il n’y a pas de consensus parmi les autorités au sujet de la cause principale. Il n’y a pas de preuve que le fait de fumer des cigarettes soit l’une des causes. Les statistiques évoquant le lien entre la cigarette et la maladie pourraient tout aussi bien s’appliquer à d’autres aspects de la vie moderne. D’ailleurs, la validité de ces statistiques est questionnée par de nombreux scientifiques. Nous sommes convaincus que les produits que nous fabriquons ne sont pas dangereux pour la santé. Nous avons toujours et continuerons de collaborer étroitement avec ceux dont la mission est de protéger la santé publique. »

Dans le dossier qu’il a constitué pour l’un des procès contre la firme Philip Morris, où il était cité comme expert, Robert Proctor (l’auteur du livre sur La Guerre des nazis contre le cancer) explique pourquoi le « Frank Statement » constitue un texte fondateur : « D’un point de vue historique, il représente le début de l’une des plus grandes campagnes de distorsion délibérée et de tromperie que le monde ait jamais connue, écrit-il. L’industrie du tabac devint une double industrie : l’une fabriquait et vendait des cigarettes et l’autre fabriquait et distribuait le doute sur les dangers du tabac[xviii]. » Pendant plusieurs décennies, en effet, les cigarettiers répéteront à l’envi que les effets cancérigènes du tabac « ne sont pas un fait établi, mais une simple hypothèse », selon les mots d’un représentant de Brown & Williamson en 1971[xix], ou que « la relation entre l’abus du tabac et un certain nombre de maladies cardiovasculaires ou le cancer n’a jamais été scientifiquement établi », pour reprendre ceux de Pierre Millet, le directeur de la firme française Seita, en 1975[xx]. Car, bien sûr, bien qu’elle dépende de l’État, la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes a activement participé à ce que d’aucuns appellent la « conspiration[xxi] », en réclamant toujours plus de « preuves », sans qu’on ne sache jamais quelle « preuve » serait suffisante pour fermer, enfin, le dossier.

Exaspéré par leur déni perpétuel et leur mauvaise foi, Evarts Graham, l’auteur de l’une des études publiées en 1950, a pris les fabricants de tabac au pied de la lettre, en suggérant en 1954 de réaliser des expériences sur des cobayes humains : « Il faut trouver des volontaires qui acceptent qu’on leur enduise les bronches de goudron de tabac avec une fistule pulmonaire, a-t-il expliqué ironiquement dans le journal scientifique The Lancet. L’expérience doit être conduite pendant au moins vingt ou vingt-cinq ans ; les sujets doivent passer toute la période dans des salles à air conditionné, en ne sortant jamais à l’extérieur, même pas une heure, de manière à éviter qu’ils soient contaminés par la pollution atmosphérique ; à l’expiration du délai, ils devront subir une opération ou une autopsie pour qu’on puisse déterminer quels sont les résultats de l’expérience[xxii]. » La proposition provocatrice du chirurgien américain a le mérite de souligner une difficulté que j’ai déjà abordée à propos des pesticides : dans le domaine de la santé environnementale, il est impossible d’obtenir la preuve absolue qu’un produit chimique est bien la seule et unique cause d’une maladie donnée. Cependant, comme l’a dit très justement Christie Todd Whitman, l’ancien administrateur de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis : « L’absence de certitude n’est pas une raison pour ne rien faire[xxiii]. » C’est ce qu’on appelle le « principe de précaution », qui s’est affirmé comme une exigence lors de la conférence des Nations unies à Rio de Janeiro en 1992. Au moment précis où l’étau se resserrait sur les fabricants de tabac, qui, pour parer au danger, ont décidé d’appeler à la rescousse les industriels de la chimie.

La junk science, ou l’alliance sacrée des empoisonneurs

Tout a commencé par une « menace » insupportable pour Philip Morris et consorts. Une fois n’est pas coutume, celle-ci venait de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), qui a rédigé en 1992 un rapport proposant de classer le tabagisme passif comme « cancérigène pour les humains ». Pour « Big Tobacco », l’heure est grave, comme le souligne un mémorandum adressé le 17 janvier 1993 par Ellen Merlo, le vice-président de Philip Morris, à William Campbell, son président, et proposant un plan de bataille : « Notre objectif numéro un est de discréditer le rapport de l’EPA et d’obtenir de l’agence qu’elle adopte une norme pour l’évaluation toxicologique de tous les produits. Parallèlement, notre but est d’empêcher les États, les villes et les entreprises d’interdire le tabac dans les lieux publics[xxiv]. » Pour parvenir à ces fins, Campbell suggère de « former des coalitions locales pour nous aider à éduquer les médias et plus généralement le public sur les dangers de la junk science en les mettant en garde contre des mesures réglementaires prises sans estimer au préalable leurs coûts économiques et humains ».

Aussitôt dit, aussitôt fait ! Le 20 mai, le numéro un du tabac et APCO Associates, sa firme de communication, lancent une organisation, baptisée The Advancement for Sound Science Coalition (TASSC), la coalition pour le progrès de la science « saine », en opposition à ce qu’elle appelle la junk science, la science « pourrie » (comme on parle de junk food pour désigner la nourriture industrielle). On croit rêver ! Dans son acte de création, la TASSC, qui n’a vraiment pas peur du ridicule, se présente comme une « coalition à but non lucratif qui promeut l’usage de la science saine dans la prise de décision publique ». 320 000 dollars sont immédiatement débloqués pour faire connaître la coalition, par l’envoi de 20 000 lettres auprès d’hommes et femmes d’influence, politiques, journalistes ou scientifiques. Présidée officiellement par Garrey Carruthers, le gouverneur républicain de l’État de New Mexico, la TASSC prend bien garde de cacher le rôle de Philip Morris, ce qui conduit à des situations ubuesques : ainsi, lorsque Gary Huber, un professeur de médecine de l’université du Texas, qui fut consultant pour le cigarettier, a reçu la « lettre », il s’est empressé d’en informer son ancien employeur, pensant que « cela pourrait lui être utile » !

Ce que ne dit pas non plus le courrier de présentation, c’est que pour cette nouvelle opération d’intoxication, Philip Morris s’est alliée avec la Chemical Manufacturers Association (CMA), l’association américaine des industriels de la chimie qui travaillait déjà depuis deux ans sur un projet visant à promouvoir les « bonnes pratiques épidémiologiques » (dans le jargon « GEP », comme good epidemiological practices). Quand on sait de quelles manipulations sont capables tous ces fabricants de poisons, il faut vraiment se pincer pour le croire ! Mais l’affaire est plus sérieuse qu’il n’y paraît, car elle aura des répercussions importantes sur les pratiques scientifiques et renforcera la frilosité légendaire des agences de réglementation, qui seront littéralement harcelées par les représentants de la TASSC. Dans une lettre adressée à Philip Morris en 1994 par l’avocat Charles Lister (du cabinet Covington & Burling, qui défendit les cigarettiers lors des grands procès), on apprend ainsi que « les GEP sont promues en Europe par de nombreuses firmes, et particulièrement Monsanto et ICI[3] ».

Dans l’article très documenté qu’il a consacré à cette incroyable machination, Stanton Glantz (l’heureux destinataire du carton anonyme de Brown & Williamson) met en garde les « professionnels de la santé publique » : « Le mouvement pour la sound science n’est pas un effort spontané de la profession pour améliorer la qualité du travail scientifique, mais est le fruit de campagnes sophistiquées de relations publiques organisées par les responsables et juristes industriels, qui ont pour but de manipuler les références standards de la preuve scientifique pour servir les intérêts de leurs clients[xxv]. »

Revendiquant une « prétendue orthodoxie scientifique », selon les mots du toxicologue français André Cicolella, aujourd’hui porte-parole du Réseau santé environnement, et de la journaliste scientifique Dorothée Benoît Browaeys, les membres de la TASSC cherchent à faire éliminer toute étude qui les dérange, en imposant de nouveaux critères d’évaluation toxicologique des produits chimiques[xxvi]. Parmi les « quinze points » censés caractériser les « bonnes pratiques épidémiologiques », il y en a un auquel ils tiennent particulièrement : ils voudraient que toutes les études présentant des résultats avec un Odds ratio (OR) inférieur à 2 ne soient pas considérées comme « statistiquement significatives ». Comme nous l’avons vu, cela reviendrait à écarter de facto la plupart des études de cas-témoins conduites sur les pesticides, mais aussi celles sur le tabagisme passif (où l’OR est de 1,2 pour le cancer du poumon et de 1,3 pour les maladies cardiovasculaires). D’ailleurs, dans un document interne, la TASSC cite les études sur le « tabagisme passif » comme un exemple de « science malsaine (unsound), incomplète et infondée ».

De plus, les lobbyistes industriels demandent qu’aucune mesure restrictive visant un produit, voire son retrait du marché, ne puisse être prise si les résultats des expériences menées sur les animaux ne remplissent pas une condition à leurs yeux essentielle : il faut que le mécanisme d’action de la substance incriminée ait été « clairement identifié et compris et que soit validée l’extrapolation de l’animal à l’homme[xxvii] ». Pour qu’on comprenne bien les graves conséquences qu’induirait la mise en place d’une telle revendication, imaginons qu’une étude montre qu’un produit X induit des cancers du foie chez des rats. Avant de décider d’agir, il sera exigé des scientifiques qu’ils décrivent très précisément quel est le mécanisme biologique qui a conduit à ce processus de cancérisation, puis qu’ils démontrent que ledit mécanisme fonctionnera de la même manière chez les humains. Autant dire que le produit a de beaux jours devant lui…

Mais ce n’est pas tout ! Alors que ses représentants bataillent pour dicter leur loi auprès des agences de réglementation, la TASSC organise des campagnes de diffamation contre tous les scientifiques qui, malgré les pressions, continuent de faire leur travail. Leurs noms sont jetés en pâture sur un site Web <www.junkscience.com>, dirigé par Steve Milloy, une vedette (très controversée) de la chaîne Fox News, qui est aujourd’hui l’un des leaders du climato-scepticisme. Dès 1997, la liste des prétendus junks scientists comprenait plus de deux cent cinquante noms, dont plusieurs scientifiques que j’ai rencontrés pour mon enquête, comme Devra Davis.

Le mouvement contre la prétendue junk science a bien sûr des relais européens, comme l’European Science and Environmental Movement de Londres, ou en France, le blog des « imposteurs » (<http://imposteurs.over-blog.com>), qui prétend agir depuis 2007 « en défense de la science et du matérialisme scientifique contre tous les charlatanismes et les impostures intellectuelles ». Dirigé par un certain « Anton Suwalki », il semble plutôt œuvrer à « dénigrer les scientifiques et les études dont les résultats ne servent pas la cause des multinationales, indépendamment de la qualité des travaux », pour reprendre les mots de David Michaels[xxviii]. Et le nouveau directeur de l’OSHA d’ajouter : « Big Tobacco a montré la voie et aujourd’hui la production de l’incertitude est pratiquée par des secteurs entiers de l’industrie, car celle-ci a compris que le public n’est pas en mesure de distinguer entre la bonne science et la mauvaise. Créer le doute, l’incertitude et la confusion est bon pour les affaires, car cela permet de gagner du temps, beaucoup de temps. »

[1] « A model of deception », a dit Devra Devis. Le terme anglais deception, difficile à traduire en français, signifie à la fois « tromperie », « fraude », « dissimulation » et « duplicité ».

[2] Le chercheur de Buenos Aires publiait dans des revues éditées en Allemagne, le seul pays qui s’intéressait alors au tabac, car la prévalence du cancer y était la plus élevée du monde (dont 59 % pour le cancer de l’estomac et 23 % pour celui du poumon).

[3] Imperial Chemical Industries a été racheté par AkzoNobel en 2008.

[i] Le livre est sorti depuis : Devra Davis, Disconnect. The Truth about Cell Phone Radiation, what the Industry Has Done to Hide it, and How to Protect Your Family, Dutton Adult, New York, 2010.

[ii] Cette expérience a nourri son premier livre : When Smoke Ran Like Water. Tales of Environmental Deception and the Battle against Pollution, Basic Books, New York, 2002.

[iii] Entretien de l’auteure avec Devra Davis, Pittsburgh, 15 octobre 2009.

[iv] Lire notamment Gérard Dubois, Le Rideau de fumée. Les méthodes secrètes de l’industrie du tabac, Seuil, Paris, 2003.

[v] John Hill, Cautions against the Immoderate Use of Snuff, 1761, Londres, p. 27-38.

[vi] Étienne Frédéric Bouisson, Tribut à la chirurgie, Baillière, Paris, 1858-1861, vol. 1, p. 259-303.

[vii] Angel Honorio Roffo, « Der Tabak als Krebserzeugendes Agens », Deutsche Medizinische Wochenschrift, vol. 63, 1937, p. 1267-1271.

[viii] Franz Hermann Müller, « Tabakmissbrauch und Lungencarcinom », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 49, 1939, p. 57-85. Par « très gros fumeur » Franz Müller entendait quelqu’un qui fume quotidiennement « dix à quinze cigares, plus de trente-cinq cigarettes ou cinquante grammes de tabac à pipe ».

[ix] Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, Princeton University Press, Princeton, 2000 ; voir aussi Robert N. Proctor, « The Nazi war on tobacco : ideology, evidence and possible cancer consequences », Bulletin of the History of Medicine, vol. 71, n° 3, 1997, p. 435-488.

[x] Eberhard Schairer et Erich Schöniger, « Lungenkrebs und Tabakverbrauch », Zeitschrift für Krebsforschung, vol. 54, 1943, p. 261-269. Les résultats de cette étude ont été réévalués en 1995 avec des outils statistiques plus modernes ; la conclusion fut que la probabilité qu’ils soient dus au hasard était de 1 pour 10 millions (George Davey et alii, « Smoking and death », British Medical Journal, vol. 310, 1995, p. 396).

[xi] Anecdote rapportée par Richard Doll à Robert Proctor en 1997 (Robert N. Proctor, The Nazi War on Cancer, op. cit., p. 46).

[xii] Richard Doll et Bradford Hill, « Smoking and carcinoma of the lung », British Medical Journal, vol. 2, 30 septembre 1950, p. 739-748.

[xiii] Devra Davis, The Secret History of the War on Cancer, op. cit., p. 146.

[xiv] Cuyler Hammond et Daniel Horn, « The relationship between human smoking habits and death rates : a follow-up study of 187,766 men », Journal of the American Medical Association, 7 août 1954, p. 1316-1328. Les autres études sont : Ernest Wynder et Evarts Graham, « Tobacco smoking as a possible etiologic factor in bronchiogenic carcinoma », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 329-336 ; Robert Schrek et alii, « Tobacco smoking as an etiologic factor in disease. I. Cancer », Cancer Research, vol. 10, 1950, p. 49-58 ; Levin Morton et alii, « Cancer and tobacco smoking : a preliminary report », Journal of the American Medical Association, vol. 143, 1950, p. 336-338 ; Ernest Wynder et alii, « Experimental production of carcinoma with cigarette tar », Cancer Research, vol. 13, 1953, p. 855-864.

[xv] Times Magazine, 1937, n° 12.

[xvi] US News and World Report, 2 juillet 1954.

[xvii] Brown & Williamson Tobacco Corp., « Smoking and health proposal », Brown & Williamson document n° 68056, 1969, p. 1778-1786, <http://legacy.library.ucsf.edu/tid/nvs40f00>. C’est l’auteur qui souligne.

[xviii] Robert N. Proctor, « Tobacco and health. Expert witness report filed on behalf of plaintiffs in The United States of America, plaintiff, v. Philip Morris, Inc., et al., defendants », Civil Action n° 99-CV-02496 (GK) (Federal case), The Journal of Philosophy, Science & Law, vol. 4, mars 2004.

[xix] « Project Truth : the smoking/health controversy : a view from the other side (prepared for the Courier-Journal and Louisville Times) », 8 février 1971 (document de Brown & Williamson Tobacco Corp., cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 3).

[xx] Le Nouvel Observateur, 24 février 1975 (cité par Gérard Dubois, Le Rideau de fumée, op. cit., p. 290).

[xxi] Voir notamment le film de Nadia Collot, Tabac : la conspiration, 2006.

[xxii] Evarts Graham, « Remarks on the aetiology of bronchogenic carcinoma », The Lancet, vol. 263, n° 6826, 26 juin 1954, p. 1305-1308.

[xxiii] Christie Todd Whitman, « Effective policy making : the role of good science. Remarks at the National Academy of Science’s symposium on nutrient over-enrichment of coastal waters », 13 octobre 2000 (cité par David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 6).

[xxiv] Cité par Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” : tobacco, lawyers and public relations firms », American Journal of Public Health, vol. 91, n° 11, novembre 2001, p. 1749-1757 (c’est moi qui souligne). Ce document, ainsi que tous ceux que je cite dans cette section, sont accessibles sur un site ouvert par Philip Morris à la suite de sa condamnation par la justice : <www.pmdocs.com/Disclaimer.aspx>.

[xxv] Elisa Ong et Stanton Glantz, « Constructing “sound science” and “good epidemiology” », loc. cit.

[xxvi] André Cicolella et Dorothée Benoît Browaeys, Alertes santé. Experts et citoyens face aux intérêts privés, Fayard, Paris, 2005, p. 301.

[xxvii] Ibid., p. 299.

[xxviii] David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 9.

Médevieille au placard!

Le sénateur Pierre Médevieille (UDI), vice-président de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a donné une interview à La Dépêche, où il révèle les grands lignes du rapport sur « l »indépendance et l’objectivité des agences sanitaires »qui sera présenté ce jeudi, dans lequel 14 pages (sur 165) sont consacrées au glyphosate.  J’ai déjà réagi brièvement, lundi, à cet entretien dans l’Instant M de Sonia Devillers, mais je voudrais revenir plus précisément sur quatre énormités que dit le sénateur de Haute-Garonne. J’ai noté que devant la polémique que ses propos ont suscitée, le pharmacien a accusé La Dépêche de « malhonnêteté », mais l’interview ayant été enregistrée, j’ai décidé d’ignorer cette accusation.

 » Je rappelle que le glyphosate a été décrété cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de Lyon, en contradiction avec les études menées par l’ Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) dont le président a affirmé que le glyphosate a été surclassé au rang de substance cancérogène sous la pression médiatique« .

Voici ce qu’on appelle une réécriture de l’histoire! Si Roger Genêt, directeur de l’ANSES a vraiment tenu ces propos, alors j’affirme qu’il ment! En effet, lorsque, le 20 mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé, a publié son avis sur le glyphosate, personne ne s’y attendait et il n’y avait AUCUNE, mais vraiment AUCUNE « pression médiatique« ! Ce n’est que cinq jours plus tard que Stéphane Foucart, journaliste au Monde, a publié le premier d’une longue série d’articles sur l’herbicide phare de Monsanto.

« Après avoir beaucoup travaillé avec les agences scientifiques sur ce produit, j’affirme que si le glyphosate a certainement beaucoup de défauts, aucune étude scientifique ne prouve formellement sa cancérogénicité ni en France, ni en Europe, ni dans le monde ».

Ben voyons! Pour classer le glyphosate « cancérigène probable pour les humains« , les dix-sept experts du CIRC ont analysé un millier d’études sur le glyphosate publiées dans des revues scientifiques. Ils en ont retenu 250, en raison de leur qualité. Ils en ont conclu que pour certains types de cancer, comme le lymphome non-hodgkinien, les données scientifiques sur les animaux et les humains étaient suffisamment « solides » pour placer l’herbicide dans la catégorie 2A, « cancérigène probable pour les humains« . Par ailleurs, au moins deux études réalisées par un laboratoire privé pour le compte de Monsanto et transmises à l’agence de protection de l’environnement (EPA) dans le but d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché du glyphosate, montrent que la molécule est cancérigène: une étude de 1981 sur des rats montre que l’herbicide provoque des cancers des testicules et de la thyroïde; une autre de 1983 réalisée sur des souris montre qu’il provoque des cancers du rein. Les résultats de cette dernière étude étaient si troublants que l’EPA a décidé de classer le glyphosate comme « cancérigène possible pour les humains » (Groupe C) en 1985. Ce qui a provoqué l’ire de la multinationale, laquelle s’est empressée de payer un scientifique pour minimiser les résultats de cette étude. Comme par « miracle », ainsi que je l’explique dans mon livre Le Roundup face à ses juges, l’EPA a revu sa position pour finalement placer l’herbicide dans le Groupe E, malgré le désaccord de plusieurs experts de l’agence, qui ont refusé de signer l’avis.

« Je sais que des «pisseurs volontaires» saisissent les tribunaux au prétexte qu’ils ont découvert des traces de glyphosate dans leurs urines. Savent-ils, comme les magistrats, que cette molécule est ajoutée à nos lessives pour nettoyer les canalisations ? »

Alors là, le sénateur frise tout simplement le ridicule! Explication: quand le glyphosate est épandu dans les champs, une partie se dégrade en AMPA, son principal métabolite. Or, l’AMPA est aussi un métabolite des phosphonates qui, en 2004,  ont remplacé les phosphates dans la composition des lessives. Quand on retrouve de l’AMPA dans les eaux des rivières, une partie peut effectivement provenir des lessives, non pas parce qu’on « met du glyphosate dans les lessives pour nettoyer les canalisations » (!!!), mais en raison des phosphonates. Il n’en reste pas moins qu’une partie de l’AMPA retrouvé dans les rivières provient aussi du glyphosate, qui est, par ailleurs, l’un des principaux polluants des eaux de surface et souterraines (en plus de l’AMPA). Enfin, quand les « pisseurs volontaires » donnent leurs urines, pour mesurer leur degré de contamination par le glyphosate, c’est bien le glyphosate (et pas l’AMPA) qui est recherché grâce au test Elisa. Celui-ci permet de détecter de faibles taux de l’herbicide (0,05 μg par litre d’urine).

« A la question : Le glyphosate est-il cancérogène, la réponse est non ! Il est moins cancérogène que la charcuterie ou la viande rouge qui ne sont pas interdites. »

Là le sénateur UDI ne s’est pas foulé: il s’est contenté de reprendre un « élément de langage » fourni par l’agence Fleischmann-Hillard aux journalistes que je cite mot à mot: « Récemment, le CIRC a classé la viande rouge comme « probablement cancérigène » et la viande transformée (jambon, charcuterie) comme cancérigène. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas manger ces aliments. En effet, le CIRC n’a pas pris en compte les données d’exposition à ces aliments et n’a pas calculé le risque. »

Notons au passage que l' »élément de langage » contient une erreur: pour établir son avis sur les viandes rouges et transformées, le  CIRC a bien évalué le risque, sinon il n’aurait pu émettre son avis! Si, d’après notre brillant sénateur/pharmacien, tout n’est finalement qu’une question de quantité, je l’invite donc à boire un petit verre de glyphosate pour accompagner son plat de charcuterie!

Je précise que l’agence Fleischmann-Hillard est l’agence qui a fiché 200 personnalités dans le fameux « fichier Monsanto ». J’en faisais partie, avec cette mention: « Strong opponent. Made Le monde selon Monsanto ». Quelle perspicacité! Récemment un confrère d’Europe 1 m’a demandé si j’allais porter plainte contre Bayer-Monsanto. À dire vrai, j’ai plutôt envie de porter plainte contre Fleischmann-Hillard et Publicis qui gagnent de l’argent avec ce genre de (sale) boulot.

Sur quelles bases pouvez-vous affirmer cela ?

« Sur la base d’études scientifiques ! Des études menées à l’Agence européenne de sécurité alimentaire de Parme, à Bruxelles, à l’ANSES, agence la plus performante en Europe et probablement au monde ».

Le déni et l’aveuglement de l’élu de la république est impressionnant. Comme l’a révélé une ONG autrichienne, le rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) sur le glyphosate comprenait une centaine de pages qui était un copié-collé d’un document remis par Monsanto en 2012. Par ailleurs, une lettre signé par 98 scientifiques , dont l’Américain Christopher Portier, accuse l’EFSA de « fraude scientifique » dans le dossier du glyphosate.

C’est pourquoi je propose de mettre Pierre Médevieille au placard de toute urgence! Par ses propos ridicules, son incompétence flagrante, et sa mauvaise foi, le pharmacien déshonore le sénat et constitue un danger pour la démocratie. Comme ce fut le cas pour l’amiante, viendra le moment où les victimes du glyphosate se lèveront pour demander des comptes aux politiques, qui par leur incurie et leur collusion avec les empoisonneurs sont responsables de leur malheur.

 

Les « coups tordus » de Monsanto

Sans surprise, je suis dans le « fichier de Monsanto« , comprenant 200 personnalités répertoriées par l’agence de lobbying Fleishmann-Hillard.  Ma fiche comprend une appréciation laconique: « Strong opponent. Made le Monde selon Monsanto « . En d’autres termes: « indécrottable ».

Je félicite au passage l’excellent travail réalisé par mes confrères du Monde et de France 2 qui ont révélé ce nouveau « dirty trick » (coup tordu) de la multinationale américaine (aujourd’hui rachetée par Bayer). Il s’ajoute à une longue liste , dont je fais ici une brève synthèse (pour plus de détails consulter Le Monde selon Monsanto et Le Roundup face à ses juges« )

  • Utilisation de « faux scientifiques » (faked scientists) pour lancer une campagne de dénigrement contre Ignacio Chapela, un chercheur de Berkeley.
  • Utilisation  d' »auteurs fantômes » (ghostwriting) pour publier des études bidons. La technique: des cadres de Monsanto produisent une étude biaisée, montrant, par exemple, que le glyphosate n’est pas cancérigène. Il demande à un scientifique de renom de la signer, contre rémunération occulte. Cela permet d’entretenir une fausse polémique scientifique, comme l’a fait pendant des décennies l’industrie du tabac. Parfois, ça ne marche pas: en 1999, Monsanto demande au britannique James Parry d’évaluer les études internes de la firme et les études publiées dans la littérature scientifique. Le spécialiste mondial de la génotoxicité conclut que le glyphosate est « clastogène » (c’est-à-dire qu’il affecte le matériel génétique). Colère de Monsanto qui regrette de l’avoir payé et s’empresse de mettre son rapport dans un tiroir.
  • Utilisation de « paysans fantômes ». Récemment l’agence irlandaise red Flag Consulting a ouvert un site , baptisé « Agriculture et Liberté », avec la liste d’une centaine d’agriculteurs censés défendre l’usage du glyphosate. Greenpeace a révélé que le nom d’un grand nombre d’entre eux avait été usurpé.
    • Utilisation de « faux journalistes« , comme l’obscur Science Media Center de Londres, qui a recours aux interviews d’ hommes de paille, comme Bruce Chassis, professeur émérite de l’Université de l’Illinois, pour discréditer le Pr. Gilles-Éric Séralini. Les « interviews » sont relayés dans des médias, comme Forbes ou des chaînes de télévision.
  • Collusion avec les agences de réglementation, comme l’agence de protection de l’environnement des Etats-Unis (EPA). Les « Monsanto papers » ont révélé que Jess Rowland , qui dirigeait le processus de révision du glyphosate au sein de l’EPA, était en liaison constante avec Monsanto. En 2013, la toxicologue Marion Copley  accuse ainsi son chef d’« intimider le personnel » afin de « modifier les rapports pour qu’ils soient favorables à l’industrie » et assure que « la recherche sur le glyphosate montre qu’il devrait être classé comme cancérigène probable pour les humains« .
  • Manipulation (ou conspiration?) de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui n’hésite pas à faire un copié-collé d’un document remis par Monsanto, pour établir son « rapport », concluant que le glyphosate n’est pas cancérigène pour les humains. Ce rapport a servi à justifier la prolongation de l’autorisation de mise sur le marché de l’herbicide.
  • Occultation de données internes dérangeantes. En 1983, une étude réalisée par BioDynamics, un laboratoire privé payé par Monsanto, montre que des souris exposées à du glyphosate développent un cancer des reins. L’EPA décide donc de classer la molécule comme « cancérigène possible » (Classe C). Monsanto demande à un « scientifique » de prouver que c’est faux. L’EPA finit par se déjuger, en passant le glyphosate en Classe E (non cancérigène). L’étude « disparaît » car Monsanto obtient qu’elle soit couverte par le « secret commercial« . Même choses pour une étude de 1981, montrant que des rats ont développé un cancer des testicules et de la thyroïde.
  • Utilisation de « trolls », comme André Heitz, alias « Wackes Seppi » qui harcèlent les « opposants » sur des sites internet, en relayant de fausses informations ou des « arguments » fournis par Monsanto.
  • Etc, etc,

 

 

Un Prix littéraire partagé par deux « bêtes noires » de Monsanto!

Vendredi 14 décembre, Nicolas Hulot me remettra le Prix Littéraire des Droits de l’Homme pour mon livre Le Roundup face à ses juges, que je partagerai avec Paul François, co-auteur (avec Anne-Laure Barret) du livre Un paysan contre Monsanto.

Quel joli « hasard »! Je rappelle que c’est Nicolas Hulot qui avait préfacé mon livre Le monde selon Monsanto. C’est aussi à l’occasion d’une projection du film éponyme, à Ruffec, en avril 2008, que j’ai rencontré pour la première fois Paul François, qui ne savait à l’époque à quel saint se vouer, tant son intoxication au Lasso (un herbicide de Monsanto) ne suscitait que … l’indifférence générale.  Peu après, Paul m’avait rendu visite dans mon domicile francilien, avec son gros dossier sous le bras. Après avoir épluché tous les documents, pendant deux mois, j’avais décidé que le drame qu’avait vécu l’agriculteur charentais ouvrirait mon film et mon livre Notre poison quotidien. C’est ainsi que Paul a participé à la projection à la presse du documentaire, organisée au siège d’ARTE, en janvier 2011. 80 journalistes étaient présents, ainsi que le rappelle cette petite vidéo… souvenir.

Je salue le courage et la détermination de Paul  et de sa femme Sylvie, disparue tragiquement récemment, ainsi que de ses deux filles qui n’ont cessé de se battre pour que les  agriculteurs cessent d’être empoisonnés par des produits chimiques hautement toxiques. Pour leur rendre hommage, je mets en ligne un extrait du chapitre que j’avais consacré à leur combat dans Notre poison quotidien. J’y notais déjà que Paul et moi-même représentions, sans l’ombre d’un doute, les « deux bêtes noires » de Monsanto!

L’appel de Ruffec

« Pourquoi cette rencontre aujourd’hui ? Ça fait quinze ans que nous travaillons sur les pollutions chimiques, notamment sur les pollutions liées aux pesticides, et ça fait quinze ans que nous voyons partout dans les campagnes de France des agriculteurs qui sont malades ou qui nous disent qu’ils ont des collègues malades. Le but de cette journée est que vous puissiez vous exprimer et puis aussi trouver un certain nombre de réponses à des questions que vous vous posez en termes de toxicologie, médicaux ou bien légaux, car nous avons ici des experts qui sont à votre disposition. »

C’est par ces mots que François Veillerette, le président et fondateur du MDRGF, a ouvert la réunion exceptionnelle du 17 janvier 2010 qui se clôturera par l’« appel de Ruffec ». Installé depuis vingt-cinq ans dans l’Oise – une région d’agriculture intensive où se développa sa fibre écologiste –, cet enseignant, qui présida Greenpeace France de 2003 à 2006 avant d’être élu vice-président de la région Picardie sur la liste d’Europe Écologie, est l’un des meilleurs connaisseurs français du dossier des pesticides. Son livre Pesticides, le piège se referme[i] est une mine de références scientifiques que j’ai soigneusement épluchées avant de me lancer dans mon enquête.

Parmi les « experts » qu’il avait conviés à Ruffec, il y avait André Picot, un chimiste qui travailla chez le géant de la pharmacie Roussel-Uclaf avant de rejoindre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Réputé pour son indépendance courageuse, dans un milieu où les connivences avec l’industrie sont fréquentes, il claqua en 2002 la porte de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA)[1], car il était en désaccord avec les pratiques de l’institution pour traiter les dossiers sensibles. Il y avait aussi Genon Jensen, directrice de l’Alliance santé environnement (Health and Environmental Alliance, HEAL), une ONG basée à Bruxelles qui coordonne un réseau de soixante-cinq associations européennes, dont le MDRGF, et qui a lancé en novembre 2008 une campagne intitulée « Pesticides et cancers », soutenue par l’Union européenne. Il y avait enfin Me Stéphane Cottineau, l’avocat du MRDGF, et Me François Lafforgue, l’un des conseils de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) ainsi que de l’Association des vétérans des essais nucléaires ou de celle des victimes de la catastrophe de l’usine d’AZF, à Toulouse.

Me Lafforgue est aussi l’avocat de Paul François, un agriculteur qui souffre de graves troubles chroniques provoqués par une intoxication aiguë accidentelle en 2004 et qui est devenu la figure de proue du Réseau pour défendre les victimes des pesticides, créé en juin 2009 par le MDRGF[ii]. Exploitant une ferme à Bernac, à quelques kilomètres de Ruffec, c’est lui qui avait suggéré d’organiser la rencontre sur ses terres, car son histoire est devenue le symbole du drame qui déchire de nombreuses familles de paysans un peu partout en France. Et tout naturellement, c’est à lui que François Veillerette a demandé d’ouvrir la séance des témoignages, tandis qu’un silence religieux s’abattait sur la salle de l’hôtel de l’Escargot, situé en périphérie de Ruffec, au milieu des champs de maïs.

Assis en cercle, comme dans un groupe de parole, les agriculteurs et leurs épouses avaient fait, pour certains, plusieurs centaines de kilomètres pour rejoindre la petite commune de Charente, malgré la maladie qui les minait. Comme Jean-Michel Desdion, originaire du Centre, atteint d’un myélome, un cancer de la moelle, ou Dominique Marshall, venu des Vosges, soigné pour un syndrome myélo-prolifératif, une sorte de leucémie ; ou encore Gérard Vendée, un agriculteur du Cher souffrant de la maladie de Parkinson ; ou enfin Jean-Marie Bony, qui travaillait dans une coopérative agricole du Languedoc-Roussillon, jusqu’à ce qu’on lui diagnostique un lymphome non hodgkinien. Comme nous le verrons, l’affection de certains d’entre eux avait été reconnue comme maladie professionnelle par la Mutualité sociale agricole, après une longue bataille, d’autres étaient en cours de reconnaissance (voir infra, chapitre 3).

Connaissant la pudeur de ces hommes et de ces femmes, durs à la tâche et peu enclins à se plaindre hors du cercle familial, je mesurais sans mal l’effort consenti pour participer à l’« appel de Ruffec », adressé aux pouvoirs publics pour qu’ils retirent du marché au plus vite les pesticides dangereux pour la santé et l’environnement, mais aussi aux agriculteurs, pour qu’ils cessent de vivre comme une fatalité les pathologies qui les affligent, en saisissant éventuellement la justice.

« Je suis heureux que vous soyez venus, a dit Paul François, visiblement ému, car je sais que cela n’est pas facile. Les maladies causées par les pesticides sont un sujet tabou. Mais il est temps que nous rompions le silence. C’est vrai que nous avons une part de responsabilité dans la pollution qui contamine l’eau, l’air et les aliments, mais il ne faut pas oublier que nous utilisons des produits homologués par les pouvoirs publics et que nous sommes aussi les premières victimes… »

Victime d’une intoxication aiguë, par l’herbicide « Lasso » de Monsanto

Ce n’est pas la première que je rencontrais Paul François. En avril 2008, j’avais participé à une projection de mon film Le Monde selon Monsanto, à la demande d’une association de Ruffec présidée par Yves Manguy, un ancien de la JAC qui avait bien connu mon père et qui fut le premier porte-parole de la Confédération paysanne, à sa création en 1987[2]. Près de cinq cents personnes s’étaient pressées dans la salle des fêtes de la commune, et la soirée s’était terminée par une séance de signature de mon livre. Un homme s’était approché en demandant à me parler. C’était Paul François, quarante-quatre ans à l’époque, qui, au milieu de la cohue, avait commencé à me raconter son histoire. Encouragée par Yves Manguy, qui m’avait fait comprendre que son affaire était sérieuse, j’avais invité l’agriculteur à me rendre visite à mon domicile de la région parisienne, dès qu’il « monterait » sur la capitale. Il avait débarqué, quelques semaines plus tard, un énorme dossier sous le bras et nous avions passé la journée à le décortiquer ensemble.

Installé sur une ferme de 240 hectares où il cultivait du blé, du maïs et du colza, Paul François avait avoué, avec un sourire contrit, qu’il avait été le « prototype de l’agriculteur conventionnel ». Entendez : un adepte de l’agriculture chimique, qui utilisait sans état d’âme les multiples molécules – herbicides, insecticides et fongicides – recommandées par sa coopérative pour le traitement des céréales. Jusqu’à ce jour ensoleillé d’avril 2004 où sa « vie a basculé[iii] », après un accident grave dû à ce que les toxicologues appellent une « intoxication aiguë » (poisoning en anglais), un empoisonnement provoqué par l’inhalation d’une grande quantité de pesticide.

Le céréalier venait de pulvériser sur ses champs de maïs du Lasso, un herbicide fabriqué par la multinationale américaine Monsanto. Dans une publicité télévisée de la firme vantant les mérites du désherbant, on voit un agriculteur d’une quarantaine d’années, casquette vissée sur la tête, qui, après avoir énuméré les mauvaises herbes « polluant » ses champs, conclut, regard fixé sur la caméra : « Ma réponse, c’est le contrôle chimique des mauvaises herbes. S’il est bien utilisé, personne n’est affecté, sauf les mauvaises herbes. » Ce genre de spot était monnaie courante aux États-Unis dans les années 1970, quand les industriels de la chimie n’hésitaient pas à recourir au petit écran pour convaincre les agriculteurs, mais aussi les consommateurs, de l’utilité de leurs produits pour le bien de tous.

Après l’épandage, Paul François avait vaqué à d’autres occupations, puis était revenu quelques heures plus tard pour vérifier que la cuve de son pulvérisateur avait bien été rincée par le système de nettoyage automatique. Contrairement à ce qu’il pensait, la cuve n’était pas vide mais contenait des résidus de Lasso, et notamment de monochlorobenzène, encore appelé « chlorobenzène », le principal solvant de la formulation. Chauffé par le soleil, celui-ci s’était transformé en gaz, dont les vapeurs ont assailli l’agriculteur. « J’ai été saisi de violentes nausées et de bouffées de chaleur, m’a-t-il expliqué. J’ai aussitôt prévenu ma femme, infirmière, qui m’a conduit aux urgences de Ruffec, en prenant soin d’emporter l’étiquette du Lasso. J’ai perdu connaissance en arrivant à l’hôpital, où je suis resté quatre jours en crachant du sang, avec de terribles maux de tête, des troubles de la mémoire, de la parole et de l’équilibre. »

Première (étrange) anomalie – et nous verrons que le dossier de Paul François en est truffé –, contacté par le médecin urgentiste de Ruffec, qui avait pris connaissance du produit inhalé, le centre antipoison de Bordeaux a déconseillé par deux fois de réaliser des prélèvements sanguins et urinaires, qui auraient permis de mesurer le niveau de l’intoxication en détectant les traces de la matière active[3] du Lasso, l’alachlore, ainsi que du chlorophénol, le principal métabolite – c’est-à-dire le produit de sa dégradation par l’organisme – du chlorobenzène. L’absence de ces prélèvements fera cruellement défaut quand l’agriculteur portera plainte contre la célèbre multinationale de Saint Louis (Missouri). Mais nous n’en sommes pas encore là…

Après son hospitalisation, Paul François est en arrêt de travail pendant cinq semaines, pendant lesquelles il souffre de bégaiements et de périodes d’amnésie plus ou moins longues. Puis, malgré un « profond état de fatigue », il décide de « reprendre le boulot ». Au début du mois de novembre 2004, soit plus de six mois après son accident, il est frappé d’un « moment d’absence » : alors qu’il conduit sa moissonneuse-batteuse, il quitte brutalement le champ où il est en train de récolter, pour traverser un chemin. « J’étais totalement inconscient, raconte-t-il aujourd’hui. J’aurais très bien pu foncer sur un arbre ou dans un fossé. » Pensant qu’il s’agit des séquelles de l’intoxication d’avril, son médecin traitant contacte le centre antipoison d’Angers, lequel, comme son homologue de Bordeaux, refuse de l’examiner et de faire des prélèvements sanguins et urinaires…

En 2007, lorsque Me Laforgue, l’avocat de Paul François, sollicitera le professeur Jean-François Narbonne, directeur du groupe de toxicologie biochimique de l’université de Bordeaux et expert auprès d’institutions comme l’AFSSA, pour établir un rapport, celui-ci ne mâchera pas ses mots : « Il faut insister ici sur le comportement aberrant des centres antipoisons français qui, contre toute logique scientifique, ont à plusieurs reprises déconseillé de réaliser des mesures de biomarqueurs d’exposition, malgré les demandes réitérées de la famille de Paul François, écrit-il le 20 janvier 2008. Ces absences ahurissantes sont incompréhensibles pour un toxicologue et laissent la porte ouverte à toutes les hypothèses, allant de l’incompétence grave à une volonté délibérée de ne pas fournir de preuves pouvant impliquer un produit commercialisé et éventuellement la firme productrice. […] Cette faute grave justifie des suites judiciaires. »

Pourtant, s’ils avaient fait leur travail, en respectant leur mission de santé publique, les toxicologues des centres antipoisons de Bordeaux et d’Angers auraient pu sans mal consulter les fiches techniques du Lasso, dont la première « autorisation de mise sur le marché » a été accordée en France à Monsanto le 1er décembre 1968. Ils auraient pu constater que l’herbicide est constitué d’une matière active, l’alachlore, à hauteur de 43 %, et de plusieurs adjuvants, encore appelés « matières inertes », dont le chlorobenzène utilisé comme solvant, qui représente 50 % du produit. Cette substance a bien été déclarée par Monsanto au moment de sa demande d’homologation du Lasso, mais elle ne figure pas sur l’étiquette des bidons vendus aux agriculteurs. Et si on additionne les pourcentages attribués à l’alachlore et au chlorobenzène, le compte n’y est pas : les 7 % restants sont couverts par le « secret commercial », les fabricants n’étant pas tenus de communiquer aux agences de réglementation l’identité des adjuvants qui entrent à moins de 7 % dans la formulation de leurs produits…

En révisant la fiche du chlorobenzène établie par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), les responsables des centres antipoisons auraient en tout cas pu lire que cet « intermédiaire de synthèse organique » utilisé pour la « fabrication de colorants et de pesticides », est « nocif par inhalation » et « entraîne des effets néfastes à long terme ». De plus, il « se concentre dans le foie, les reins, les poumons et, surtout, le tissu adipeux. […] L’inhalation de vapeurs provoque une irritation oculaire et des voies respiratoires lors d’expositions de l’ordre de 200 ppm (930 mg/m3). À forte dose, on peut observer une atteinte neurologique associant somnolence, manque de coordination, dépression du système nerveux central puis troubles de conscience ». Enfin, les experts de l’INRS recommandent d’effectuer un « dosage du 4-chlorocatéchol et du 4-chlorophénol dans les urines », les deux métabolites du chlorobenzène, « pour la surveillance biologique des sujets exposés ». Précisément ce que les deux centres antipoisons consultés ont refusé de faire ! À noter, enfin, que le solvant est inscrit au tableau n° 9 des maladies professionnelles du régime général de la Sécurité sociale, parce qu’il peut entraîner des accidents nerveux aigus.

Quant à l’alachlore, la molécule active du Lasso qui lui confère sa fonction herbicide, un document de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Food and Agriculture Organization (FAO), datant de 1996, note que chez des « rats exposés à des doses létales » la mort est précédée « de production de salive, de tremblements, d’un effondrement et de coma[iv] ». S’agissant de l’étiquetage des bidons, les organisations onusiennes recommandent de préciser que le produit est un « cancérigène possible pour les humains » et que les utilisateurs doivent porter une « combinaison de protection, des gants et un masque » au moment des manipulations. Enfin, elles précisent que bien qu’« aucun cas n’ait été rapporté », les « symptômes d’une intoxication aiguë seraient probablement des maux de tête, nausées, vomissement et vertige. Une intoxication grave peut produire des convulsions et le coma ». C’est pour toutes ces raisons que le Canada a interdit l’usage du Lasso dès le 31 décembre 1985, suivi par l’Union européenne en… 2007[4].

En France, un document du ministère de l’Agriculture annonce début 2007 que le « retrait définitif » de l’herbicide est prévu pour le 23 avril 2007, mais qu’un « délai de distribution » a été accordé jusqu’au 31 décembre et que le « délai d’utilisation » a été fixé, lui, au 18 juin 2008 ! Histoire de laisser Monsanto et les coopératives agricoles écouler tranquillement leurs stocks, ainsi que le prouve un article de l’hebdomadaire Le Syndicat agricole qui annonce, le 19 avril 2007, plusieurs « retraits programmés » de pesticides, dont ceux à base d’alachlore, comme le Lasso, l’Indiana et l’Arizona. « Cependant, précise le journal, comme le prévoit la directive européenne 91/414, les États membres peuvent disposer d’un délai de grâce permettant de supprimer, d’écouler et d’utiliser les stocks existants[v]. »

Il est intéressant de souligner que l’article n’explique à aucun moment pourquoi l’Union européenne a décidé de « suspendre les autorisations de mise sur le marché », c’est-à-dire en termes clairs d’interdire les herbicides de Monsanto, dont la substance active s’est révélée cancérigène dans des études conduites sur des rongeurs. Tout se passe comme si les préoccupations agronomiques passaient au-dessus des préoccupations sanitaires, alors que, faut-il le rappeler, si les herbicides sont retirés de la vente, c’est qu’ils mettent en danger la santé de leurs utilisateurs, en l’occurrence des lecteurs du Syndicat agricole !

Le combat de Paul François

Pour Paul François, l’accident du travail tourne au cauchemar. Le 29 novembre 2004, il tombe brutalement dans le coma à son domicile et ce sont ses deux filles, alors âgées de neuf et treize ans, qui donnent l’alerte. Il est hospitalisé au CHU de Poitiers pendant plusieurs semaines. Dans un bilan de santé, établi le 25 janvier 2005, le médecin du service des urgences décrit un « état de conscience extrêmement altérée », le patient « ne répond pas aux ordres simples », « l’électroencéphalogramme […] montre une activité aiguë, lente, subintrante pouvant faire penser à un état de mal épileptique ». Le même jour, un neurologue note : « Il persiste des troubles d’élocution (dysarthrie) et amnésie. »

S’ensuivent sept mois rythmés par les hospitalisations, dont soixante-trois jours à l’hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière, les transferts de service en service et les comas à répétition. Curieusement, les différents spécialistes consultés s’acharnent à ignorer, dans un bel ensemble, l’origine des troubles de l’agriculteur : son empoisonnement au Lasso. Dépression, maladie mentale, épilepsie, différentes hypothèses sont tour à tour étudiées, à grand renfort d’examens. Paul François enchaîne les scanners, les encéphalogrammes et subit même une évaluation psychiatrique, mais finalement toutes ces pistes sont écartées.

Las de ces atermoiements et poussé par sa femme, Paul François contacte l’Association toxicologie-chimie, présidée par le professeur André Picot, l’un des experts de la rencontre de Ruffec. Celui-ci lui conseille de faire analyser le Lasso, pour savoir quelle est la composition exacte de l’herbicide et, notamment, quels sont les produits couverts par le secret commercial, ceux que Monsanto n’a pas été tenu de déclarer car ils entrent à moins de 7 % dans la formulation. Confiée à un laboratoire spécialisé, l’analyse révèlera que l’herbicide contient 0,2 % de chlorométhylester de l’acide acétique, un additif issu d’un produit extrêmement toxique, le chloroacétate de méthyle, capable de provoquer par inhalation ou par contact cutané l’asphyxie cellulaire[5].

Quand, au cours de mon enquête, j’essaierai de comprendre comment était justifiée cette incroyable règle qui consiste à autoriser les fabricants de pesticides à mettre n’importe quelle substance dans leur produit, aussi toxique soit-elle, au motif qu’elle ne dépasse pas 7 % de la formulation, je n’obtiendrai aucune réponse des représentants des agences de réglementation, et notamment de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). J’en conclus que cette clause aberrante est un cadeau fait aux industriels, dont l’objectif est de favoriser leurs intérêts au détriment de ceux des usagers, en l’occurrence ici des agriculteurs.

Désireux de comprendre l’origine de ses troubles neurologiques, pour éventuellement mieux les soigner, Paul François demande au directeur adjoint de la coopérative qui lui a fourni le Lasso de prendre contact avec Monsanto. Celui-ci l’informe qu’il a déjà signalé l’accident à la filiale française de la multinationale, installée dans la banlieue de Lyon, mais que celle-ci n’a pas donné suite. « J’étais très naïf, dit aujourd’hui Paul François. Je pensais que Monsanto allait collaborer pour m’aider à trouver une solution à mes problèmes de santé. Mais il n’en fut rien ! » Finalement, grâce à la ténacité du représentant de la coopérative, un premier échange téléphonique a lieu entre Sylvie François, l’épouse de Paul, et le docteur John Jackson, un ancien salarié de Monsanto devenu consultant de la firme en Europe. « Ma femme a été très choquée, commente l’agriculteur, car après avoir affirmé qu’il ne connaissait pas d’antécédents d’intoxication au Lasso, il a proposé une compensation financière, en échange de l’engagement d’abandonner toute poursuite contre la firme. » Toujours les bonnes vieilles pratiques que j’ai longuement décrites dans mon livre Le Monde selon Monsanto, consistant à acheter le silence des victimes, voire à les intimider, pour que le business puisse continuer, quel qu’en soit le prix sanitaire ou environnemental.

Devant l’insistance de Sylvie François, le bon docteur Jackson accepte d’organiser un rendez-vous téléphonique avec le docteur Daniel Goldstein, en charge du département de toxicologie au siège de la firme, à Saint Louis, dans le Missouri. Ne parlant pas anglais, Paul François demande à un ami, chef d’entreprise de conduire l’entretien. À l’instar de son collègue d’Europe, l’Américain commence par proposer une indemnisation financière. « Nous avions vraiment l’impression que mes problèmes de santé ne lui importaient guère, raconte Paul François. Il est même allé jusqu’à nier la présence de chlorométhylester de l’acide acétique dans la formulation du Lasso ! Mais quand nous lui avons proposé de lui envoyer le résultat de l’analyse, effectuée sur deux échantillons de Lasso, fabriqué à deux ans d’intervalle, il a changé de stratégie en disant que la présence de la molécule devait être due à un processus de dégradation de l’herbicide. Si c’est le cas, il est curieux que le taux soit exactement le même dans les deux échantillons ! » En clair : pour le représentant de Monsanto, le chlorométhylester de l’acide acétique serait le résultat d’une réaction chimique accidentelle provoquée par le vieillissement de l’herbicide. « “C’est de la mauvaise foi”, commente André Picot, qui estime que le “chloro­acétate était utilisé pour son pouvoir énergisant afin d’augmenter l’activité du désherbant”[vi]. »

La « bête noire de Monsanto »

C’est ainsi que Paul François devient « l’une des bêtes noires de Monsanto », pour reprendre l’expression de La Charente libre. Une caractéristique qu’assurément nous partageons ! Mais, très vite, il devient aussi « un cas d’école et de polémique pour les scientifiques et toxicologues[vii] ». En effet, constatant l’aggravation de l’état neurologique du céréalier, l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière décide de réaliser les prélèvements urinaires que les centres antipoison n’avaient pas jugés bon de recommander. Effectués le 23 février 2005, soit dix mois après l’accident initial, ceux-ci révèlent, contre toute attente, un pic d’excrétion du chlorophénol, le principal métabolite du chlorobenzène, ainsi que des produits de dégradation de l’alachlore. Tout indique qu’une partie de l’herbicide a été stockée dans l’organisme, notamment les tissus adipeux, de Paul François, et que le relargage progressif dans le sang est à l’origine des comas et troubles neurologiques graves qui l’assaillent régulièrement.

Mais au lieu de se rendre à l’évidence et d’agir en conséquence, les « spécialistes », avec en tête les toxicologues des centres antipoison, maintiennent que c’est impossible. Pour justifier leur déni, ils invoquent le fait que la durée de vie du chlorophénol ou du monochlorobenzène dans le corps ne peut dépasser trois jours et qu’en aucun cas on ne peut retrouver trace de ces molécules au-delà de ce délai. Une explication toute théorique basée sur les données toxicologiques fournies par les fabricants, dont nous verrons qu’elles sont bien souvent sujettes à caution (voir infra, chapitre 5).

Si l’on prend l’exemple de la fiche technique établie par l’INRS pour le chlorobenzène, qui repose bien évidemment sur les études communiquées par les industriels, on constate que les données concernant l’élimination de la substance par l’organisme, après l’administration orale d’une dose relativement élevée (500 mg/kg de poids corporel, deux fois par jour, pendant quatre jours) ont été obtenues à partir d’une expérience menée sur le lapin. Le rongeur est certes un mammifère avec lequel nous partageons un certain nombre de caractéristiques, mais de là à conclure, les yeux fermés, que les mécanismes d’excrétion constatés chez la pauvre bête sont extrapolables à l’homme, c’est un pas un peu vite franchi ! Surtout quand cet argument sert à nier le lien entre une intoxication humaine aiguë par inhalation et ses effets neurologiques à long terme.

Pour l’homme, les seules données disponibles concernent des prélèvements effectués « en sortie de poste » sur des ouvriers travaillant dans des usines fabricant du chlorobenzène (ou l’utilisant, la fiche ne le précise pas). « Chez l’homme, écrivent ainsi les experts de l’INRS, le 4-chlorocatéchol et le 4-chlorophénol apparaissent dans les urines rapidement après le début de l’exposition, avec un pic d’élimination atteint à la fin de l’exposition (vers la huitième heure). L’élimination urinaire est biphasique : les demi-vies du 4-chlorocatéchol sont de 2,2 heures et de 17,3 heures pour chaque phase respectivement, celles du 4-chlorophénol sont de 3 heures et de 12,2 heures. L’excrétion du 4-chlorocatéchol est environ trois fois plus importante que celle du 4-chlorophénol. » Il faut bien admettre que la fiche est laconique : elle ne dit pas quel fut le degré de l’exposition des ouvriers, mais on peut subodorer qu’il fut inférieur au « gazage », pour reprendre le terme du professeur André Picot, subi par Paul François, car dans le cas contraire, ils auraient fini à l’hôpital ! Elle ne dit pas non plus si le mécanisme d’excrétion constaté concerne tout ou partie des métabolites, dont, par ailleurs, l’INRS précise qu’ils ont tendance à « se concentrer dans les tissus adipeux ».

Tout cela ressemblerait fort à une bataille de spécialistes, somme toute assez ennuyeuse, s’il n’était la conclusion honteuse – et je pèse mes mots – tirée par les brillants toxicologues de trois centres antipoison français : si on a retrouvé les métabolites du chlorobenzène et de l’alachlore dans les urines, et même les cheveux de Paul François, en février puis en mai 2005, c’est qu’il avait inhalé du Lasso quelques jours plus tôt !

« La première fois que j’ai entendu cet argument, je me suis passablement énervé, raconte l’agriculteur. C’était dans la bouche du docteur Daniel Poisot, le chef de service du centre antipoison de Bordeaux. En clair, il m’accusait de me shooter au Lasso ! Quand je lui ai fait remarquer que le premier prélèvement urinaire a été effectué au milieu d’une longue hospitalisation à La Pitié-Salpêtrière, rendant difficile un contact avec l’herbicide, il a répondu que rien ne m’empêchait de cacher une fiole dans ma chambre d’hôpital ! J’étais tellement sidéré que j’ai fait une remarque sur les liens entre certains toxicologues et l’industrie chimique. Il a ri, en disant que c’était de la fiction et que de toute façon les firmes étaient là pour fabriquer des produits sains et non pour mettre la planète en danger et encore moins les hommes. »

L’argument de la toxicomanie supposée de Paul François a aussi été évoqué par le docteur Patrick Harry, le responsable du centre antipoison d’Angers, lors d’une conversation téléphonique avec Sylvie François, ainsi qu’il ressort du témoignage qu’elle a rédigé pour le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême : « Il m’a dit froidement que les résultats d’analyse ne s’expliquaient que par une inhalation volontaire du produit. »

Quant au docteur Robert Garnier, chef de service du centre antipoison et de toxicovigilance de Paris, il n’a certes pas évoqué ouvertement la possibilité d’une « inhalation volontaire », préférant psychiatriser les troubles de Paul François. « Le monochlorobenzène peut expliquer l’accident initial et les troubles observés pendant les heures, voire les jours suivants, mais il n’est pas directement à l’origine des troubles qui sont survenus au cours des semaines et des mois ultérieurs, affirme-t-il dans un courrier au docteur Annette Le Toux, le 1er juin 2005. Son intoxication aiguë a suffisamment inquiété cet exploitant agricole pour qu’il craigne d’être durablement intoxiqué ; la répétition des malaises pourrait être la somatisation de cette anxiété. » Dans sa réponse, quinze jours plus tard, le médecin de la Mutualité sociale agricole (MSA) rappelle que les « troubles » sont des « pertes de connaissance complète » et que le bilan « exclut l’origine psychiatrique des malaises notés ». Puis, manifestement gênée aux entournures, elle ajoute qu’il manque un « fil conducteur » dans ce dossier.

Et pour cause : tous les toxicologues consultés se sont obstinés à nier les effets chroniques du Lasso et de ses composants pour dédouaner le poison de Monsanto ! Pourquoi ? Nous verrons ultérieurement qu’un certain nombre de toxicologues et chimistes gardent des liens très étroits avec l’industrie chimique, y compris – et c’est là que le bât blesse – quand ils occupent des fonctions dans des institutions publiques, comme ici les centres antipoison. Parfois, il s’agit de véritables conflits d’intérêt que les intéressés se gardent bien de rendre publics ; parfois aussi, il s’agit tout simplement d’une « relation incestueuse » due au fait que ces scientifiques spécialisés dans la chimie ou la toxicologie sont « issus d’une même famille », pour reprendre les termes de Ned Groth, un expert environnemental que j’ai rencontré aux États-Unis (voir infra, chapitres 12 et 13).

Cette consanguinité chronique est clairement illustrée par l’exemple du docteur Robert Garnier, le responsable du centre antipoison de Paris. Lors de sa visite à mon domicile, Paul François m’avait montré un document qu’il avait imprimé à partir du site Web de Medichem, dont j’ai gardé une copie[viii]. Cette « association scientifique internationale », qui s’intéresse exclusivement à « la santé liée au travail et à l’environnement dans la production et l’usage de produits chimiques », a été créée en 1972 par le docteur Alfred Thiess, l’ancien directeur médical de la firme chimique allemande BASF. Parmi ses soutiens, on compte certaines des plus grandes entreprises mondiales de la chimie, dont la plupart ont un passé – et un présent – de pollueurs avérés.

Chaque année, Medichem organise un colloque international. En 2004, celui-ci s’est tenu à Paris, sous la présidence du docteur… Robert Garnier, qui faisait alors partie du conseil d’administration de l’association, aux côtés, par exemple, du docteur Michael Nasterlack, un cadre de BASF occupant la fonction de secrétaire. Dans la liste des participants au colloque, figurait le docteur… Daniel Goldstein, le toxicologue en chef de Monsanto, celui-là même qui a proposé une transaction financière à Paul François contre l’abandon d’éventuelles poursuites ! Lors d’une rencontre avec le docteur Garnier, l’agriculteur de Ruffec lui avait demandé s’il connaissait son collègue de la firme de Saint Louis, ce que le responsable du centre antipoison de Paris avait nié. Toujours est-il qu’au moment d’écrire ce livre, je n’ai pas retrouvé sur le Web le document que m’avait remis Paul François, car il a tout simplement disparu…

En procès contre la MSA et Monsanto

« À dire vrai, mon affaire m’a fait perdre ma naïveté, soupire l’agriculteur, et voilà comment, pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé devant les tribunaux. » Devant le refus de la Mutualité sociale agricole et de l’AAEXA – l’organisme dépendant de la MSA qui prend en charge les accidents du travail – de reconnaître ses graves problèmes de santé comme une maladie professionnelle, Paul François décide de saisir le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême.

Le 3 novembre 2008, le TASS lui donne raison, en affirmant que « sa rechute déclarée le 29 novembre 2004 est directement liée à l’accident du travail dont il a été victime le 27 avril 2004 et qu’elle doit être prise en charge au titre de la législation professionnelle ». Dans son jugement, le tribunal se réfère au rapport du professeur Jean-François Narbonne, que j’ai précédemment cité, qui note que les troubles sont dus au « stockage massif des substances dans les tissus adipeux et/ou [au] blocage persistant des activités de métabolisation ». En d’autres termes : devant le niveau extrêmement élevé de l’empoisonnement, les fonctions de métabolisation des substances toxiques se sont bloquées, entraînant un stockage de ces dernières dans l’organisme. « Bien qu’exceptionnelle, cette hypothèse est tout à fait plausible », commente André Picot. Un avis que partage le professeur Gérard Lachâtre, expert au service de pharmacologie et de toxicologie du CHU de Limoges, l’unique spécialiste à avoir envisagé un lien entre les troubles neurologiques récurrents de Paul François et son « gazage » au lasso.

Pour l’agriculteur de Ruffec, la décision du TASS d’Angoulême constitue une première victoire. Mais il ne s’arrête pas là : il porte plainte contre Monsanto, devant le tribunal de grande instance de Lyon[6], au motif que la firme a « manqué à son obligation d’information relative à la composition du produit ». « Sur l’emballage fourni avec le Lasso, seule la présence d’alachlore est mentionnée comme entrant dans la composition du désherbant, la présence de monochlorobenzène n’est pas notifiée, écrit ainsi l’avocat François Lafforgue, dans les conclusions qu’il a remises au tribunal, le 21 juillet 2009. Le risque d’inhalation du monochlorobenzène, substance très volatile, les précautions à prendre pour la manipulation du produit et les effets secondaires à une inhalation accidentelle ne sont pas mentionnés. »

De l’autre côté, les conclusions adressées par Monsanto au TGI utilisent avec un incroyable cynisme l’absence de prélèvements urinaires et sanguins, décidée par le centre antipoison de Bordeaux juste après l’accident : « M. Paul François n’a jamais établi que le produit qu’il aurait inhalé le 27 avril 2004 a été du Lasso, soutiennent les avocats de la multinationale. En effet, il n’y a aucun document médical faisant état, le 27 avril 2004, d’une inhalation de Lasso. […] Cette évidence que M. Paul François tente d’expliquer par une négligence des services hospitaliers est patente. » Et de conclure avec un incroyable aplomb : « Il résulte de l’ensemble des éléments précités qu’aucun lien de causalité ne peut être établi (voire même présumé) entre l’accident du 27 avril 2004 et l’état de santé de M. Paul François. »

Pour étayer ses impitoyables conclusions, la firme de Saint Louis joint deux documents en pièces annexes. Le premier émane du docteur Pierre-Gérard Pontal, qui a réalisé une « évaluation médicale scientifique du cas d’intoxication de M. Paul François », le 27 mars 2009. Quand on recherche sur le Web le nom du toxicologue, on tombe sans mal sur le curriculum vitae qu’il a lui-même mis en ligne. On découvre ainsi qu’il a travaillé au centre antipoison de Paris, puis cinq ans comme médecin-chef dans une usine de Rhône-Poulenc Agrochimie, avant de diriger l’équipe Évaluation des risques pour l’homme au sein d’Aventis CropScience. Ses liens avec l’industrie chimique sont donc évidents. D’une manière générale, son rapport sert tous les poncifs de la toxicologie institutionnelle, en invoquant les « connaissances scientifiques établies » comme l’intangible principe de Paracelse, « seule la dose fait le poison », sur lequel je reviendrai longuement (voir infra, chapitre 7).

Mais pour résumer le caractère biaisé de son évaluation, il suffit de citer sa critique du rapport de Jean-François Narbonne, lequel, prétend-il, « omet de se poser la question de la détermination de la dose à laquelle M. François a été exposé ». Un comble, quand on sait que le professeur Narbonne a clairement dénoncé l’incurie des centres antipoison qui ont refusé de faire les prélèvements, lesquels auraient justement permis de mesurer le niveau d’intoxication de l’agriculteur de Ruffec…

Rédigé par le docteur Daniel Goldstein, responsable du « Product Safety Center » (centre de sécurité des produits) à Saint Louis, le second document cité par les avocats de Monsanto constitue précisément une défense pro domo des fameux centres antipoison, ce qui a le mérite de la clarté : « Étant donné qu’il s’agit d’une exposition identifiée à une substance qui est en principe rapidement excrétée et qui ne devrait pas avoir de toxicité chronique, le fait d’obtenir des concentrations dans le sang ou dans l’urine n’offre pas ou peu d’intérêt pour le patient », note-t-il sans peur du ridicule. Puis, il enfonce le clou, en soutenant avec ostentation ceux que ses propos élèvent au rang de « complices » dans ce qui ressemble fort à un déni organisé : « Nous confirmons les dires du centre antipoison français selon lesquels la réalisation d’analyses peu après exposition n’aurait pas donné d’information utile, et selon lesquels M. François aurait dû se remettre de la brève exposition par inhalation sans problème. » Inutile de commenter, la messe est dite.

[1] En juillet 2010, l’AFSSA a fusionné avec l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET) pour former l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

[2] La Confédération paysanne est un syndicat agricole minoritaire, plutôt marqué à gauche, qui milite pour un modèle agricole durable, plus familial et moins industriel.

[3] Chaque pesticide est constitué d’une « matière active » – dans le cas du Lasso, il s’agit de l’alachlore – et de nombreux adjuvants, encore appelés « substances inertes », comme les solvants, dispersants, émulgateurs et surfactants, dont le but est d’améliorer les propriétés physicochimiques et l’efficacité biologique des matières actives, et qui n’ont pas d’activité pesticide propre.

[4] L’Union européenne a décidé de ne pas inscrire l’alachlore dans l’annexe 1 de la directive 91/414/CEE. Notifiée sous le numéro C (2006) 6567, cette décision précise que « l’exposition résultant de la manipulation de la substance et de son application aux taux (c’est-à-dire aux doses prévues par hectare) proposés par l’auteur de la notification […] représenterait un risque inacceptable pour les utilisateurs ».

[5] L’analyse révèle aussi que le Lasso comprend 6,1 % de butanol et 0,7 % d’isobutanol.

[6] En février 2011, le procès n’avait toujours pas eu lieu.

[i] François Veillerette, Pesticides, le piège se referme, Terre vivante, Mens, 2007 ; voir aussi : Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, Fayard, Paris, 2007.

[ii] <www.victimes-pesticides.org>. Lire aussi « Un nouveau réseau pour défendre les victimes des pesticides », Le Monde.fr, 18 juin 2009.

[iii] « Malade des pesticides, je brise la loi du silence », Ouest France, 27 mars 2009.

[iv] « Alachlor », WHO/FAO Data Sheets on Pesticides, n° 86, <www.inchem.org>, juillet 1996.

[v] « Maïs : le désherbage en prélevée est recommandé », Le Syndicat agricole, <www.syndicatagricole.com>, 19 avril 2007.

[vi] « Un agriculteur contre le géant de l’agrochimie », <www.viva.presse.fr>, 2 avril 2009.

[vii] Jean-François Barré, « Paul, agriculteur, “gazé” au désherbant ! », La Charente libre, 17 juillet 2008.

[viii] <www.medichem2004.org/schedule.pdf>, page devenue depuis indisponible.